Au croisement de la théologie et de la sociologie… libre propos


Guy Lescanne
prêtre du diocèse de Nancy,
curé de Verdun

 

Il y a quelques semaines, j’ai reçu un mail. Il émanait du Service national des Vocations : « Pourriez-vous nous proposer une analyse qui croise sociologie et théologie, à l’horizon des vocations ? Votre article devrait prendre place dans un numéro consacré à l’articulation entre les mouvements et les vocations. »
Perplexe et intéressé, mais plus encore désireux de manifester mon soutien à toute l’équipe qui assume un des services essentiels de la vie de l’Église, j’ai accepté de relever le défi. J’avais quelques bonnes raisons de bien accueillir une telle demande. Supérieur de séminaire pendant douze ans et responsable d’une année propédeutique pendant sept ans, un accord rapide me donnait l’occasion de manifester une sincère reconnaissance. Sans les SDV et sans leur travail patient et régulier avec les mouvements, j’aurais eu à accompagner beaucoup moins de candidats !
Que serait d’ailleurs notre Église, que serait notre société sans ces liens patiemment tissés par tous ces gens qui « veulent du bien », par tous ces « béné-voles » qui donnent de leur temps et de leur compétence dans les mouvements et les services ?
Répondre positivement était une chose. Mais il ne suffisait pas de dire oui. Il a fallu se mettre au travail ! Il y a eu alors la fameuse petite angoisse devant la page blanche ! Que dire qui ne soit pas trop présomptueux ? Quelles réflexions proposer au croisement de ces deux petites compétences que d’autres m’ont léguées, et continuent à me léguer. Dans le domaine de la sociologie comme dans celui de la théologie, je suis un héritier.
Chacun à leur manière, mes maîtres dans ces deux domaines m’ont souvent invité, chaque fois que cela était possible et pertinent, à passer de l’opposition à l’articulation ! Sans systématiser un tel propos, je crois bien que chercher à préférer le « et » plutôt que le « ou » constitue un des exercices les plus féconds pour sortir de certaines impasses. C’est à ce petit exercice que je me suis livré. Si cela vous intéresse, je vous invite à me suivre sur ce terrain. Voici quelques libres propos qui requièrent, il est vrai, un peu de gymnastique d’esprit !


Événement / histoire

Comme bien d’autres responsables de lieux de discernement et de formation, j’ai eu le bonheur d’être à l’écoute de jeunes sollicitant une entrée en propédeutique ou au séminaire. Beaucoup d’entre eux, dans ce premier entretien, racontent volontiers leur vocation à partir d’un événement. Quand ils en font le récit, ce fait « déclencheur » peut sembler, aux yeux des narrateurs, comme se suffisant à lui-même. Un peu comme si tout venait de là, comme si toute leur vocation pouvait s’expliquer à partir de cet événement précis et souvent daté de leur histoire personnelle. Pour les uns il fût question d’un temps fort ecclésial comme un rassemblement ou un pèlerinage. Pour d’autres ce pût être un moment beaucoup plus intime comme un temps de prière ou la rencontre d’un témoin. J’ai entendu alors des phrases du genre : « “Ma” vocation vient de… “Ma” vocation a commencé le jour où… » Et il aura fallu parfois du temps pour que cet événement puisse prendre place dans une biographie bien plus large. Il aura fallu du temps pour qu’ils le relient à bien d’autres moments qui ont précédé « le fameux jour où… »
Quand ces jeunes arrivent dans un lieu de formation, un tel travail de mise en perspective « historique » a souvent déjà commencé grâce au parcours proposé par les SDV.
Les mouvements peuvent également permettre une telle prise de recul grâce à la pédagogie de relecture qu’eux-mêmes déploient. Cette manière de faire qui doit beaucoup, entre autres, aux intuitions de l’Action catholique et à la spiritualité ignacienne, n’est pas une mode passagère. Elle trouve sa source dans la Bible elle-même. Nous sommes héritiers d’un peuple qui témoigne que des événements peuvent s’éclairer l’un par l’autre, que le travail de relecture est non seulement éclairant, mais inhérent à l’acte de foi.
Et il n’y a pas que la pédagogie ! Les mouvements peuvent également offrir le témoignage de leur propre histoire bien assumée. Une telle manière de se reconnaître simplement et humblement comme « héritier » permet d’éprouver que chaque histoire collective et que chaque itinéraire personnel a une source qui le dépasse. Il est à ce propos des anniversaires de mouvement qui n’ont rien de nostalgique, mais qui suscitent une lucide reconnaissance. Une telle « respiration » peut favoriser la prise de conscience de l’appel de Dieu dans l’histoire de tout un peuple et, au sein de ce peuple, dans l’histoire de chacun.
Les mouvements ne sont pas les seuls à pouvoir faire ce cadeau de l’inscription d’un événement dans plus large et plus grand que lui. Ils ne sont pas non plus les seuls à permettre la compréhension d’une biographie personnelle au creuset de la biographie d’un peuple. Les familles, les congrégations, les aumôneries, les diocèses, les paroisses… et plus largement l’histoire de l’Église, dont ils sont les uns et les autres une des facettes, offrent des chemins existentiels pour l’intelligence d’une telle articulation entre « événement » et « histoire ».
Je suis convaincu que quelqu’un qui ne peut ou ne sait participer à une histoire dont il a quelque raison d’être fier, a bien du mal à assumer le présent et encore plus de mal à se projeter dans l’avenir. Trop de jeunes sont aujourd’hui en manque de lucide fierté sur eux-mêmes comme sur leurs groupes d’appartenance. En revanche un jeune qui peut prendre appui sur une histoire qui le déborde bénéficie d’un beau « tremplin pour la vie ». Pour ne citer qu’un exemple anodin : qu’il est donc humanisant pour un jeune sportif d’être fier des résultats de son club… même s’il doit pour cela faire référence à une date dont il n’a pu être lui-même témoin : « En 1964, “on” a été champions ! » Je crois que la foi chrétienne « en régime d’incarnation » se nourrit d’un tel « débordement » !
Ajoutons que de telles fiertés légitimes et lucides sont un des éléments qui peuvent grandement favoriser le passage d’un projet personnel à un projet ecclésial tout au long des années de formation… et sans doute après ! Pour épouser un charisme qui nous déborde, pour faire corps avec un diocèse qui nous dépasse, il est plus pertinent de faire siennes les sources qui ont irrigué et qui continuent à irriguer aujourd’hui de telles réalités.
À ce propos, il me semble que la pédagogie divine, telle que l’Ancien Testament nous la fait découvrir, n’hésite pas à prendre appui sur des événements, parfois même fort ambiguës, pour favoriser l’entrée dans une Histoire Sainte. Il m’apparaît également que la pédagogie du Christ n’est en rien un refus de l’événement, ni même un refus de faire événement. Mais ceux-ci sont alors inscrits par notre Seigneur dans une histoire : « Reprenant l’Ecriture, il leur expliqua… »
La culture de l’appel a tant besoin d’une meilleure articulation entre événement et histoire. Il y a là un humble travail d’intelligence à effectuer pour que le ponctuel émotionnel ne soit pas trop vite perdu dans les sables !


Liberté / abandon

Bien de leur temps, les jeunes qui se présentent à un service des vocations sont le plus souvent fort soucieux du respect de leur liberté. Il leur arrive même d’en être sourcilleux ! Et celui qui se permet de mettre en question le dogme contemporain, « Chacun est bien libre de faire ce qu’il veut ! » risque fort d’être lui-même vivement contesté. La liberté apparaît ici comme un état de fait, à conserver « en l’état » ! Il importe tant en effet à bon nombre de nos contemporains, jeunes et moins jeunes, qu’on les « laisse » libres.
Mais curieusement, s’il est vrai que la liberté est aujourd’hui valorisée, et même sur-valorisée, souvent sans réelle contestation possible, il est non moins vrai que, dans le même temps, on peut aller jusqu’à en dénier la pertinence. Tout ou presque ne serait que conditionnement. Conditionnements sociaux… Conditionnements psychologiques… Tristes constats devant la fragilité de la condition humaine, tant personnelle que collective ! Les libertés d’agir, mais aussi de penser, peuvent apparaître à beaucoup, jeunes ou moins jeunes, comme dérisoires, voire illusoires : « Si je pense cela, si je crois cela… si je me sens appelé… c’est qu’en fait je suis conditionné culturellement et psychologiquement. La liberté est une illusion. »
Au cœur d’un tel débat, les chrétiens ne sont pas les seuls à affirmer non seulement qu’il n’y pas d’acte de foi, mais aussi pas d’humanisation possible de l’humanité, sans une libération de la liberté. La liberté n’est pas plus un état de fait qu’une illusion. Elle est souvent un combat. Elle est toujours un devenir. Et d’ajouter que pour rendre effective une telle « libération », il convient d’accueillir avec intelligence une autre « nécessité » : l’abandon d’une prétention à gérer sa vie suivant sa seule volonté.
Un tel renoncement est déjà nécessaire à toute vie sociale. Impossible de vivre en société sans l’acceptation d’une libre limite à la liberté de chacun. Mais il me semble plus pertinent encore d’affirmer que la maturation d’une vocation n’échappe pas à une telle double nécessité : liberté et abandon. En sa naissance mais aussi, en son itinéraire, une part d’abandon confiant est alors requise. Acte de foi en Dieu. Acte de foi en la communauté qui appelle et envoie. Double acte de foi libre et libérant.
Les mouvements, dans leur dynamique associative, portent souvent en eux-mêmes la nécessité de bien articuler le respect des libertés individuelles avec la nécessité de l’abandonner, au moins pour un temps, au moins pour certaines de ses modalités, afin de permettre la réussite d’un projet. En ce sens, ils peuvent ouvrir à une intelligence existentielle de la nécessaire articulation entre deux convictions apparemment contraires : pas de liberté d’entreprendre ensemble sans libre abandon d’une part de son initiative personnelle.
La pédagogie de la foi, que la plupart des mouvements chrétiens cherchent à promouvoir, me semble bien aller dans le même sens. Si je ne me trompe en effet, la pédagogie du Christ non seulement respecte la liberté de ses interlocuteurs, mais la suscite. « Si tu veux, viens et suis-moi… » bien articulé à « c’est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas ».
Si je ne me trompe, du côté de Dieu, la liberté n’est pas à mettre au « passif ». Je ne crois pas qu’il soit bibliquement ajusté de dire que Dieu nous « laisse libre ». Le Dieu révélé dans l’histoire du peuple de la Bible ne « laisse » pas libre. Il libère. Ce n’est vraiment pas la même chose ! « C’est pour que nous soyons vraiment libres que le Christ nous a libérés. »
Dans le discernement vocationnel comme ailleurs, il serait alors sans doute plus juste de parler de libération plus encore que de liberté.


Expérience / confiance

Ceux qui frappent à la porte d’un monastère, d’une congrégation ou d’un diocèse sont bien, comme nous, les héritiers des siècles passés, et en particulier du xviiie et xixe siècle. Elles et ils sont volontiers convaincus que l’expérience est source de progrès, tant personnel que collectif. Qui le contesterait ? De fait, les expérimentations, dans bien des domaines, ont été hier et sont aujourd’hui à la source de tant d’avancées.
Mais, aujourd’hui, l’expérience n’est pas seulement valorisée. Elle risque d’apparaître comme une nécessité hégémonique : « Il faut que chacun fasse ses expériences. » Une telle assertion apparaît à plus d’un comme un impératif aussi incontournable qu’incontestable ! Le manque d’expérience semble en effet volontiers invalider toute prise de position. Celui ou celle qui n’a pas fait l’expérience de la drogue serait alors condamné au silence. Celle ou celui qui n’aurait pas fait toutes les expériences sexuelles envisageables n’aurait pas voix au chapitre… Et chacun peut aisément allonger la liste de ces interdictions de prendre la parole quand on est inexpérimenté !
« Il faut que chacun fasse ses expériences. » Il faut ! Les chrétiens ne sont pas les seuls à tirer la sonnette d’alarme. Il est des « nécessités » qui conduisent trop souvent à des impasses, à des enfermements, voire à des enfers.
Disons-le clairement. Tout n’est pas du domaine de l’expérience. Toute expérimentation n’est pas de soi pertinente. Aucune société ne peut vivre sans interdits mûris et assumés. Aucune société ne peut non plus progresser sans confiance critique et lucide en ce qui lui a été légué. Pour n’évoquer que l’un des plus emblématiques de ces interdits, celui de l’inceste, chacun reconnaîtra qu’il est vital. Il serait désastreux en effet que chaque génération se voie dans l’obligation d’en faire l’expérience pour en reconnaître la pertinence. Aucun groupe humain, de même qu’aucune science ne peut progresser sans la reconnaissance d’une nécessaire transmission des savoir-faire et des savoir-être.
La confiance assumée en une parole qui précède n’est pas une conviction réservée aux chrétiens. Cela dit, je soutiens qu’aucun itinéraire vocationnel ne peut se passer d’un tel appui, d’une telle foi. Il me semble même pouvoir affirmer qu’un défaut de juste articulation entre expérience et confiance a pu asphyxier, ces dernières années, bien des itinéraires vocationnels.
Les mouvements sont de ces lieux clés qui peuvent favoriser l’apprentissage d’une confiance libérante. Il ne s’agit pas, pour eux comme pour d’autres, de dénier la pertinence de l’expérimentation mais de mieux l’articuler avec la confiance dans les propositions faites comme dans les « règles du jeu » qui ont été à la source et qui ont patiemment mûri tout au long de l’histoire. Il s’agit, en particulier, de promouvoir cette confiance qui permet de discerner entre des conduites qui enferment et d’autres qui libèrent, entre les expériences vivifiantes et les expériences mortifères.
Ne peut-on dire du Christ qu’il a patiemment offert à ses disciples la possibilité de faire l’expérience d’une progressive confiance radicale ? Ne peut-on dire qu’il a lui-même manifesté en sa chair qu’une telle confiance en la volonté d’un Autre était libérante, était source de vie en plénitude ? Ne peut-on dire alors que c’est le don de son Esprit qui rend possible une plus juste articulation entre expérience et confiance ?
Nous ne sommes ici pas loin du binôme raison et foi ! Nous savons combien une opposition entre ces deux termes a pu, et peut être encore aujourd’hui, stérilisante. Aujourd’hui plus qu’hier il convient de rendre compte de la pertinence d’une juste articulation entre expérience et confiance. Je crois que non seulement l’énoncé clair d’une telle conviction, mais également sa mise en œuvre, est indispensable tant pour le discernement que pour la maturation d’une vocation.


Personnalité / modèle

Avoir de la personnalité, avoir « sa personnalité », est également de nos jours profondément valorisé et valorisant au jugement de nos contemporains, jeunes et moins jeunes. Sont appréciés, dans les services des vocations comme ailleurs, ces jeunes qui savent ce qu’ils veulent et qui ne suivent pas toutes les modes. Et là, comme ailleurs, bon nombre d’accompagnateurs craindraient de discerner les signes manifestes d’un « manque de personnalité » chez celle ou celui qui chercherait trop à ressembler à quelqu’un, à imiter d’autres.
Cela dit, il n’est point nécessaire d’être un grand psychosociologue pour convenir que nul adolescent (et ils ne sont sans doute pas les seuls !) ne peut se construire sans « modèles identificatoires ». « Pour grandir, il convient de rencontrer des grands. » Une telle affirmation n’est pas un simplisme. C’est, à mon sens, une idée simple et forte : seuls des grands donnent envie de grandir ! Ainsi quelle chance quand des couples contribuent à susciter le désir de fonder une famille, quand des religieuses et des religieux éveillent ou réveillent de désir d’une vie radicalement consacrée, quand des prêtres et des diacres permettent d’envisager sereinement une belle manière d’orienter sa vie… en lui permettant d’être ordonnée par un Autre.
Si je ne me trompe, aujourd’hui trop de jeunes ont du mal à mûrir à cause d’un surplus d’idoles et d’un manque de modèles ! Les idoles sont écrasantes… et pas seulement celles du petit ou du grand écran. Des proches (y compris nous les prêtres !) peuvent être écrasants quand ils sont des personnages qu’on ne pourra jamais imiter. En revanche, les modèles sont des points d’appui qui ouvrent des possibles. Ils sont libérants au sens où ils libèrent des capacités lucides d’envisager un avenir.
Bon nombre de mouvements prennent appui sur la présence d’aînés pour aider des plus jeunes à mûrir humainement et spirituellement. Chez eux comme ailleurs, l’inter-génération peut être, à ce propos, une belle grâce dans la formation humaine et spirituelle des enfants et des jeunes. Il faut pour cela que la différenciation des âges soit bien assumée par les uns et les autres.
C’est en soutenant la grâce des différences et en combattant les petites jalousies mesquines que l’inter-génération peut contribuer à la maturation des jeunes et des moins jeunes. Les volontés de toute-puissance sont mortifères. Un adulte de cinquante ans, avec sa maturité, ne peut et ne doit tenir la même place qu’un aîné de vingt ans avec sa fougue. Et l’un et l’autre n’ont pas à être jaloux de la sagesse d’un « grand aîné » de quatre-vingts ans. Leur complémentarité est une grâce. Leur jalousie réciproque est une plaie.
Les mouvements sont nombreux à inscrire explicitement dans leur pédagogie les bienfaits de la rencontre de témoins. Ils mettent alors souvent beaucoup de soins à les donner à « voir » et à « entendre » non comme des « supermans » mais comme des hommes et des femmes qui se sont laissés habiter par la grâce, à commencer par celle du pardon. L’idole cède ici le pas devant le modèle, devant les modèles.
À propos des vocations, en particulier pour les prêtres, je m’inquiète d’entendre trop souvent dire que les modèles sont dépassés et qu’on ne voit pas bien les figures d’avenir se dessiner. Avec de tels propos, on suscite un climat d’insécurité bien peu propice à la maturation d’une vocation. Le flou est paralysant. Il ne s’agit pas de tricher en parlant de ce que l’on ne sait pas, mais de dire clairement ce que l’on sait.
Ajoutons que dans la tradition chrétienne l’imitation n’est pas nécessairement dépersonnalisante, au contraire. Sans faire de copier-coller, il ne serait sans doute pas inutile de nous laisser interroger par l’audace de Paul : « Nous avons voulu être pour vous un exemple à imiter » (2 Th 3, 9) ou par l’appel de Pierre : « Devenez les modèles du troupeau » (1 P 5, 3).
Derrière nombre de saints se cache une « figure » aussi discrète qu’essentielle. Je songe ici, entre autre, à l’abbé Huvelin, sans qui, semble-t-il, Charles de Foucauld ne nous aurait pas été donné comme référence. Pas de Paul sans Ananie, pas d’Augustin sans Monique… La liste est longue. Sur le chemin de la sainteté, les modèles ont eu donc, eux aussi, bien besoin de croiser… de précédents modèles !


Subjectivité / objectivité

Les générations d’adolescents et de jeunes adultes ont été, bien plus que nous (j’ai cinquante-huit ans !) façonnées par la musique et par l’image. Un tel bouleversement culturel a largement contribué à l’émergence d’une culture « épidermique », où l’essentiel n’est pas d’abord ce que l’on « sait » mais ce que l’on « sent ». Quand il s’agit de prendre une décision, quand il est question de choisir, de penser, de croire, qu’il est donc aujourd’hui réputé important d’éprouver, de ressentir ! La subjectivité prend ici une place prépondérante.
Et si d’aventure l’un ou l’autre jeune pouvait l’oublier, bon nombre d’adultes le leur rappelleraient en leur proposant ce fameux (illusoire) « critère de discernement » : « Tu fais comme tu sens ! » Combien sont alors renvoyés à eux-mêmes, à eux seuls.
Eprouver, sentir, ressentir. La quête de sincérité peut être alors insidieusement présentée comme tellement plus importante que la recherche de vérité… y compris quand il est question de discernement vocationnel !
Qu’on ne s’étonne pas que cette trop exclusive référence au « ressenti » de chacun soit un des principaux facteurs explicatifs de ce sentiment de solitude éprouvé par trop d’adolescents et de jeunes adultes.
La solitude ! Plusieurs enquêtes manifestent que c’est la première peur d’un grand nombre d’adolescents et de jeunes adultes, une peur souvent très dure à vivre. Le sentiment de solitude est en effet une épreuve pour beaucoup. Et même, pour certains, une véritable angoisse. Quand on ne peut et ne doit se référer qu’à soi, on est vite bien seul.
Ce n’est pas la subjectivité qui est ici, par moi, remise en cause. C’est son omniprésence ! Omniprésence qui ne laisse plus de place à l’objectivité d’une autre parole que la sienne. Trop peu de paroles adultes auxquelles se confronter. Trop peu de consensus sociaux sur lesquels se reposer. Les enquêtes précédemment évoquées donnent à entendre des expressions étonnantes d’adolescents et de jeunes adultes : ils disent abondamment leurs fatigues. Ils sont las d’être renvoyés à eux-mêmes, à eux seuls. Et quand on est fatigué de devoir trop souvent penser, choisir et croire par soi-même, on peut être enclin à se jeter dans les bras du premier gourou venu. On peut comprendre alors comment et pourquoi, paradoxalement, le trop-plein de subjectivité peut conduire au déni d’une pensée personnelle. Et comment des gourous peuvent donner libre cours à la perversité de leur attitude possessive sur un terrain vocationnel fragilisé ! Les dérives sectaires ne sont pas le seul fait – le seul « mé-fait » – des sectes estampillées comme telles.

Face à de tels dangers bien réels, les mouvements portent en eux-mêmes la chance d’une parole objective. Quand ils sont porteurs d’une tradition. Quand ils énoncent clairement une règle du jeu. Ils expriment ainsi clairement un corpus de convictions. Ils sont alors le plus souvent les dépositaires d’une parole suffisamment solide pour être contestable. Ils peuvent de ce fait favoriser patiemment une plus juste articulation entre subjectivité et objectivité. Ils sont bien placés également pour soutenir la maturation d’une vocation qui peut se signifier comme un va-et-vient entre deux pôles : un appel divin au plus intime de l’être et la reconnaissance objective de cet appel par une communauté ecclésiale.
Va-et-vient entre subjectivité et objectivité ! Un chemin possible : une femme, un homme énonce ce qu’il ressent au plus profond de son être et l’Église l’authentifie. Un autre chemin possible : une communauté ecclésiale énonce un appel, à partir d’un besoin « objectif », à l’attention d’une personne et l’interpellé répond librement en prenant en compte ce qu’il ressent.
Les appels bibliques, tout comme la Tradition de l’Église, me semblent attester la pertinence d’un tel va-et-vient entre subjectivité et objectivité. Les récits de la vocation de bon nombre de prophètes tout comme l’appel des premiers disciples de Jésus en témoignent largement, me semble-t-il.


J’arrête là ces libres propos tout en pressentant qu’il serait sans doute pertinent de nous inviter à poursuivre dans cette recherche de dépassement d’oppositions qui nous bloquent ou nous aveuglent trop souvent. Et de proposer de poursuivre cette réflexion en cherchant à mieux articuler, entre autres, « enfouissement et visibilité », « identité et dialogue », « convictions et tolérance », « vérité et humilité »…
Bonne route !