Familles et vocations : soyons vrais !


Philippe Bordeyne
prêtre du diocèse de Nanterre,
doyen de la faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris

 

Il est d’usage, le jour d’une ordination ou d’une profession religieuse, de remercier les parents et les familles pour le don fait à l’Eglise. Les intéressés jugent qu’ils ne sont pas pour grand-chose dans la détermination de leur fils ou de leur fille. Ils ont plutôt été surpris, voire dépassés. Mais dans une optique de foi, ce merci s’appuie sur deux convictions authentiques : que l’éducation reçue en famille aide à répondre plus facilement et plus joyeusement à l’appel de Dieu ; que la famille n’est pas le tout de la vie chrétienne, puisque certains renoncent précisément à en fonder une pour suivre le Christ dans le célibat. Ce qui est vrai pour les personnes l’est aussi pour la société dans son ensemble : la famille est une « école d’enrichissement humain 1 » qui éduque à servir les liens sociaux, mais elle n’est pas le lieu de tous les apprentissages. Il arrive même que les attachements affectifs et les contextes familiaux gênent l’acquisition de certaines compétences morales et spirituelles. Très tôt dans l’histoire de l’Eglise, l’institution d’un célibat pour le Royaume a d’ailleurs permis aux jeunes de s’émanciper de leur famille et de concrétiser leur désir d’aborder leur avenir avec la même liberté que Jésus de Nazareth. Le célibat consacré a fait office de critique vivante de stratégies familiales ou sociales trop liées à la poursuite du plaisir, du gain et du pouvoir.
Il faut avoir conscience des ambivalences de la famille pour discerner correctement ce qu’elle est en droit d’apporter au mûrissement d’une vocation spécifique dans l’Eglise. Une famille « bien sous tous rapports » peut malheureusement rendre très difficile le choix des vertus de pauvreté, de chasteté et d’obéissance parce qu’elle véhicule – souvent sans s’en rendre compte – un goût trop prononcé de l’aisance, de la séduction et de l’indépendance. Réciproquement, une famille ayant traversé le drame de la séparation peut, malgré tout, faire grandir chez des jeunes l’aspiration à consacrer leur vie au service de l’Evangile et de l’Eglise. Sans faux-semblant, c’est ce deuxième cas de figure que nous voudrions explorer ici. De fait, de nombreux jeunes gens issus de familles brisées et/ou recomposées entament un parcours vocationnel. Comment accueillir leur démarche ? Comment les aider à identifier les points d’appui familiaux, sans se cacher pour autant les difficultés ? Comment transmettre aux familles chrétiennes atypiques l’espérance que de leur sein aussi peuvent naître de solides vocations ? Pour répondre à ces questions, il faut commencer par poser un regard droit sur la famille dans le contexte trouble d’aujourd’hui.
Autour de nous, les situations familiales sont multiples. Aux yeux des enfants, des jeunes et des adultes, tout devient possible. On apprend tour à tour qu’un couple se sépare un an après leurs noces, qu’une personne mariée depuis des années « refait sa vie » avec quelqu’un d’autre, qu’une jeune femme « a fait un bébé toute seule », qu’un enfant passe un week-end sur deux chez son père désormais en ménage avec un autre homme, que des femmes lesbiennes demandent le baptême pour l’enfant qu’elles ont eu par insémination avec donneur. On est choqué au départ, déçu ou peiné, puis on « se fait une raison ». Du point de vue de la foi chrétienne, plusieurs pièges se présentent devant ce panorama déstabilisant. La lucidité face à ces différents pièges est la condition d’une redécouverte, adaptée à notre temps, du lien entre familles et vocations.

Le premier piège serait de s’habituer et de mettre tous les modes de vie sur le même plan. Si plus personne ne s’étonnait des situations bancales, y aurait-il encore place pour de l’émerveillement lorsqu’un homme et une femme choisissent de se marier, de fonder un foyer et d’élever des enfants, ou lorsqu’ils restent ensemble des années avec la joie au cœur ? Or, l’Evangile nous dit que l’engagement de former un couple stable ne vient pas seulement du désir humain, mais de Dieu, qui a voulu qu’il en soit ainsi « au commencement 2 ». C’est pourquoi l’Eglise catholique n’hésite pas à employer le terme de vocation pour le mariage, à préparer les couples qui s’apprêtent à échanger leurs consentements et à soutenir ceux qui sont engagés dans le sacrement de mariage pour qu’ils restent fidèles à leur vocation.
En regard, que disent les statistiques françaises ? Plus de la moitié des premiers-nés viennent au monde hors mariage. Les couples se séparent de plus en plus jeunes – qu’ils se soient mariés ou non. Un million d’enfants vivent dans une famille recomposée, les deux tiers avec leur mère et son nouveau compagnon, un tiers avec leur père et sa nouvelle compagne. On a prétendu que ces situations avaient peu de conséquences sur les enfants, hormis le passage difficile de la séparation et de la recomposition familiale. On a voulu opposer l’authenticité des sentiments à l’hypocrisie de rester ensemble. Les enfants répètent parfois que « c’est bien mieux d’avoir deux papas et deux mamans, et beaucoup de frères et sœurs ». La réalité est moins rose. Les jeunes qui vivent dans une famille monoparentale ou recomposée ont plus de problèmes de santé et de comportement que les autres : obésité, alcool, tabac, drogues, comportements sexuels à risque, violence subie ou exercée. Les enfants de divorcés, surtout si c’est la mère qui a rompu, ont plus de chances de divorcer à leur tour. Face à ce contexte général qui engendre de multiples souffrances chez les enfants et chez les adultes, l’Eglise catholique ose dire que le divorce est toujours une décision très grave, à éviter dans toute la mesure du possible.

Le deuxième piège serait de juger les personnes, attitude contre laquelle le Christ s’élève avec force. Jésus ne se contente pas de paroles. Quand des personnes ne sont pas dans le droit chemin, il met en valeur ce qu’elles apportent aux autres et à la société. Il donne en exemple des gens dont la vie n’est pas conforme aux normes morales, comme Matthieu le collecteur d’impôts 3, la Samaritaine qui a eu cinq maris 4 ou la femme de mauvaise vie qui fait irruption chez Simon le Pharisien 5. Ce n’est pas que Jésus soit laxiste. Mais il observe chez ces personnes des attitudes que tout vrai disciple se devrait de rechercher. Matthieu se révèle capable de tout quitter pour suivre Jésus. La Samaritaine rend témoignage, sans peur du qu’en-dira-t-on. La pécheresse accepte avec gratitude le pardon qu’apporte Jésus en notre monde de violence. L’Evangile désigne la soif de vérité de ces personnes qui connaissent mieux que d’autres leurs échecs et leur fragilité. Il ne cache pas que tous les choix affectifs et familiaux ne se valent pas, mais il affirme haut et fort que personne ne doit être enfermé dans son parcours de vie.
Il serait d’autant plus déplacé de juger que la société développe, comme l’expliquait le pape Jean-Paul II, des « structures de péché » qui influencent les choix individuels et rendent plus difficile aux personnes le choix de la vérité. Le chômage augmente le nombre de familles monoparentales : dans les milieux défavorisés, les femmes hésitent à cohabiter avec des hommes sans emploi. La société de consommation multiplie les désirs et le goût de repousser toujours plus loin les limites. Ce n’est pas sans impact sur la sexualité, au travail ou entre amis, en vrai ou en virtuel, sur DVD ou sur Internet. L’idéal, voudrait-on nous faire croire, ce serait d’être jeune, de multiplier les expériences et les relations, de recommencer sa vie à cinquante ans. Dans ce contexte, il est bien difficile de durer dans l’amour. La loi sur le divorce date de 1975. Elle permet à des couples de sortir de situations invivables, notamment la violence conjugale. Mais elle conduit aussi à démissionner trop vite, comme si le divorce était le seul et le premier remède à la crise. Après coup, bien des couples regrettent d’avoir jeté l’éponge. Ils auraient pu se faire aider par un conseiller conjugal ou un médiateur familial. Le divorce touche toutes les générations : les jeunes se découragent vite et les plus âgés manquent d’inventivité lorsque vient la retraite et que les enfants ont quitté la maison.

Le troisième piège serait de ne pas voir le travail moral qui s’accomplit, malgré tout, dans des situations familiales dont on eût préféré qu’elles ne soient pas. Il est bien difficile de cerner ce travail qui s’opère au plus intime des personnes. Il serait même risqué de se hâter à voir du bien là où il y a d’abord eu, il faut bien le dire, du mal, des trahisons, des lâchetés, du mensonge, de la haine. Disons qu’on reconnaît ce travail moral aux fruits qu’il produit progressivement, chez les adultes qui ont rompu leurs promesses matrimoniales et même chez leurs enfants, entraînés bien malgré eux dans de nouvelles aventures affectives. La conscience morale se forge habituellement dans le contact avec des actions bonnes et vraies. Mais on apprend aussi dans les échecs, comme par contraste, parfois davantage que dans les périodes rectilignes. Faisant découvrir l’ambiguïté humaine, les fautes et les défaillances provoquent à prendre conscience que le monde a besoin de conversion et d’amour pour s’en sortir. Est instructif également le courage de ceux qui, ayant fait le point sur leurs erreurs et leur péché, s’emploient à réparer autant qu’il est possible, puis à repartir pour ne pas se laisser enfermer dans la mort. Mais l’enseignement le plus édifiant vient de ceux qui, avec patience et force d’âme, aident les autres à sortir du marasme qui résulte de leurs infidélités. Jésus n’est-il pas le premier à adopter cette attitude, lui qui vient sauver l’humanité du malheur où la plongent ses fautes ?
Dès lors, l’indissolubilité du mariage ne désigne pas seulement une limite à ne pas franchir, mais plus encore l’acte de foi en une vocation sacramentelle qui continue de porter du fruit par-delà les ruptures parce qu’elle tire sa vitalité de la fidélité de Dieu. La position de l’Eglise catholique face à la séparation et au divorce atteste précisément qu’elle croit qu’un travail moral peut et doit se poursuivre. C’est pourquoi elle recommande de tout faire pour éviter les ruptures conjugales. L’Eglise reconnaît cependant qu’il faut parfois se résoudre à les envisager pour se protéger soi ou les enfants. Avec l’Evangile, elle appelle à pardonner, même dans le couple. Mais lorsque le pardon s’avère impossible, elle admet la séparation. De même, l’Eglise déconseille fortement le remariage, qui brouille le témoignage de la fidélité. Mais elle reconnaît que certains se remarient par souci de donner un cadre éducatif à leurs enfants ou de remédier aux désordres engendrés par la solitude.
Parallèlement à ces efforts personnels, un travail moral collectif peut et doit s’accomplir en amont et en aval du divorce pour limiter les souffrances familiales. L’Eglise appelle les baptisés à jouer un rôle actif sur ce front. Les services sociaux et les associations prennent également conscience que les couples et les parents doivent être davantage soutenus. Seule une politique volontariste sera en mesure de générer des conditions économiques plus favorables à la stabilité familiale. A leur niveau, les paroisses et les mouvements peuvent apporter un soutien de proximité, pas seulement lorsque la famille est « idéale ». Lorsque des mères se battent seules pour l’éducation de leurs enfants, lorsque des pères s’efforcent d’exercer leur responsabilité parentale après une séparation, ils méritent d’être reconnus. Dans les communautés, leur courage exprime une valeur essentielle du mariage chrétien. Celui-ci n’est pas la somme des foyers ayant réussi leur vie de couple, mais une institution confiée à la vigilance de tous les baptisés, mariés ou non, pour que resplendisse davantage la bénédiction divine sur la différence des sexes et des générations. En ce sens, un homme ou une femme qui, ayant donné la vie, cherchent à rester fidèles à leurs obligations de parents par-delà les vicissitudes de leur vie sentimentale rendent eux aussi témoignage à la bonté de Dieu.

Du tableau contrasté de la famille dans le contexte contemporain, il résulte que les chemins de l’Evangile doivent être recherchés avec prudence et discernement, sans concession à l’égard de pratiques sociales qui blessent les personnes dans leur dignité, mais sans écraser non plus le roseau froissé qui cherche à se relever 6. Face aux vocations spécifiques qui naissent dans les familles déchirées et/ou recomposées, on s’efforcera surtout de faire fond sur un travail moral parfois tellement discret qu’on ne pense pas suffisamment à s’y référer. Il a pourtant maintenu en vie les personnes qui s’y sont engagées et il a construit celles qui en ont bénéficié, à commencer par les enfants. Toutefois, il ne faut pas se cacher que les enfants du divorce ont des souffrances à reconnaître et à gérer, qui pourront resurgir dans les périodes de déstabilisation. De ce point de vue, il en va pour l’entrée dans la prêtrise ou la vie religieuse comme pour l’entrée dans le mariage : il importe de ne pas sous-estimer les blessures spécifiques et d’offrir une aide adéquate aux personnes concernées, sans oublier qu’un accompagnement psychologique est parfois souhaitable surtout s’il a fait défaut au moment de l’adolescence.
Il reste que la traversée de situations fragilisantes peut donner à des baptisés d’expérimenter le mystère pascal dans leur propre vie. Il est utile de se souvenir que l’Ecriture désigne ce mystère sous ses deux aspects : l’abaissement du Christ jusqu’à l’écartèlement de la Croix, mais aussi son élévation qui manifeste sa seigneurie à tout être vivant 7. L’itinéraire des enfants de familles malmenées par la vie peut être l’occasion d’un acte de foi renouvelé lorsqu’ils s’enracinent librement dans ce mystère de mort et de résurrection, d’anéantissement et de retour à la vie. Ils peuvent faire mémoire des épisodes pénibles, mais aussi des rencontres structurantes, à l’intérieur comme à l’extérieur de la famille, lorsqu’ils ont croisé ceux qu’on appelle aujourd’hui les « tuteurs de résilience ». Sous la force de l’Esprit, parfois dans une lutte tenace contre le mal et le mensonge, ils ont éprouvé quelque chose de la puissance de la résurrection du Fils unique. Un tel constat rétrospectif peut devenir une authentique motivation pour choisir le célibat, car ces personnes savent mieux que quiconque que les parents ne sont pas seuls à éduquer leurs enfants. Ces parcours de vie peuvent être l’ancrage d’un appel à servir les communautés chrétiennes, quand on sait que sans leur soutien concret, on aurait probablement sombré. Il peut enfin y avoir là motif à répondre joyeusement à l’appel de l’Eglise qui, malgré les vents contraires, continue de promouvoir la famille et de croire à son rôle social.
Concernant les familles séparées et/ou recomposées, dit-on assez le prix que représente, pour la destinée spirituelle de l’Eglise dans l’histoire humaine, l’humble travail moral de tant de baptisés qui savent trop bien que leur vie aurait pu être autrement, mais qui assument leurs échecs et tentent de construire, avec l’aide de Dieu, un chemin aussi moral que possible ? Plutôt que la honte ou le regret, l’Evangile nous enseigne la joie que l’on goûte, personnellement et collectivement, sous la miséricorde du Père. Osons céder à cette joie ! Elle nous accorde à l’Esprit de Celui qui choisit des ouvriers pour annoncer le salut à toute la création.

 

Notes


1 - Concile Vatican II, Gaudium et spes, n° 52.
2 - Mt 19, 3-9.
3 - Mt 9, 9.
4 - Jn 4, 1-40.
5 - Lc 7, 36-50.
6 - Cf. Is 42, 3 et Mt 12, 20.
7 - Ph 2, 5-11.