Héritiers de l’oeuvre missionnaire française


Gilles Routhier
Faculté de théologie et de sciences religieuses
Université Laval (Québec)
 
 
 
Dans une large mesure, l’Eglise du Canada – et de manière encore plus marquée, l’Eglise du Québec – est le fruit de l’œuvre missionnaire de l’Eglise de France. Certes, l’Eglise du Québec, aux confluences des influences française, anglo-saxonne (britannique et états-unienne) et romaine, a sa propre histoire et elle ne constitue pas simplement une réplique de l’Eglise de France hors des frontières de l’Hexagone. Bien plus, ce qu’elle est devenue est le fruit d’une réception active, souvent sélective, de cet héritage français assimilé et assumé dans le Nouveau Monde, c’est-à-dire dans un espace géographique et humain fort différent de son espace d’origine. C’est précisément cela être héritier : assumer comme nous appartenant désormais en propre ce qui a été un jour transmis, considérer comme réellement sien ce qui nous a été donné.



Un flux migratoire sur près de 300 ans



Dans le flux migratoire de la France vers le Canada, on peut distinguer quatre périodes principales : d’abord au XVIIe siècle, alors que les missionnaires accompagnaient les premiers colons et, surtout, se destinaient aux missions amérindiennes ; une deuxième période à la charnière du xviiie et du xixe siècle alors que, au lendemain de la Révolution, des clercs chassés de France sont venus renflouer les rangs d’un clergé décimé à la suite de la Conquête anglaise (1760) ; une troisième période, au milieu du XIXe siècle, en pleine Restauration, alors que de nouvelles congrégations naissaient en France, second moment fondateur de l’Eglise du Canada qui acquérait une vraie liberté d’action et pouvait déployer librement toute son initiative 1 ; et enfin, au tournant du xixe et du xxe siècle, alors que les lois anticongréganistes remettaient à nouveau de nombreux religieux français sur les routes du monde 2.

Cette dernière migration est, de loin, celle qui apportera le plus de religieux français au Québec (3187 entre 1900 et 1914 seulement). Ce mouvement s’amorce en 1880, avec l’arrivée au pouvoir des républicains. Les communautés cherchent alors des refuges (c’est le cas des trappistes de Bellefontaine, par exemple). Suivent les lois Ferry sur l’enseignement ; celle de 1886 surtout, qui interdit l’enseignement aux congréganistes dans les écoles publiques. Ces lois amèneront au Québec plusieurs congrégations de frères enseignants (FEC, Maristes, Saint-Gabriel). En 1889, la loi du service militaire pousse plusieurs congrégations de prêtres à envoyer leurs jeunes au Québec : dix ans à l’extérieur de l’Europe les exemptent du service militaire. Ainsi arriveront Franciscains, Capucins, Eudistes, Pères du Saint-Sacrement, Missionnaires du Sacré-Cœur. Enfin, et c’est le plus gros du mouvement, il y a les lois de 1901 et de 1904. La loi de 1901, sur les associations, obligeait les congrégations à solliciter l’autorisation. Certaines, les bénédictines de Solesmes par exemple, ne voulurent pas le faire et partirent d’elles-mêmes, se disant expulsées, même si, dans les faits, elles ne l’étaient pas. Puis, en avril 1903, avec l’arrivée de Combes au pouvoir et sa décision de faire refuser en bloc les demandes d’autorisation à la Chambre, on voit se produire ce que Laperrière appelle l’exode des congrégations et l’implantation de plusieurs d’entre elles au Québec. Enfin, en 1904, une nouvelle loi interdit tout enseignement en France aux congréganistes. Cette loi touchait surtout les Frères des Ecoles chrétiennes et les congrégations de femmes autorisées. Alors que les évêques français étaient partisans de la sécularisation (que les religieux restent en France et se sécularisent), plusieurs communautés n’en voulaient pas (par exemple les Filles de la Sagesse). A cette époque, plusieurs membres des congrégations déjà implantées au Québec traversent l’Atlantique pour s’établir dans un Québec qui est alors davantage une terre d’asile qu’un lieu de mission.



Des postures missionnaires qui évoluent avec le temps



Suivant les périodes, l’idée de la mission et les stratégies missionnaires ont été fort différentes. Les premières fondations, proprement missionnaires, se distinguent sans doute radicalement des implantations qui vont suivre, surtout occasionnées par des situations troubles dans la mère patrie. Certes, comme l’a montré Dominique Deslandres 3, les premières entreprises missionnaires tentent de reproduire en terre d’Amérique les stratégies missionnaires en vigueur au XVIIe siècle dans ce mouvement de reconquête des âmes sur le vieux continent ou, comme Paul-André Dubois l’a bien illustré, celles déjà éprouvées dans les missions en Amérique du Sud 4. Toutefois, rien à faire, l’altérité est si forte qu’on ne peut se contenter de reproduire ce que l’on connaît déjà. On ne rencontre pas simplement du « même », mais de l’« autre » ; l’autre semblable et différent. Au contact de cet autre, quelque chose se passe. On ne fait pas que transmettre, car on doit aussi se mettre à l’école de son interlocuteur, apprendre dans cet environnement neuf et déroutant ; apprendre, avant tout, le pays, ses routes d’eau, mais aussi ses modes de vie, les choses qui relèvent de la vie courante (se vêtir, se nourrir, se déplacer, se soigner 5) celles qui se rapportent à l’art de vivre ensemble (les structures politiques, l’art de traiter et de faire alliance, la façon de rendre la justice). Bref, tout était à apprendre, toutes ces coutumes et ces codes qui échappaient aux Européens et, avec les langues amérindiennes, les représentations du monde qu’on découvrait dans ce pays neuf, en vivant au quotidien avec les autochtones ; les rites et les dieux de ces nations diverses qui peuplaient les forêts, les lieux de rassemblement, bref, la culture de celui que l’on prit pour un sauvage. Les missionnaires ont été à la fois ethnologues, anthropologues et linguistes. Aujourd’hui comme à l’époque, les Relations des Jésuites, comme celles de Marie de l’Incarnation ou le récit passionnant du récollet Gabriel Sagard, Le Grand Voyage du pays des Hurons, intéressent tout autant anthropologues que missiologues. Ceux qui étaient arrivés en conquérants devaient se montrer modestes et humbles, car il fallait reprendre les choses à la racine : apprendre à parler, apprendre à nommer Dieu, forger des mots, entrer dans les représentations de l’autre, mais aussi découvrir d’autres rythmes liés à d’autres modes de vie, la vie nomade rythmée par les migrations et des saisons qu’on n’en finissait pas d’apprivoiser.

Ces premiers missionnaires, surtout les congrégations qui n’ont pas bénéficié d’un recrutement français après la conquête anglaise – ce qui est le cas, en particulier, des Ursulines et des Hospitalières – se sont enracinés dans le pays et sont devenus Canadiens. Ce n’est pas exactement le cas pour les congrégations qui ont pu recruter des Français à la fin du XVIIIe siècle à la faveur de la Révolution française, ce qui a retardé leur « canadianisation ». C’est le cas, par exemple, des Sulpiciens qui, prêts de s’éteindre, accueillent dix-sept sulpiciens français chassés par la Révolution et qui sont autorisés à passer au Canada dans les années 1790. Ce n’est pas le cas non plus pour les congrégations appelées en renfort au Canada par Mgr Bourget au moment où le catholicisme français reprend de la vigueur sous la Restauration, à la fin du premier tiers du XIXe siècle, au moment où l’Eglise du Canada élabore un vaste projet de reconquête 6. Dans le premier cas, à la suite de la Révolution, la « Nouvelle-France » apparaît comme ce lieu providentiel où pourra se perpétuer la France catholique ruinée par la Révolution. C’est à ce moment que s’élabore le discours sur la vocation providentielle de la Nouvelle-France. Au moment où la France, fille aînée de l’Eglise a prévariqué, la Nouvelle-France allait porter bien haut le flambeau de la foi catholique dans le nouveau monde. Passent en fraude, dans les bagages des exilés, la nostalgie pour l’Ancien Régime qu’il faut perpétuer, des idées monarchistes et royalistes qui leur feront juger sévèrement la démocratie qui s’élabore en Amérique et qui tente l’intelligentsia canadienne naissante. Cela situera durablement l’Eglise du côté des forces conservatrices. Il en va de même des conscrits de la première moitié du XIXe siècle qui importent au pays une hostilité à l’endroit du libéralisme idéologique alors condamné que l’on va bientôt confondre avec libéralisme politique anglo-saxon, ce qui empoisonnera les débats au pays pendant plus d’un demi-siècle. Même chose au XXe siècle où « l’arrivée au Québec des religieuses et religieux français, dans un contexte de législation anticléricale en France, va porter les autorités religieuses québécoises à se défier de tout ce qui peut ressembler à une mesure pouvant conduire au laïcisme et à vouloir contrôler de manière très serrée à la fois les projets du gouvernement et les manifestations de l’opinion publique, théâtre, littérature et presse en particulier 7 ». Encore ici, on importe, on surimprime, sur des débats locaux, des positions idéologiques étrangères, ce qui finit par fausser l’appréciation des questions en cause et par bloquer le devenir d’une société et d’une Eglise. De plus, de manière générale, sauf ceux et celles dont la destination était le travail auprès des autochtones, la « canadianisation » de ces nouveaux venus a été lente et tardive.

En effet, la « canadianisation » de certains instituts se fait souvent à reculons. C’est ainsi que la première élection d’un Canadien comme supérieur de la province canadienne de Saint-Sulpice n’interviendra qu’en 1917, plus de deux siècles après l’arrivée des sulpiciens au pays, et à la suite d’une intervention expresse du supérieur général de Saint-Sulpice, provoquée par des années de tensions entre les deux groupes (Français et Canadiens), et qui impose la parité entre Français et Canadiens dans les instances de gouvernement de manière à ce que les Français n’excluent pas de manière systématique les Canadiens des postes de direction. Pas surprenant que, dans le journal La Minerve du 8 novembre 1830, on adresse les reproches suivants aux Messieurs de Saint-Sulpice : « Le premier, le plus grave, et celui qui, suivant moi, renferme tous les autres, est que vous avez et émettez des principes politiques peu conformes aux nôtres. Quand il s’est agit de vous dépouiller de vos biens […] au lieu de faire intervenir le pays, vous vous êtes isolés de lui, vous avez craint de mettre dans vos intérêts le peuple canadien, alors en difficulté avec son gouvernement local ; vous pensiez comme pensent vos confrères de France […]. Un autre reproche que l’on vous fait est de vouloir tout mener et de vous distribuer toutes les places de confiance et d’honneur au préjudice de vos confrères canadiens, vos égaux en talents et en vertus, et vos supérieurs en éducation, en principes politiques, sans parler de leur titre comme enfants du sol. […] Un autre reproche est celui d’avoir excité et fomenté une querelle insignifiante entre le clergé de ce pays, jusqu’à présent si vertueux et si distingué pour sa soumission aux autorités religieuses. Les anciens [les sulpiciens français] ont toujours eu en horreur la liberté de la presse, cette sauvegarde des droits du peuple ; les nouveaux pensent de même et croient perdu ou mal employé le temps passé à lire une gazette et à étudier les plus saines doctrines des libertés civiles et religieuses. De là cette ignorance dans nos enfants qui sortent du collège au sujet des institutions les plus chères au pays : ils sont passablement instruits de l’histoire ancienne, mais ne savent rien de ce qui se passe journellement dans leur pays et dans le reste du monde. Ils ignorent entièrement l’admirable Constitution de notre gouvernement, ne savent ce que c’est qu’un juré, un habeas corpus ; ils savent un peu de tout excepté de ce qu’ils devraient le mieux savoir ; je veux dire leurs droits comme sujets anglais 8. »

On retrouve le même phénomène chez les Frères des Ecoles chrétiennes arrivés au pays en 1837 et dont le premier supérieur (assistant) canadien n’a été élu qu’en 1923 9. Les relations entre Français et Canadiens sont assez bonnes jusqu’à ce qu’un fort contingent français arrive au Canada entre 1904 et 1909 10. Les doléances des frères canadiens sont alors nombreuses, observant que ce qui régit alors le district canadien, ce n’est plus « l’esprit de foi », mais « l’esprit français ». Cette différence culturelle, qui s’exprime dans des manières différentes d’éduquer, de reprendre les élèves et de vivre la vie fraternelle, se vérifie même dans les petites choses de la vie courante puisqu’on exige que les frères canadiens portent même en hiver l’habit en vigueur en France, « la blouse des communards de 1871 », une cape dont on ne peut enfiler les manches et on interdit aussi le port des couvre-chaussures, ce qui n’est pas très commode par moins trente degrés et dans la neige. Dans plusieurs cas, ce ne sera qu’à partir de la première guerre mondiale que l’on peut percevoir la « canadianisation » des congrégations religieuses et c’est aussi à partir de ce moment que le recrutement est réellement canadien, car celui-ci ne démarrait pas réellement au moment de l’arrivée massive de religieux français entre 1875 et 1905. Comme l’observe Laperrière, encore en 1914, « les novices canadiens, rebutés en partie par le caractère français des instituts, sont encore en nombre relativement restreint 11 », ce que confirme l’examen de plusieurs cas particuliers : départ de nombreux novices canadiens, renvois pour des bagatelles voire réduction d’autorité à l’état laïc. Cela, le supérieur de Saint-Sulpice le reconnaissait lucidement en 1907 : « Qui donc, quoi donc tarit ici les vocations sulpiciennes ? Plusieurs causes sans doute. La plus vraie, la plus efficace pourrait bien être l’idée que la communauté de Montréal veut demeurer une communauté française en ce sens qu’elle détient les charges supérieures et la majorité dirigeante parmi les Français. Depuis décembre 1903 il n’a cessé de régner ici un sourd malaise, contenu, parce que l’esprit est bon, mais qui rend malheureux, mécontents, plusieurs confrères, et en empêche quelques-uns de profiter autant qu’il est désirable, des grâces de la vie sulpicienne. Ils se croient injustement ostracisés 12. »

Cette « canadianisation » de l’Eglise du Québec suit de peu le changement de statut de l’Eglise catholique au Canada, en 1908, par la constitution apostolique Sapienti consilio. Désormais, les vingt-neuf diocèses canadiens ne dépendent plus de la Propagande, comme c’est le cas pour les Eglises en pays de missions, mais sont régis par les différentes congrégations romaines chargées d’administrer l’Eglise catholique et placés sous l’autorité de la consistoriale 13. Trois cents ans après l’établissement de Québec, on reconnaît que cette Eglise est parvenue à l’âge adulte ! C’est d’ailleurs la même année que l’on assiste au premier envoi, par un institut missionnaire fondé au Canada, de religieuses dans les missions étrangères. Cette année-là, six sœurs Missionnaires de l’Immaculée-Conception 14 partaient pour Canton, où elles allaient prendre la relève d’une congrégation religieuse française dans un territoire confié à la société des Missions Etrangères de Paris. Certes, jusque-là, les catholiques canadiens n’étaient pas absents des missions étrangères, car les initiatives individuelles en ce sens s’étaient multipliées depuis le milieu du XIXe siècle. Toutefois, leur présence n’était possible que dans le cadre d’instituts missionnaires d’origine européenne. Ces fondations ne sont d’ailleurs pas sans lien avec un certain nationalisme que l’on pouvait observer à l’époque. Au même moment, les instituts missionnaires européens cherchaient une relève en Amérique et la France regardait naturellement vers le Canada, comme c’est le cas pour les Pères Blancs et les Sœurs Blanches – mais aussi pour les Servites de Marie – qui s’installent au Québec. Cela conduisit certains à se demander si le statut provincial de l’Eglise canadienne-française allait désormais prendre la forme de cette relation d’une province avec la métropole française ? Encore à cette époque, le Français de passage au Canada n’échappait pas toujours à la tentation de déclarer que le Québec était une chrétienté – semblable à la France d’Ancien Régime – qui n’avait pas encore évoluée au contact des idées modernes. C’est ainsi qu’en 1938, lors d’une visite à Montréal, Henri Ghéon, sans connaître réellement la situation et sans avoir analysé le milieu, s’exclame de manière paternaliste : « C’est bien simple mes enfants, vous vivez encore en théocratie ! » Gérard Pelletier lui répliqua : « Cette théocratie est bien particulière, qui s’accommode d’un régime de séparation officielle entre l’Eglise et l’Etat, qui se trouve régie par des institutions britanniques et dont les sujets vivent à l’américaine 15 ! »

On peut dire que ce n’est qu’au vingtième siècle – après le premier conflit mondial – que commence pour de bon le temps des héritiers pour l’Eglise canadienne. Il s’agit aussi de cette période au cours de laquelle s’élabore le Québec moderne qui surgira au cours des années 1960, sous le regard étonné de nombreux étrangers, mais qui aurait pu surgir dès les années 1930, n’eut été le déclenchement du deuxième conflit mondial. De fait, pour Fernand Dumont, c’est bien au cours des années trente qu’il faut situer la première révolution tranquille 16. Désormais, le recrutement du clergé, des religieux et religieuses étant largement assuré, des institutions de plus en plus nombreuses apparaissent, institutions qui enfanteront le Québec contemporain, lui fournissant, avec ses cadres, formés par l’Action catholique, dans les collèges ou les universités tenus par le clergé diocésain et les religieux, quelques idéaux et quelques projets 17. Cette révolution est dite tranquille précisément parce qu’elle ne fut pas l’occasion d’une collision entre l’Etat et l’Eglise, mais d’une collaboration, la Révolution tranquille ayant pour une part été élaborée par des catholiques et qui n’était, dans ses racines, ni antireligieuses ni une machine de guerre contre le catholicisme. Ces catholiques québécois n’appréciaient plus les évolutions sociales à travers le prisme idéologique imposé précédemment par les religieux français débarqués au pays, prompts à rejeter toute mesure de laïcisation de la société et défenseurs d’une conception de l’ordre social appartenant à l’Ancien Régime.
A l’étranger, on se demande souvent ce qui est arrivé à l’Eglise du Québec. Certes, on ne peut pas dire aujourd’hui que, par la grâce de la Divine Providence, elle perpétue, dans le Nouveau Monde, l’Ancien Régime ou qu’elle constitue toujours un rempart contre la laïcisation des institutions scolaires, de santé et de bien-être social. On ne peut pas dire non plus qu’elle reproduit, dans un autre espace, l’Eglise de France. Elle n’est pas le calque d’une Eglise-mère 18 ni un enfant ingrat incapable de réaliser les grands rêves que l’on avait dessinés pour elle. Elle déçoit les espérances de ceux qui ne retrouvent pas leur fille dans celle qu’ils perçoivent autre et différente de celle qu’ils avaient imaginée 19. Elle a fait sien l’héritage du catholicisme légué au cours des siècles passés et elle tente de le réinvestir, dans une situation originale, dans le Nouveau Monde.

Au moment où elle s’apprête à célébrer le 400e anniversaire de sa fondation, cette Eglise hésite sans doute entre deux voies : reproduire ici un catholicisme élaboré ailleurs et censé convenir à toutes les situations ou, comme l’ont fait les missionnaires au moment de la fondation de Québec, réapprendre le pays, tâcher d’en comprendre la langue, s’y inscrire au quotidien pour y recevoir les mots, les formes de pensée, les sagesses et les coutumes qui lui permettraient de parvenir à une nouvelle annonce de l’Evangile dans une situation nouvelle. C’est là, nous enseigne Gaudium et Spes dans un paragraphe intitulé l’ « Aide que l’Eglise reçoit du monde », la loi de toute évangélisation : « L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité, sont également utiles à l’Eglise. En effet, dès les débuts de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Evangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. A vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut en même temps un échange vivant entre l’Eglise et les diverses cultures (cf. LG 13). Pour accroître de tels échanges, l’Eglise, […], a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines, et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le Peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine, pour que la Vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée.
Comme elle possède une structure sociale visible, […] l’Eglise peut aussi être enrichie, et elle l’est effectivement, par le déroulement de la vie sociale : non pas comme s’il manquait quelque chose dans la constitution que le Christ lui a donnée, mais pour l’approfondir, la mieux exprimer et l’accommoder d’une manière plus heureuse à notre époque. L’Eglise constate avec reconnaissance qu’elle reçoit une aide variée de la part d’hommes de tout rang et de toute condition, aide qui profite aussi bien à la communauté qu’elle forme qu’à chacun de ses fils. En effet, tous ceux qui contribuent au développement de la communauté humaine au plan familial, culturel, économique et social, politique […], apportent par le fait même, et en conformité avec le plan de Dieu, une aide non négligeable à la communauté ecclésiale, pour autant que celle-ci dépend du monde extérieur. Bien plus, l’Eglise reconnaît que, de l’opposition même de ses adversaires et de ses persécuteurs, elle a tiré de grands avantages et qu’elle peut continuer à le faire »
(Gaudium et Spes 44).

Ce sont là des paroles de grande sagesse, qui peuvent aujourd’hui être objet de méditation. Il ne s’agit pas de cultiver des particularismes qui mettraient en danger l’unité ou l’universalité de l’Eglise, mais il s’agit, encore aujourd’hui, d’arriver à parler la langue de toutes les nations ou, mieux, de recueillir toutes les richesses des nations pour les intégrer dans l’unité catholique, comme le propose Ad gentes. J’ai été étonné, en lisant l’exhortation apostolique Ecclesia in America de ne pas retrouver cette perspective de l’échange des dons qui est celle du décret conciliaire sur l’activité missionnaire de l’Eglise. En lisant cette exhortation post-synodale, on a le sentiment que l’Amérique peut recevoir de l’Eglise, mais qu’elle n’a rien, en retour, à lui apporter 20. Voilà qui est bien étrange. N’y aurait-il ici que des ressources naturelles, l’or des Amériques ?

Héritiers, nous le sommes, dans la reconnaissance. Toutefois, aujourd’hui comme hier, forts de cet héritage, nous redevenons avec Jean de Brébeuf, Marie de l’Incarnation et Isaac Jogues, des apprentis, cherchant à nommer Dieu dans un monde dont nous apprenons chaque jour la langue, les coutumes et les mœurs, tâchant de nous enrichir de la sagesse des philosophes de notre temps et de notre espace culturel afin de la mettre en valeur dans l’annonce de l’Evangile.
 
 
Notes

1 - On pourra lire sur le sujet Benoît Lévesque, Eléments pour une sociologie des communautés religieuses au Québec, en particulier son chapitre « Une émigration utopique ? 1837-1876 », où il fait bien le point sur sept communautés masculines.
2 - Les congrégations religieuses. De la France au Québec, 1880-1914 ; tome 1 : Premières bourrasques, 1880-1900 ; tome 2 : Au plus fort de la tourmente, 1901-1904 ; tome 3 : Vers des eaux plus calmes, 1905-1914, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval. Il y a là une mine d’information pour notre sujet.
3 - Croire et faire croire : les missions françaises au XVIIe siècle (1600-1650), Paris, Fayard, 2003. 
4 - De l’oreille au cœur : naissance du chant religieux en langues amérindienne dans les missions de la Nouvelle-France, 1600-1650, Québec, Septentrion, 1997.
5 - Pour se donner une idée de ce que les Européens ont appris des Amérindiens, on lira L’indien généreux : ce que le monde doit aux Amériques, Montréal, Boréal, 1992.
6 - On pense surtout aux frères des Ecoles chrétiennes (1837), aux Oblats de Marie-Immaculée (1841), aux sœurs du Bon Pasteur d’Angers (1844), aux Clercs de Saint-Viateur (1847) et à la Congrégation de Sainte-Croix (1847). Autant de congrégations fondées en France au moment de la Restauration. A cela, il faut ajouter le retour des Jésuites, à la suite de leur rétablissement, en 1842.
7 - Voir G. Laperrière, en particulier la cinquième partie de son volume III (p. 455-459) où il analyse l’effet sur les débats politico-religieux (surtout en matière d’éducation) au Québec de l’arrivée des religieux français échaudés par les événements français. Cela bloquera, jusqu’à la Révolution tranquille un certain nombre d’évolutions de la société québécoise, jusqu’à ce que la digue saute au cours des années 1960.
8 - Pour un examen plus approfondi de cette question, voir Les Sulpiciens de Montréal. Une histoire de pouvoir et de discrétion, 1657-2007, Montréal, Fides, 2007, spécialement pp. 138-145.
9 - On pourrait donner plusieurs autres exemples. Ainsi, les sœurs de la Charité de Saint-Louis, arrivées au pays en 1902 maintiendront une supérieure française jusqu’en 1949. Même chose, chez les Filles de la Sagesse. Consulté par la supérieure des Ursulines de Québec, Mgr Bégin lui écrira, en 1907 : « Tâchez de vous convaincre une fois pour toutes – et cela sans vaine gloriole – que les Canadiens ne sont pas des sauvages et que les Européens ne sont pas tous des étoiles de première grandeur » (Cité par Laperrière, vol. III, p. 595).
10 - Deux cent vingt-et-un frères français s’établissent au Québec au cours de cette période. Le supérieur du district canadien, un Français, accorde alors presque systématiquement les postes de direction à ses concitoyens. Voir Nive Voisine, Les Frères des Ecoles chrétiennes au Canada. Vol. II, « Une Ere de prospérité », Québec, Anne Sigier, 1991, pp. 158-179.
11 - Laperrière, vol. III, p. 182.
12 - Cité par Laperrière, vol. III, p. 108.
13 - Cela intervient la même année aux Etats-Unis d’Amérique.
14 - Cet institut était fondé au Québec en 1902. Cette fondation sera suivie par d’autres fondations exclusivement missionnaires en 1919 (les sœurs Missionnaires de Notre-Dame des Anges), 1921 (la Société des Missions Etrangères de la province de Québec) et 1929 (les sœurs Missionnaires du Christ-Roi).
15 - Cette anecdote est rapportée par Gérard Pelletier dans « D’un prolétariat spirituel », Esprit, n° 193-194, p. 192. On retrouve des observations de même nature dans les carnets de Joseph Folliet lors de son séjour au Québec au cours des années 1950.
16 - F. Dumont, Idéologies au Canada français 1930-1939, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1978, p. 1.
17 - Sur la contribution des catholiques à la Révolution tranquille, on verra d’abord J.-P. Warren et M. Meunier, Sortir de la grande noirceur : l’horizon personnaliste de la Révolution tranquille, Québec, Septentrion, 1970.
18 - Lire, pour s’en convaincre Gilles Routhier et Axel Mauger, Eglise du Québec - Eglise de France, Montréal, Novalis, 2006.
19 - Je pense en écrivant ces lignes à une entrevue donnée par le cardinal Lustiger lors de son passage au Canada à l’occasion des JMJ. On pouvait voir sa déception de ne pas trouver dans l’Eglise du Québec ce qu’il aurait souhaité trouver.
20 - Voir mon analyse de l’exhortation apostolique dans « L’apport de l’Amérique à l’Eglise tout entière », Prêtres diocésains, n° 1369, pp. 548-564.