Comment un évêque choisit-il ses collaborateurs ?


Pascal Roland,
évêque de Moulins, accompagnateur du SNV
 
 
 
Comment un évêque choisit-il ses collaborateurs ? Autrement dit, quels sont, d’une part les critères, d’autre part les modalités du choix des personnes, ministres ordonnés et laïcs, auxquelles celui-ci confie une mission particulière ? Pour prendre quelques exemples concrets, il peut s’agir de nommer un curé pour pourvoir une paroisse, de nommer la responsable du service diocésain de catéchèse, ou bien encore de désigner un vicaire général ou les membres d’un conseil diocésain pour les affaires économiques. Soulignons au passage qu’il s’agit de choix importants, qui font l’objet d’une nomination officielle. Celle-ci est fréquemment accompagnée d’une lettre de mission, qui détermine les objectifs prioritaires dans la tâche à accomplir et précise les modalités concrètes de son accomplissement 1.

Au moment d’opérer le choix d’un collaborateur, l’évêque doit commencer par se situer lui-même : qui est-il et au nom de quoi va-t-il agir ? Il est alors capital, en effet, que l’évêque se souvienne qu’il a fait lui-même l’objet d’un choix de la part du Christ, qu’il a reçu une mission et que c’est au titre de cette mission reçue du Seigneur qu’il appelle des collaborateurs. Il laissera retentir dans sa tête et dans son cœur les paroles que le Christ lui adresse : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure » (Jn 15, 16). Il se souviendra de ses pauvretés, de ses limites et de sa fragilité. Et si, comme l’apôtre Paul, il fait preuve d’assurance dans l’exercice de son ministère, il confessera lui aussi : « Ce n’est pas à cause d’une capacité personnelle dont nous pourrions nous attribuer le mérite. Notre capacité vient de Dieu » (1 Co 3, 5-6).

Avant de réfléchir à la disposition fondamentale de la personne à appeler et de considérer les aptitudes de celle-ci pour une mission particulière, il convient aussi de resituer la mission à laquelle cette personne va prendre part. L’évêque ne perd pas de vue qu’il n’y a qu’une seule mission, celle du Christ. Le Christ est l’envoyé du Père. Envoyé pour révéler le Père et son merveilleux dessein d’amour sur l’humanité. Avant de répandre sur ses apôtres le souffle de l’Esprit Saint, afin que son Eglise poursuive son œuvre dans le monde, Jésus a déclaré : « De même que le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie » (Jn 20, 21). Faut-il donc le rappeler ? C’est la nature même de l’Eglise tout entière que d’être évangélisatrice. Le pape Paul VI l’a souligné dans sa lettre sur l’évangélisation, en 1975 : « Nous voulons confirmer une fois de plus que la tâche d’évangéliser tous les hommes constitue la mission essentielle de l’Eglise, tâche et mission que les mutations vastes et profondes de la société actuelle ne rendent que plus urgentes. Evangéliser est, en effet, la grâce et la vocation propre de l’Eglise, son identité la plus profonde 2. »

Tous les membres du peuple de Dieu sont donc associés à la mission du Christ, du seul fait de la réception des sacrements de baptême et de confirmation, qui les unissent intimement au Christ. Et ils n’ont pas à attendre de délégation particulière pour exercer cette mission. Le concile Vatican II rappelle notamment que « les laïcs tiennent de leur union même avec le Christ Chef le devoir et le droit d’être apôtres 3 ». Le principe énoncé par saint Paul, quand il développe l’image du corps, étant que « chacun reçoit le don de manifester l’Esprit en vue du bien de tous » (1 Co 12, 4), il revient à l’évêque, au titre de sa mission propre, de discerner et d’orchestrer ces dons, de manière à sauvegarder l’unité et l’orientation missionnaire. Ce faisant, celui-ci n’oublie pas qu’il est lui-même disciple, à l’école du seul et unique Seigneur. « A voir la place que nous occupons, nous sommes vos maîtres ; mais par rapport à l’unique Maître, nous sommes avec vous condisciples dans la même école 4. »
Lorsqu’il appelle quelqu’un à une responsabilité particulière, l’évêque ne procède pas à la manière d’un chef d’entreprise et ne prend pas en considération les seuls critères de compétence technique et d’efficacité. Il se souvient qu’au-delà des compétences humaines, certes nécessaires – nous allons y revenir – il y a l’œuvre de la grâce divine, qui agit au cœur de la faiblesse humaine. Comme l’expose l’apôtre Paul : « Ce trésor, nous les Apôtres, nous portons en nous comme des poteries sans valeur ; ainsi on voit bien que cette puissance extraordinaire ne vient pas de nous, mais de Dieu » (2 Co 4, 7).

L’attention première consiste donc à chercher quelqu’un qui se situe clairement comme disciple du Christ. Il importe au plus haut point, en effet, que la personne n’ait pas simplement des aptitudes pour remplir une tâche précise. Il faut d’abord que celle-ci comprenne toute son existence comme réponse à l’appel divin. Elle doit avoir perçu que Dieu l’a choisie avant même la création du monde pour être dans son amour et qu’il l’a destinée à la filiation divine dans le Fils bien-aimé Jésus-Christ (voir Ep 1, 3-14). Souvenons-nous que lorsque les soixante-douze disciples rentrent de mission, Jésus les recentre sur l’essentiel : « Ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms sont inscrits dans les cieux ! » (Lc 10, 20).

Une personne qui envisagerait l’exercice de sa responsabilité simplement comme n’importe quelle autre activité professionnelle, ne serait manifestement pas à sa place. L’évêque choisira une personne qui reçoit son existence comme don gratuit de Dieu et qui vit donc fondamentalement dans l’action de grâce. Une personne qui conçoit sa vie comme service de Dieu et de ses frères humains, afin de correspondre au projet de Dieu et de prendre sa part active dans l’annonce de la Bonne Nouvelle. Il faut avoir en effet entendu et accueilli le merveilleux message de la foi dont parle Jean-Paul II : « Voilà le merveilleux message de la foi : à l’origine de notre vie il y a un acte d’amour de Dieu, une élection éternelle, libre et gratuite, par laquelle il nous a appelés à l’existence, faisant de chacun de nous son propre interlocuteur : “L’aspect le plus sublime de cette dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu. Cette invitation que Dieu adresse à l’homme de dialoguer avec lui commence avec l’existence humaine” 5. »
Aussi, avant de solliciter quelqu’un pour une mission particulière, je commencerai par me demander si cette personne est profondément attachée au Christ, avec le seul désir de se donner et de servir Dieu. Nous ne devons jamais perdre de vue que l’apostolat ne constitue pas une action ordinaire. Il suppose un lien étroit et nourri avec le Christ. Le concile Vatican II l’a particulièrement rappelé, à propos de l’apostolat des laïcs : « Le Christ envoyé par le Père étant la source et l’origine de tout l’apostolat de l’Eglise, il est évident que la fécondité de l’apostolat des laïcs dépend de leur union vitale avec le Christ, selon cette parole du Seigneur : “Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits. Car sans moi vous ne pouvez rien faire” (Jn 15, 5) 6. »

Mais l’attachement au Christ ne va pas sans l’attachement à l’Eglise. Ce qui conduit à s’interroger sur le regard que la personne porte sur l’Eglise. Est-ce un regard juste ? Aime-t-elle profondément l’Eglise ? On doit être particulièrement vigilant à cet aspect. Aujourd’hui, on constate en effet que le regard porté sur l’Eglise est fréquemment un regard extérieur, tel le regard froid et distant du sociologue. L’Eglise est d’abord simplement perçue comme une institution parmi d’autres. On ne la considère pas d’emblée avec un regard aimant, un regard intérieur et mystique. Et cela, malheureusement, de la part d’un certain nombre de chrétiens eux-mêmes ! Le cardinal Danneels le déplore : « On parle beaucoup trop peu de l’Eglise, Corps du Christ, avec enthousiasme. On est toujours rivé aux conflits, d’ailleurs médiatiques : les tensions avec les théologiens, les nominations d’évêques, le célibat, la place de la femme… On s’occupe surtout de l’architecture extérieure de l’Eglise, si peu de son mystère : elle est l’Epouse du Christ, la Vigne du Seigneur, la Jérusalem d’en-haut, le Peuple de Dieu. Où entend-on encore parler de l’Eglise avec les grandes images bibliques remises en lumière par Vatican II 7 ? »

Tout déficit en ce domaine de l’attachement au mystère du Christ et de l’Eglise serait gravement dommageable. Une personne qui n’aurait pas saisi que toute sa vie est grâce pourrait ensuite, dans l’exercice d’une responsabilité, ressembler à ces chefs qui commandent en maîtres et à ces grands qui font sentir leur pouvoir (voir Mc 10, 42). Une personne qui ne verrait pas dans l’Eglise l’Epouse du Christ mais qui l’aborderait comme une simple institution humaine, ne saurait pas l’aimer comme il se doit et ne considérerait pas les autres baptisés avec le regard qui convient.

Une fois reconnue cette orientation fondamentale, il faut s’assurer que la personne pressentie a un comportement quotidien qui la manifeste clairement comme disciple du Christ. Si l’on prend la longue énumération faite par saint Paul lorsque celui-ci s’adresse à Tite, on bénéficie de bons points de repère concrets. Comme l’apôtre demande à Tite d’organiser la communauté chrétienne naissante, il lui recommande : « L’Ancien doit être un homme sans reproche, époux d’une seule femme, père de famille dont les enfants soient croyants et inattaquables pour leur conduite et leur obéissance. Il faut en effet que le responsable d’une communauté d’Eglise soit un homme sans reproche, puisqu’il est l’intendant de Dieu ; il ne doit être ni arrogant ni coléreux, ni buveur, ni violent, ni avide de propos malhonnêtes ; il doit ouvrir sa maison à tous, être ami du bien, raisonnable, juste, saint, maître de lui. Il doit être attaché à la parole sûre et conforme à la doctrine, pour être capable à la fois d’exhorter les autres en leur donnant un enseignement solide et de répondre aux opposants… » (Tite 1, 6-9).

Si nous examinons de près ces recommandations, et si nous essayons de résumer les qualités requises, on notera que le candidat doit être quelqu’un qui se révèle apte à tenir ses engagements et à gérer concrètement sa propre maison. On attend de lui qu’il sache maîtriser ses mouvements dans le rapport aux autres, qu’il fasse preuve de tempérance pour ce qui regarde le rapport à la boisson et la prise de parole. Enfin, ce doit être un homme doctrinalement sûr, capable de rendre compte de sa foi et de la défendre. Si l’on considère attentivement ces divers critères, il s’agit en fin de compte de quelqu’un qui donnera un beau témoignage de vie. Rien ne sert en effet d’avoir telle ou telle compétence spécifique si celle-ci ne s’inscrit pas dans un témoignage vivant. Souvenons-nous du pape Paul VI qui soulignait que : « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins 8. »

Viendront ensuite des aptitudes plus particulières, nécessaires à quelqu’un qui est collaborateur, c’est-à-dire associé à une responsabilité. Il conviendra de se poser les questions suivantes : cette personne est-elle capable de travailler en équipe ? En d’autres termes, sera-t-elle capable de partager les tâches, d’écouter le point de vue des autres et d’en tenir compte, sera-elle à même de faire progresser un groupe ? On aura à se demander aussi dans quelle mesure la personne concernée est disposée à se former et on devra s’interroger sur sa capacité à tirer profit d’une formation.

Il faudra aussi s’interroger sur la loyauté de la personne. Acceptera-t-elle de recevoir des directives et d’en tenir compte ? Cette personne sera-t-elle capable de présenter, promouvoir et défendre un projet qui n’est pas le sien propre, mais qu’elle apprendra à habiter ? En d’autres termes, sera-t-elle loyale et saura-t-elle s’effacer pour entrer dans une mission qui la précède et qui la dépasse ? Quelle sera aussi l’aptitude de la personne à répondre de ce qu’elle fait (c’est ce que signifie le mot responsable). Celle-ci saura-t-elle rendre compte spontanément de ce qu’elle entreprend ? Aura-t-elle le réflexe de soumettre ses projets au jugement de celui qui la missionne ? Aura-t-elle l’esprit d’initiative ? Aura-t-elle la simplicité de faire appel en cas de besoin ?

Comme critère final, je reprends volontiers celui d’un supérieur de séminaire qui posait cette question ultime lors du conseil d’appel d’un séminariste : « Le candidat sera-t-il heureux et rendra-t-il les gens heureux ? » Autrement dit, la personne que je m’apprête à choisir sera-t-elle heureuse parce que se sentant à la place que Dieu lui donne ? Est-ce le lieu où cette personne donnera le meilleur d’elle-même ? Est-ce que ce qu’elle fera là sera profitable à l’Eglise et au service de la mission ?

Après avoir traité la question des critères, il nous faut maintenant aborder brièvement celle des modalités du choix des personnes. Comment procède-t-on concrètement ? Qui va opérer les démarches de discernement et de recrutement des personnes ? Il est important de respecter les responsabilités déjà données et de faire jouer le principe de subsidiarité. Habituellement, l’évêque ne se substitue pas à ceux à qui il a confié une mission particulière. Logiquement, c’est à eux qu’il revient, dans le cadre de l’exercice de leur mission, de chercher et trouver les coopérateurs dont ils peuvent avoir besoin. Mais, bien sûr, lorsqu’il s’agit de personnes qui seront conduites à intervenir dans le cadre diocésain, il est normal que le responsable du service soumette à l’approbation de l’évêque le choix qu’il a fait. Par exemple pour constituer l’équipe diocésaine de formation permanente ou celle de la catéchèse.

En fin de compte, la façon dont l’évêque choisit et appelle des collaborateurs est révélatrice de l’identité profonde de l’Eglise et de la nature de l’évangélisation. Elle nous centre sur le mystère du Christ et nous donne à voir comment l’Esprit Saint agit au cœur de l’Eglise en marche.
 
 
Notes

1 - On ne traitera pas ici de la question particulière de l’appel à l’ordination des prêtres et des diacres. Ceux-ci sont les principaux collaborateurs de l’évêque, étroitement associés à l’évêque en raison du sacrement de l’ordre. Cette question mériterait un traitement particulier, même si bien des éléments de discernement sont communs.
2 - Paul VI, exhortation apostolique Evangelii nuntiandi sur l’évangélisation dans le monde moderne, n° 14.
3 - Concile Vatican II, décret Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs, n° 3.
4 - Cité par Jean-Paul II, exhortation post-synodale Pastores gregis, octobre 2003, n° 23.
5 - Homélie de Jean-Paul II, 1er février 1981, citant le concile Vatican II, Gaudium et spes, n°19.
6 - Concile Vatican II, décret Apostolicam actuositatem sur l’apostolat des laïcs, n° 4.
7 - Cardinal Godfried Danneels, archevêque de Malines-Bruxelles, « Préparer un printemps pour les vocations », La Documentation catholique n° 2074, 20 juin 1993, p. 594.
8 - Paul VI, exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, n° 41.