Spécificité chrétienne de l’articulation "famille et vocations" ?


Paule Zellitch
membre de l’équipe pastorale du SNV,
rédactrice en chef de Jeunes et Vocations

 

Ce numéro déclare aborder deux concepts, la famille et la vocation, qu’il annonce explicitement vouloir réunir. En fait, aborder les choses sous cet angle est en soi une première orientation ; elle vise à vérifier la possibilité d’intégrer ces deux champs, en vue d’une formulation qui consonnerait avec les interrogations des temps qui sont les nôtres. Très vite, l’incohérence de tout clivage entre famille et vocation apparaît. Pourquoi ? Tout simplement parce que la famille « en général » est le lieu doublement matriciel et privilégié de l’accès à l’humanité ; cet accès est ordonné à un devenir donc à une vocation, toujours particulière puisque personnelle, même lorsqu’elle s’inscrit dans un ensemble plus large. Mais alors, quelle est la spécificité, en régime chrétien, de ces concepts « familles et vocations » ?

La famille comme lieu matriciel d’humanité

Dans la majeure partie de nos sociétés contemporaines, la famille est au moins « le lieu où s’articulent la différence des sexes et la différence des générations 1 ». En amont de la conception d’un enfant 2, deux lignées s’allient et donnent au petit deux histoires qui vont se combiner pour devenir… de nouvelles histoires : celle de l’enfant et celle de la famille en élaboration. La famille est à la fois créatrice et productrice d’une histoire qui s’organise sans cesse avec le « donné » propre de chacun, parent et enfant selon des fortunes variables. L’éducation première, reçue dans la famille, est le fruit d’une combinaison de relations à la fois personnelles et interpersonnelles. Parents et enfant sont dons réciproques, à la fois et au minimum, pour eux-mêmes et pour le monde ; pour tenir l’impératif de croissance des individus, ce don ne doit pas entraîner une dette telle qu’elle serait impossible à « rembourser ». Si la notion de don est justement intégrée par les différents protagonistes de la famille, l’éducation conduit à la liberté du sujet en développement. Rendu capable d’accéder à sa vérité intime, il peut envisager son propre devenir, sa vocation comme chemin d’unification. La vocation, au sens à la fois élémentaire et fort, concerne la personne rendue capable de construire un projet, à partir d’une liberté d’être, celle de devenir homme 3.

Famille idéale ou idéal de la famille ?

Il n’est pas rare que cette question simple, voir simpliste soit lancée aux chrétiens : « Y a-t-il un modèle chrétien de la famille ? » Certainement, si sont tenus ensemble a minima la différence sexuelle des parents, l’accueil des enfants, et l’idée de famille inscrite dans un projet à vivre en couple dans l’Alliance et avec Dieu. Dieu n’est pas le recours optionnel du couple chrétien en construction ; il en est le fondement même. Il agit comme « référent garant » qui permet à chacun de tenir à distance toute tentation de réduire autrui au tout. Quand une famille est tournée vers l’absolu d’amour signifié par Jésus le Christ, la place des différents termes de la communauté est alors appropriée au devenir de chacun.
Néanmoins, des nuances s’imposent, toutes inhérentes à la condition humaine, contingente et historique. L’humanité est prise dans un subtil mélange de péché et de rédemption, mille fois recommencé. Les prêtres dispensateurs, de la part de Dieu, du sacrement de la réconciliation, les personnes qui pratiquent l’accompagnement spirituel, les travailleurs de l’inconscient, savent bien qu’il n’y a pas véritablement de modèle/stéréotype qui tienne, s’agissant de la famille et a fortiori de la vocation ; comment d’ailleurs ce subtil mélange d’histoire héritée et d’histoire personnelle, d’affect et d’intellect, pourrait-il être réduit à un stéréotype ?

Famille, vocation et responsabilité

L’idée de vocation, en fonction d’un donné, n’est pas étrangère à l’éducation des talents, à une pensée du « mieux possible », au plan des représentations comme au plan sémantique ; en conséquence elle n’est pas sans retombées : individuelle, communautaire et sociale.
Née d’une révélation qui la précède, inscrite dans un lieu et dans l’universel, l’Eglise cherche à articuler une foi et une doctrine à transmettre à des destinataires divers, qu’ils soient au sein même de l’Eglise, sur le seuil, ou « espérés » ; telle est sa mission depuis le début de son histoire. La famille et la vocation sont par excellence le lieu du particulier et de l’universel. D’où la fécondité, en Eglise, des références à la famille et aux vocations qui participent à l’anthropologie chrétienne.
Cependant, il convient de se garder des analogies idéologiques, pour donner corps à des affirmations vérifiables par tous, chrétiens et non chrétiens, dans le « déjà là » du Royaume. Dire de la famille qu’elle est « Eglise domestique », ou dire que « l’Eglise fait famille » est lourd d’exigences éthiques. Sommes-nous toujours attentifs à les mesurer ? Parler de la famille, c’est se situer immédiatement du côté des solidarités dans la fidélité. Adjoindre le vocabulaire de la vocation à celui de la famille amplifie encore le poids de la responsabilité, des individus et de la communauté/famille. Lorsque nous étendons le concept « famille » pour l’appliquer au diocèse, voire au monde, gardons-nous à l’esprit l’impératif éthique qui colle aux vocables « famille et vocation » ? L’emploi habituel des termes « familles religieuses », « familles monastiques », disent-ils vraiment l’amplitude de l’engagement réciproque, né de l’échange des consentements ? Laissons-nous, en toutes circonstances, la place qu’il faut à l’Esprit le plus radicalement vocationnel qui soit : celui du Christ ? Ces questions ne sont pas annexes ; elles focalisent sur l’impératif de vérité des pratiques non pas comme un « en soi », mais comme un témoignage donné au monde par nos communautés. Toute analogie entre famille et Eglise pensée jusqu’au bout conduit à une exigence de responsabilité inconditionnelle qui est tout sauf une impasse. Une telle responsabilité est souvent qualifiée d’excessive… et si c’était précisément alors qu’elle devenait chrétienne ?

Vocation chrétienne, une vocation de l’excès ?

Chaque individu est situé à la fois dans le personnel, le communautaire et l’universel. Cette combinaison induit non seulement du « pour soi » et du « pour les autres », mais crée un espace d’interactivité entre ces deux pôles, variable selon les sujets. Lorsque le « pour soi » recouvre le « pour les autres » l’universel est approché, sinon atteint. Dans le champ des vocations, nul ne sera surpris de voir des problématiques utilitaristes côtoyer des idéaux plus élevés. Cependant dans une optique chrétienne, il ne s’agit pas d’envisager ces dons comme des cadeaux dont chacun pourrait jouir à sa guise ; ces dons se tiennent dans l’ordre de la vie et non pas de la matérialité ; en conséquence tout en comportant une forte connotation éthique, ils échappent, excédant toute emprise.
C’est justement dans l’excès que se situe la question de la vocation chrétienne : un au-delà de soi-même qui toutefois ne peut pas être sans ce soi-même. Soi-même, comme terreau /incarnation, avec quoi il faut savoir compter. Soi-même comme appel à devenir de plus en plus « homme ». Pas une page d’Evangile où Jésus ne soit pas l’ « homme de la limite », de l’excès ; homme du sens ultime contenu et manifesté dans cette unité vérifiable entre son dire et son agir. Sa Parole performative sourd de l’intime union entre condition divine et condition humaine. Le Fils donne à voir comment être-homme, concrètement, à ces disciples et aux foules qui l’écoutent et le voient agir. Or, ce comment est incarné et radical, de cette radicalité qui jaillit de sa vérité d’Etre. L’oméga de la vocation est là où se croisent humanité et divinité.

L’excès, lieu matriciel de la vocation chrétienne ?

Pouvons-nous avancer qu’il y aurait, dans une famille s’affirmant du Christ, un véritable apprentissage de l’excès, à l’œuvre dès les balbutiements de la relation au nouveau-né, susceptible de le rendre capable de consonner, le moment venu, avec l’appel ? Si nous poursuivons ce raisonnement, nous comprenons très vite que l’appel, dont nous parlons, est du côté de la réciprocité. La famille est appelée à encourager – ou du moins à ne pas faire écran – la vocation des enfants ; les enfants sont « autorisés » – voire incités – à vivre leur propre vocation et en cela, ils révèlent à la famille sa vocation spécifique.
Entré dans l’histoire par excès d’amour, Jésus le Christ est au centre de toute vie spécifiquement chrétienne ; il en est l’« essentiel » à l’œuvre dans toute relation à l’autre. Le paradoxe réside dans le fait que celui qui est « excès » par excellence, agit en premier lieu comme régulateur des rapports au sein de la communauté humaine ; il éloigne l’idolâtrie et la toute puissance des relations dans cette première cellule de socialisation qu’est la famille ; il ouvre le cœur et l’intelligence de chacun à la croissance des autres termes de cette « communauté fondatrice », signifiante d’être ordonnée à la vie/Vie.
Or, pour le chrétien le seul vrai modèle relationnel est trinitaire. Le Père, le Fils, l’Esprit, sont l’Un pour l’Autre de toute éternité. Par Jésus-Christ, la famille chrétienne est en tension vers cette « économie trinitaire » dans laquelle chacun est pour l’autre. Le Christ, par son incarnation, ajoute à l’acte créateur et fondateur du Père au sens où il donne à voir « l’Homme » selon l’intention de Dieu. Cette manière d’être pour que le Fils partage aux hommes devient l’aune à laquelle l’indice d’humanité peut être évalué par tout chrétien – en lui-même et dans les pratiques du monde – qui prend au sérieux l’acte de « revêtir le Christ ».
Cependant, nous appartenons à une humanité, pour une très large part sourde à elle-même, souvent spectatrice de la « vocation d’autrui » ; nous ne cessons cependant de guetter cette invitation, parfois pour mieux la circonscrire en nous-mêmes comme en ceux qui nous entourent ; congédiée par la peur, remisée dans l’inatteignable, nous lui préférons souvent l’idée de « cheminement », moins inquiétante et autorisant tous les détours. Mais si nous voulons vraiment dire « l’appel », ne nous faut-il pas supporter de l’entendre, tel qu’il se présente au premier jour, brutal et délicat, ardent et tendre, sans chercher à le réduire à l’image plaquée que nous avons de nous-mêmes et de notre destin, à notre propre illusion ? Aussi inconfortable cela soit-il, il nous faut bien accepter le paradoxe d’être plus grands que nos élaborations fantasmagoriques. Si nous sommes vraiment avec le Christ en croix, en ce lieu où l’illusion est bannie et l’Amour triomphant, nous vivons de la Trinité et de son économie oblative, imparfaitement soit, mais comme acompte de la Joie à venir.

“Famille et vocations” dans l’histoire, avec le Christ !

En régime chrétien, la vie/Vie est centrale. Qui peut enfermer la vie ? Parler de la famille et de son aventure historique en chrétien, conduit à évoquer, avec la plus grande des modesties, l’idée de tension vers le Christ, seul et unique Parfait, comme mouvement vital et immense espérance. Pas de famille parfaite, pas de vocation parfaite, mais des hommes et des femmes qui s’avancent vers le Christ, appelés dans leur cœur et appelés par leur Eglise, pour être signes du Seigneur ; la diversité, la multiplicité, l’imperfection de ces signes contient en elle-même l’espérance dont ils sont la manifestation.
Jésus ne renie pas la famille mais il lui applique une logique semblable à celle qu’il applique à la Loi, car famille et Loi forment un couple solidaire. Il connaît la loi et connaît la famille au point de les conduire à la pointe extrême de leur raison d’être : les lieux privilégiés de l’apprentissage de la loi et de l’Amour. Il est venu pour être « aux affaires de [son] Père ». Il déborde la famille dès qu’elle borne précisément sa propre vocation, élargissant avec constance le cercle de la parenté ordonnée à une seule et même Origine. « Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là fait la volonté de Dieu, celui-là m’est un frère et une sœur et une mère 4. » Il affirme ainsi le primat de la source et du premier des commandements : aimer son prochain comme soi-même, témoigner de l’amour de Dieu parmi les hommes.
Les vocations ont besoin pour germer de faire l’expérience de la loi, du lien social et de l’amour ; la famille est le lieu privilégié de cet apprentissage. Les différents appels se déploient de diverses manières. Dans l’Eglise par le baptême, elles reçoivent, parfois avec des accents spécifiques, une double mission. La charge de l’Eglise consiste à s’adresser à tout homme – frère en humanité et enfant du même Père – pour permettre et accompagner l’éclosion de nouvelles vocations, pour les hommes et avec le Christ, sous toutes les latitudes. Elle persiste à annoncer le Seigneur, sans idées préconçues comme renoncement sans cesse renouvelé à tout ce qui ne serait pas du Christ. L’identité de la foule des baptisés ne repose-elle pas sur celui qui est Fils de toute éternité ?


Bibliographie

 

  • Dictionnaire de spiritualité, tome V, ed. Beauchesnes, Paris 1964, p 62-74.
  • Jean-Paul II, exhortation apostolique Familiaris consortio, 22 novembre 1981.
  • Revue d’éthique et de théologie morale, « Le supplément », La filiation interrogée, n° 225, Cerf, juin 2003, p. 252 ; p.164-179.

Pour ajouter aux références données par les auteurs de ce numéro :

  • Xavier Lacroix, De chair et de parole, fonder une famille, Bayard, 2007.
  • Agnès Walch, La spiritualité conjugale dans le catholicisme français XVIe- XXe siècle, Cerf, Paris, 2002.

 

Notes


1 - Irène Théry, « Différence des sexes et différences des générations », Esprit, décembre 1996.
2 - A l’acception habituelle du terme “concevoir“ nous pensons judicieux d’adjoindre celui « d’envisager » pour intégrer l’accès du couple à la condition de parent par l’adoption.
3 - Deux précisions s’imposent ici. Nous em-ployons le vocable « homme » au sens générique. Nous n’abordons pas ici la situation douloureuse des handicaps extrêmes et profonds qui donnent à la question de la vocation humaine des accents rendus plus radicaux encore d’être « essentiels ».
4 - Mc 3