sur la piste de soi-même. Le scoutisme, révélateur de vocations


Étienne Père
Délégué national scouts et guides de France,
responsable « pédagogie, activités, formation »

 

Le scoutisme a fêté le centenaire de sa fondation en 2007. Des millions de personnes à travers le monde entier ont été guides ou scouts. Au-delà de grands et forts souvenirs, cela laisse des traces dans les choix d’une vie d’adulte et la manière de construire son parcours de femme ou d’homme. Autant de vocations humaines éclairées par le scoutisme, les aventures, les amitiés, les découvertes et les compétences qu’il permet, les paroles qu’il porte et les valeurs qu’il propose.
Le scoutisme catholique joue là sa partition de manière particulière et significative. Le Christ, source et fin de toute vie humaine, est le modèle premier proposé au jeune dans l’approche éducative des associations catholiques de scoutisme, comme dans tout projet éducatif chrétien. Les écrits des aumôniers généraux des Guides de France et des Scouts de France – associations aujourd’hui réunies dans le mouvement Scouts et Guides de France – montrent comment l’imitation de Jésus-Christ 1 est un principe de vie proposé dès leur plus jeune âge aux garçons et aux filles du mouvement.
Nous retiendrons quelques exemples significatifs de ces positions pastorales des aumôniers généraux à travers des écrits, livres pour les jeunes ou articles des revues destinées aux chefs et cheftaines. Attitudes, gestes, paroles du Christ nourrissent dans la vie scoute des vocations humaines riches et diverses. Les outils éducatifs du mouvement apportent ici un éclairage précieux.

Mais si le scoutisme est ce lieu de maturation de futurs choix d’hommes et de femmes, il est aussi, pour les jeunes adultes qu’il appelle à devenir chefs et cheftaines, le lieu de la découverte et de l’épanouissement d’une vocation spécifique : l’action éducative. Là aussi le Christ est le modèle proposé pour fonder l’engagement des responsables scouts et guides.
Quel type d’hommes, quel type de femmes, quel type de chrétiens le scoutisme a-t-il contribué à former ? En 1993, un colloque historique sur le scoutisme avait retenu cette triple question comme axe de ses travaux. Nous reprendrons quelques éléments des actes de ce colloque et nous les prolongerons à travers trois témoignages récents de vocations humaines éclairées par le scoutisme.


Paroles d’aumôniers

Les aumôniers qui se sont succédés dans la charge pastorale des Guides de France ou des Scouts de France (assumant parfois en même temps, ou successivement, cette responsabilité dans les deux mouvements) sont évidemment marqués par leur époque, par la formation spirituelle qu’ils ont reçue, par les événements du moment (la guerre en particulier), par la culture de leur temps. Leurs écrits témoignent du souci de guider la formation personnelle et spirituelle (pour eux c’est la même chose) des jeunes ou des chefs et cheftaines, de donner les points de repère nécessaires pour orienter sa vie scoute, mais au-delà, sa vie d’homme ou de femme tout simplement. Nous nous arrêtons sur trois aumôniers dont la plume éloquente a marqué l’histoire des Scouts de France et des Guides de France : les Pères Sevin, Forestier et Debruynne.

Le Père Sevin, jésuite, premier « maître à penser » du scoutisme catholique, a marqué les débuts des Scouts de France par ses ouvrages pédagogiques et son action de formateur des responsables du mouvement. Retenons ici un petit livre, écrit pour les adolescents : les Méditations scoutes sur l’Évangile 2. Le projet en est singulier. Le Père Sevin prête sa plume au Christ pour commenter des passages d’Évangile et les faire résonner dans la pratique scoute familière aux jeunes lecteurs. Ouvrant le commentaire du prologue de l’évangile de Jean (rien que ça !), Sevin écrit, prêtant sa phrase au Christ : « Au commencement était le Verbe, c’est-à-dire moi qui te parle. J’étais en Dieu, et j’étais, je suis Dieu. Tout a été fait par Moi, et sans Moi, rien. » Le ton est donné et Sevin annonce le projet sans nuance : c’est toujours le Christ qui parle : « Je voudrais, mon fils, comme m’incarner de nouveau. En toi. Car tout chrétien est un autre Moi-même. Et le scout est un parfait chrétien, ou il n’est rien. »
Le Christ est le chef de patrouille par excellence, comme on le lit dans un bref prologue : « Suis-moi, et ta lanterne éclairera tes frères scouts. Suis-moi, et je ferai de toi un scout, c’est-à-dire un éclaireur d’hommes. Comme ont été les garçons de Galilée qui s’appelaient Jacques et Jean, Pierre, André et Philippe, et les autres, qui furent ma première patrouille. »

Le Père Sevin s’arrête tout particulièrement sur les évangiles de l’enfance, proposant à ses jeunes lecteurs le modèle de Jésus jeune garçon, mais aussi les modèles de Marie, de Joseph, porteurs des vertus et qualités du scoutisme. « Pour me connaître, il faut connaître aussi ma mère. » Le commentaire de la Visitation montre en Marie l’exemple du service désintéressé : « Elle partit, et c’était un bien grand dérangement que d’aller de Nazareth à Hébron (100 km) […] Elle partit donc avec Moi dans son cœur, et j’étais la cause de sa joie et de son recueillement. Et toi aussi, quand tu voyages, que ce soit pour rendre service, et n’oublie pas de m’emporter dans ton cœur par la grâce et par la communion. » Les bergers de Bethléem qui campent dehors en hiver sont « des scouts aguerris ». Joseph aussi, qui sait mener sa famille en fuite sur le chemin de l’Egypte : « C’était un rude ouvrier mon père adoptif, et un bon campeur, un bon cuisinier : il “savait tout faire”. Et c’est pour cela que le Père Éternel lui avait confié ce qu’il avait de plus sacré au monde, ma Mère et Moi, qui devais sauver le monde. Et c’est comme cela que doivent être les scouts, et surtout les chefs de patrouille. »
Les Méditations renvoient souvent le lecteur aux différents articles de la loi scoute, à la promesse, et énoncent des principes de vie très concrets : « Ce n’était pas poétique ma naissance. Et mon premier sommeil fut sur le bois, comme devait être le dernier, parce qu’il n’y avait pas de place dans les hôtelleries. […] Ne dis jamais que tu n’as pas de place sous ta tente ou sous ton toit, car tu ne sais pas, mon scout, si ce n’est pas moi qui vais entrer. Sois bon pour les voyageurs. Il y a toujours de la place quand on veut se gêner, et un scout ne doit pas rendre que des services qui ne le gênent pas. »
Au fil des pages, les méditations scoutes développent des enseignements moraux, expriment la hantise du Père Sevin de voir la pureté de l’enfance souillée par le péché. De nombreux commentaires transposent dans la vie scoute les récits des paraboles pour en tirer des conseils de vie très concrets, notamment à destination des chefs de patrouille ou des chefs : « Apprends pour être prêt, et sois prêt pour servir. Et si tu es chef de patrouille, choisis les moins bons, cultive-les avec amour et patience et ne te décourage jamais. »
Au total, les Méditations Scoutes sur l’Évangile fournissent bien des traits d’une vocation humaine nourrie par le scoutisme. Le don de soi et le service des autres, avec compétence, fondés dans une foi inébranlable au Christ ressuscité, résument le message de ce petit livre : « Comme un bon cep tu dois produire du fruit. Et il faut que ce fruit demeure. Quelque chose de changé – en mieux – parce qu’il y a un scout à l’école ou à l’atelier. Quelque chose de changé en mieux parce qu’il y a un scout au régiment. Quelque chose de changé en mieux parce qu’il y a un scout à la maison.
Et dans la paroisse, et dans la cité, et dans ta patrie et dans mon Église, si mes scouts sont ce qu’ils doivent être – et pourquoi ne le seraient-ils pas ? – il doit y avoir quelque chose de changé en mieux.
Plus de concorde entre les citoyens et plus de ferveur dans la paroisse ; plus de prospérité dans la patrie, et dans mon Église plus de sainteté. Et ces merveilles ne s’opèreront pas sans ta prière. Mais pour arriver à cela, tout ce que tu demanderas à mon Père en mon nom, il te le donnera. »


Le Père Marcel-Denys Forestier, dominicain, a été aumônier général des Scouts de France de 1935 à 1955. Il a donc eu la lourde tâche d’accompagner le mouvement dans la traversée des années de guerre avec toutes les remises en cause que cela implique. Au scoutisme d’ordre et de chrétienté qui s’est développé dans les années trente sans trop de questionnements, doit succéder un scoutisme plus ouvert au monde et moins sûr de lui 3. Les épreuves de la guerre ont mis les mouvements de scoutisme face à leurs responsabilités vis-à-vis de la jeunesse du pays. Au sein des Scouts de France, et notamment à la Route, la branche aînée du mouvement, on réclame un scoutisme plus engagé dans la transformation de la société.
Le père Forestier sent bien la nécessité d’une évolution, mais en même temps il est angoissé par un monde qu’il voit se construire sans Dieu : « l’orgueil ne voudrait devoir qu’à soi-même le monde nouveau ». Les articles qu’il écrit dans chaque livraison de la revue des responsables, Le Chef, renvoient sans cesse le lecteur aux exigences d’une foi vivante dont la source et le modèle est le Christ. « Dans le grand calme des bois et des monts nous avons réentendu à certains jours, lisant l’Évangile, vibrer des paroles dont nous avons compris qu’elles remontent à l’origine des âges, nous avons réentendu Celui dont la voix est jeune, tendre, pressante, et qui est lumière, qui est joie, qui est force, qui est sacrifice, qui est sang, qui appelle notre disponibilité, et qui est Jésus-Christ. »
Cet appel à la disponibilité, cette vocation en somme, Forestier l’exprime dans le vocabulaire et la nouveauté du temps : « être d’Action catholique », c’est-à-dire prendre, comme laïc, sa responsabilité d’évangélisation dans les lieux où ne va pas le prêtre. Les mouvements d’éducation ont leur rôle à jouer, et le Père Forestier sera des premiers à parler de « scoutisme missionnaire ». Il analyse la responsabilité partagée de l’aumônier et du chef dans l’apostolat auprès des plus jeunes : « C’est un manque à gagner considérable que de ne pas confier des responsabilités apostoliques authentiques au chef et de n’en pas faire grâce à cela un passionné de l’action catholique, pour sa vie entière. »
Forestier perçoit combien la responsabilité éducative peut en elle-même former la vocation du chrétien. Quant à servir sur d’autres terrains, cela demande aussi compétences et préparation : «  Il y a des techniques de la circulation des biens, il y a un art de construire la Cité, de conduire la vie collective, et les saintes gens ont trop souvent fait la preuve de leur inefficacité en ces questions pour qu’on ne soit pas persuadé qu’il reste aux fils de lumière à apprendre et à estimer ces fonctions, à se préparer à y exceller autant et plus que les fils de ténèbres. » Devant ces champs d’action nouveaux où pourraient s’exprimer d’authentiques vocations chrétiennes, on sent bien que Forestier reste méfiant. Et à tous ceux qui veulent s’y lancer, il rappelle : « les structures chrétiennes de la cité temporelle doivent naître d’un trop-plein de vie intérieure ».
Le Père Jean Debruynne, prêtre de la Mission de France a rencontré le mouvement des Guides de France en 1948, lors d’un camp « Bible et expression ». Artiste, poète, écrivain, il a accompagné le guidisme et le scoutisme toute sa vie, avec la responsabilité d’aumônier général des deux mouvements à partir de 1968. Les brefs et percutants commentaires de l’évangile dominical qu’il publie dans ProGetS, l’hebdomadaire d’information et de formation des responsables scouts et guides, débouchent toujours sur l’acte éducatif, la relation du chef aux plus jeunes, le sens et l’action du scoutisme dans le monde 4.
L’Église a changé d’époque : Debruynne se soucie peu de marquer les frontières de l’Église, ce qui est de Dieu et ce qui ne l’est pas. Au contraire, nouveauté, ouverture, naissance, jeunesse, fête sont les mots qui reviennent constamment sous sa plume. « Entre les lieux et les hommes, la religion avait choisi le Temple au détriment des hommes. Armé de son fouet, rejetant les vendeurs hors du temple […] Jésus inaugure un monde neuf où l’expérience de Dieu n’est plus réduite à tourner en rond entre les quatre murs d’un temple. Désormais l’expérience de la foi est ouverte à l’homme, à tous les hommes de partout et de toujours et c’est désormais le monde entier qui sera le rendez-vous de Dieu et de l’homme. Le Temple est détruit. »
L’espace est large ouvert pour des vocations humaines variées et diverses. Parmi celles-ci, la vocation de l’éducateur chrétien dans le scoutisme se dessine sous la plume de Jean Debruynne au fil des commentaires de l’Évangile : « L’essentiel est que chacun prenne en main son destin, le porte jusqu’à son achèvement, en se débarrassant de tout ce qui encombre, fige et tue. Ainsi le scoutisme n’est-il projet que dans l’action. Avec les plus jeunes, il n’y a jamais de pédagogie de l’échec. Le scoutisme ne l’est que réussi. »
Debruynne interpelle les chefs : « Dites, quand nous sommes à la meute ou à la caravelle, au poste ou à la ronde, y sommes-nous seulement comme des touristes de passage ? N’y sommes-nous pas plutôt plongés, immergés par un baptême ? Les gosses y deviennent-ils vraiment notre peuple ? Et sommes-nous devenus un des leurs ? “Moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.” Les gosses peuvent-ils le dire de nous ? Et nous pouvons-nous le dire d’eux ? Que faisons-nous naître ? Où sont en nous les déchirures qui ont libéré l’esprit ? »

On pourrait multiplier ainsi les citations. Le portrait de l’éducateur que Jean Debruynne dresse ainsi à petites touches dépasse bientôt le cadre précis de la pratique éducative. « Aujourd’hui éduquer, c’est transformer le monde. » La figure de l’éducateur devient la figure du chrétien : une manière de regarder l’autre, quel qu’il soit, d’aimer, de se convertir, de se changer, de rechercher la dignité, la liberté de l’autre, de se faire, si possible, chemin vers le Christ. « Jésus est celui qui fait naître. Il fait accoucher l’homme paralysé, prisonnier, fermé en chacun de nous. Le paralysé qui se sauve heureux, son brancard sous le bras, c’est l’homme que la mort tenait dans ses menottes, l’homme que le mal paralysait comme on peut être paralysé par l’angoisse, cloué sur place par la peur. C’est l’homme sauvé, l’homme ressuscité. Responsable de plus jeunes, le scoutisme est un choix, celui de rendre possible la rencontre de chaque garçon et de chaque fille avec sa liberté. Est-ce que ces garçons et ces filles nous les portons seulement à bout de bras, ou aussi au bout de notre foi ? »


Cheftaines et chefs : découvrir la vocation éducative

Ce petit parcours, évidemment très limité et forcément partial, dans les écrits de trois aumôniers qui ont marqué l’histoire des Scouts et Guides de France cherche à illustrer la manière dont le scoutisme cherche à ouvrir et baliser un espace d’expérience personnelle et communautaire propice au déploiement de vocations humaines riches et diverses. Avec l’originalité de visions et leur écritures très personnelles, Sevin, Forestier, Debruynne ont constitué, par strates successives, avec d’autres, tout un héritage spirituel dont se nourrit aujourd’hui le scoutisme catholique. Le Projet éducatif des Scouts et Guides de France, rédigé en 2003, exprime, dans la lignée de cet héritage, pourquoi et comment le mouvement entend être éveilleur de vocations : « Notre regard sur l’Homme est inspiré de celui de l’Évangile. Chacun, même le plus faible, y est reconnu dans sa dignité. La confiance de Dieu en chacun est illimitée… Le scoutisme et l’Évangile nous ont appris à ne jamais désespérer de l’humanité. C’est là profondément notre foi et notre spiritualité. […]
Pour nous, chacun est considéré comme une personne à part entière, respectée dans son propre développement. Rien de ce qui concerne l’aujourd’hui de la vie d’un garçon ou d’une fille ne peut être quelconque, anodin ou anonyme. Parce que chacun, chacune, quel que soit son âge, est pour nous un visage de Dieu.
Nous proposons une éducation dans laquelle chaque garçon et chaque fille ne peut être qu’unique. Il n’existe pas de modèle tout fait à reproduire en série. Chacun est appelé à être révélé dans sa vocation personnelle, à développer ses talents particuliers, à donner le meilleur de lui-même. »

Les jeunes adultes qui accompagnent les enfants et les adolescents comme chefs et cheftaines sont très sensibles à ce regard bienveillant et personnalisé que l’éducateur porte sur chacun. « Il y a un scout qui m’a dit : “Grâce à toi, je vais faire du violon, parce que tu m’as dit un jour, tu dois aller jusqu’au bout de tes rêves !” Mon rôle de chef est alors rempli… Un rôle très important 5… »
Ils le sont d’autant plus que la responsabilité éducative qu’ils exercent agit souvent sur eux comme un effet-miroir. Elle leur permet de mieux mesurer a posteriori ce que leurs années de scoutisme ont pu apporter au jeune adulte qu’ils sont devenus. Amitiés fortes, réussite de projets ambitieux préparés et construits dans la durée, compétences pratiques diverses, aptitudes à coopérer avec d’autres, à accepter la différence : toutes ces expériences humaines vécues avec d’autres, les valeurs peu à peu assimilées, l’exemple d’adultes marquants et engagés comptent aujourd’hui dans les choix qu’ils font, dans l’avenir auquel ils aspirent.
Le scoutisme aime ritualiser les passages importants du parcours personnel des uns et des autres. La prise de responsabilité comme chef a toujours été marquée et signifiée avec force dans les mouvements de scoutisme. Les Scouts et Guides de France invitent aujourd’hui les jeunes adultes à prononcer leur engagement de responsables comme acte vocationnel, comme une réponse à un appel : « Scouts et Guides de France, nous entendons l’appel des enfants et des jeunes, toujours prêts à aller de l’avant, à découvrir, à s’exprimer, à créer, à aimer et à être aimés. Pour nous, chaque fille, chaque garçon, est une personne unique, appelée à grandir en humanité et en liberté, accueillante aux autres, riche de ses talents, de ses échanges et de ses expériences. »
« Le scoutisme est révélateur de vocations, c’est-à-dire créateur de relations » écrit Jean Debruynne. Ces jeunes adultes, chefs et cheftaines, ne sont pas les premiers à prendre conscience de cet impact profond du scoutisme sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font.


Des vocations humaines très diverses

« Le scoutisme, quel type d’hommes, quel type de femmes, quel type de chrétiens ? » En 1993, un colloque s’était tenu à Chantilly autour de cette interrogation. La lecture des actes de ce colloque 6 montre combien il est difficile de mesurer clairement, en termes de résultats objectifs, l’impact du scoutisme dans la société française.
Les angles d’observation très divers des intervenants mettent en valeur souvent des parcours personnels intéressants et significatifs mais qui ne permettent pas de conclure de façon absolue à telle ou telle influence universelle du scoutisme dans les choix de vie de celles et ceux qu’il a formés. A noter cependant les propositions du sociologue Philippe Laneyrie dont les travaux ont porté sur le scoutisme dans la région stéphanoise 7. P. Laneyrie constate que « le dénominateur commun des actions ou des engagements individuels ou collectifs des routiers, chefs ou anciens du scoutisme catholique stéphanois est sans conteste l’obsession de l’utilité sociale ». Elle se concrétise dans deux champs d’action en particulier : l’attention à la jeunesse en difficulté morale ou matérielle, l’implication dans l’entreprise privée dans les services du personnel, les services sociaux, la formation. Mais cela ne concerne qu’une fraction repérable d’adultes issus d’un long parcours en scoutisme ; impossible en revanche de rendre compte clairement de ce que le scoutisme a pu produire dans les choix de vie des centaines d’enfants qui l’ont croisé à un moment ou un autre de leur parcours de vie.
Il en est toujours de même en 2008, même si une impression tenace est que l’on compte parmi les responsables scouts et guides nombre d’enseignants, de professionnels des carrières sociales ou de la santé, entre autres. Le moment du centenaire du scoutisme a pu focaliser l’attention sur des personnalités connues dont la jeunesse est passée par le scoutisme : femmes et hommes politiques, dirigeants de grandes entreprises, artistes et animateurs, journalistes et écrivains, sportifs… Parcours emblématiques certes, mais trop singuliers pour fonder des règles générales. Ce que beaucoup disent en tout cas, c’est que le scoutisme ouvre aux autres, contribue à forger la confiance en soi, apprend à poser des choix. De quoi nourrir des vocations humaines d’une riche diversité.
On constate aujourd’hui dans de nombreuses associations de scoutisme, et pas seulement en France, un effort attentif pour que les jeunes adultes engagés dans le mouvement, aînés ou chefs entre dix-huit et vingt-cinq ans, puissent y trouver soutien et écoute pour mûrir les choix de vie que l’on fait à cet âge. La complexité du monde dans lequel nous vivons, avec les incertitudes économiques ou sociales auxquelles les jeunes adultes sont souvent les premiers confrontés, rend plus difficile aujourd’hui la tâche de construire son projet de vie : beaucoup des jeunes adultes scouts et guides comptent sur les expériences de vie et les communautés amicales du scoutisme pour discerner peu à peu leur vocation propre.


Scoutisme, route de liberté

Je retiens trois exemples, trois témoignages, individuels ou pluriels, de vocations humaines, de choix professionnels ou choix de vie posés ou en construction, et qui ont été éclairés par le scoutisme. Ces témoignages illustrent trois dimensions fortement vécues dans le scoutisme aujourd’hui :

  • l’ouverture internationale et le dialogue Nord-Sud
  • l’action éducative pour tous les jeunes dans leur diversité,
  • la rencontre du Christ et la vie en Église.

Antoine a créé en 2000 l’entreprise Sira-Kura, qui s’inscrit dans une démarche de commerce équitable. Sira-Kura diffuse en France des produits de petits groupements d’artisans du Mali. Il s’agit là d’un partenariat avec un objectif de développement par le soutien à long terme de ces artisans : les aider à développer leur activité, leur offrir des débouchés durables.
Antoine envisage son métier dans une perspective délibérément militante. Le commerce équitable commence à bien se développer en France. Les clients de Sira-Kura sont d’abord intéressés par les produits. « Mais derrière chaque produit, il y a une histoire, un visage. A nous de savoir informer pour que les gens deviennent sensibles aussi à l’objectif de l’équité dans la relation commerciale, à l’objectif de développement. »
Sira-Kura, c’est la suite logique de plusieurs expériences africaines : celle de deux années de coopération au Mali dans la formation d’agents de santé dans les dispensaires, et auparavant, celle du séjour en Côte d’Ivoire à dix-huit ans en équipe de Compagnons en 1994 (les aînés des Scouts de France). Une première découverte fantastique : « Ça marque à vie, un vrai déclic avec l’Afrique » dit Antoine. Au-delà du choc de cette expérience très riche, très formatrice, c’est aussi l’empreinte de longues années de scoutisme depuis l’enfance : une façon différente de voir l’autre, du donnant-donnant qui fait qu’on grandit ensemble, qu’on se forge ce goût de l’ouverture vers l’autre, d’une ouverture vers l’humain, vers le développement, vers l’Afrique.

On ne s’étonnera pas qu’un mouvement éducatif tel que le scoutisme puisse éveiller des vocations pour les métiers de l’éducation spécialisée. Au début des années 50, les responsables scouts et guides ont fourni très largement les premières promotions d’éducateurs spécialisés dès que ces professions nouvelles se sont dessinées. L’abondante littérature des romans scouts de cette époque témoigne souvent, avec beaucoup d’idéalisme et d’utopie sans doute, de cette attention portée par les responsables scouts à la jeunesse délinquante ou en déshérence, aux jeunes porteurs de tel ou tel handicap. Aujourd’hui encore nombre de chefs et cheftaines se dirigent vers les métiers de l’éducation spécialisée. Leur passage par le scoutisme n’y est évidemment pas étranger.

Amélie, Caroline et Flavien sont actuellement en formation pour devenir éducateurs. L’organisation de leurs études en alternance les confronte dès à présent à des publics de jeunes en grande difficulté dans les structures où ils ont été envoyés. Des jeunes bien différents de ceux qu’ils ont pu encadrer quand ils étaient cheftaines ou chef dans le scoutisme. Pourtant, tous trois témoignent des continuités, des analogies entre ces deux démarches éducatives, du fruit qu’ils ont pu tirer de leur expérience en maîtrise scoute ou guide pour le métier d’éducateur qu’ils découvrent jour après jour.
C’est clair, c’est « un métier de l’humain, dit Flavien. On est au contact des jeunes. Il s’agit de les accompagner dans leurs choix, de les mettre en confiance, de les aider au quotidien ». Caroline précise de quoi est fait ce quotidien des jeunes filles qu’elle accompagne et qu’il faut construire avec elle tant les épreuves de la vie ont produit de souffrances et de difficultés : « se lever, prendre son petit déjeuner, partir en cours, faire des choses constructives, planifier sa soirée : des petites choses pour se restructurer, pour bâtir un projet ». Caroline garde le souvenir des guides du milieu rural qu’elle coordonnait : «  les jeunes peuvent faire des choses extra, magnifiques ». Cette expérience de cheftaine nourrit son optimisme et sa pratique d’éducatrice : « Croire en chaque jeune, croire en ses possibilités. Les jeunes filles dont je m’occupe ne voient pas les capacités qu’elles ont. J’essaie de les aider à les voir. »
Amélie est sur la même longueur d’ondes quand elle parle de son travail auprès d’enfants plus jeunes. Sa pratique de cheftaine de jeannettes lui a appris à être attentive aussi aux jeunes qui sollicitent moins. « Faire attention à ceux qu’on ne voit pas forcément, qui ne se font pas remarquer ; c’est peut-être ceux-là qui ont le plus besoin de soutien. »
Amélie, tombée dans le scoutisme quand elle était petite, s’est passionnée très tôt pour la dimension éducative : faire progresser les jeunes. Dans les différentes expériences qu’elle a eues, elle retrouve, comme dans le scoutisme, « l’amour qu’on a pour les jeunes, même si dans le milieu professionnel de l’éducation spécialisée on se méfie de ce mot-là ». En tout cas, Amélie, elle, veut pouvoir en parler quand-même : « Je veux ton bien, je veux que tu grandisses, que tu sois bien dans ta peau. »

Ce qui pousse Flavien dans son action, c’est de vouloir apporter ce que d’autres lui ont apporté quand il était jeune, des gens qui lui ont fait croire en lui : « Les jeunes, nous on est vrais avec eux. On veut que la personne soit vraie avec elle-même. On a quelque chose qui nous anime pour faire ça. »
Caroline parle de sa foi : « Je prie beaucoup pour les filles, je les confie à Dieu. Je lui demande de les soutenir. » Elle ronge un peu son frein de devoir rester sur la réserve dans le cadre de sa pratique professionnelle : « Je brûlerais de leur parler du Bon Dieu, mais là, c’est pas possible. » Amélie puise aussi dans sa foi les ressources et l’énergie du quotidien : « C’est quelque chose qui me motive envers les enfants. Je me dis : bon, ben voilà, c’est comme ça. Y aller avec le sourire. Le sourire, c’est essentiel pour créer une bonne relation, et un bon travail. »

Arnaud est en année de propédeutique avant d’entrer au séminaire : une année pour vérifier, confirmer une vocation pour la prêtrise ; une année pour prendre du recul sur un parcours marqué par de nombreuses années de scoutisme depuis l’enfance jusqu’aux responsabilités de chef, marqué aussi par l’aumônerie, le service de l’autel dans la paroisse, les grands rassemblements (JMJ). Parcours « classique » où une vocation émerge dans un milieu globalement porteur. Le scoutisme a sa part dans la construction de ce choix, mais surtout il détermine fortement la manière dont Arnaud souhaite orienter son projet.
Ce qui compte beaucoup à ses yeux, c’est l’attention aux autres dans les relations interpersonnelles. Du quotidien de la vie d’équipe jusqu’aux occasions de rencontres ponctuelles des grands rassemblements du mouvement, « le scoutisme forge des relations vraies : ça interdit de bâcler les contacts : on devient exigeant sur la qualité des relations ».
Arnaud relève deux expériences marquantes, « des belles choses vécues avec d’autres et qui donnent sens à la vie ».
Un projet vécu au Kosovo voici quelques années, en équipe de Compagnons : « Ce qui nous a changés, ce n’était pas les trous dans les rues et les séquelles de la guerre, c’était la manière de vivre des Kosovars rencontrés, leur manière d’être heureux et rayonnants malgré et avec la guerre. Je pense à la mère de Bessim, le chef scout de Prizren avec qui nous étions en lien, qui nous a accueillis avec une abondance et une générosité inimaginables alors qu’elle ne nous connaissait pas. Comment ferait-on pour accueillir Bessim aussi bien s’il pouvait ensuite venir en France ? »
Cette expérience et ce goût d’aller vers l’autre, vers la différence, Arnaud les cultive et les recherche. Il attend avec impatience le séjour qu’il est amené à faire, dans la cadre de son année de propédeutique, à l’Arche, auprès d’adultes handicapés.
Un élément significatif qui a frappé Arnaud dans son parcours scout, c’est la simplicité et l’accessibilité des responsables nationaux de son mouvement, et même du secrétaire mondial du scoutisme qu’il a eu l’occasion de rencontrer lors d’un rassemblement. « Avec le tutoiement de rigueur dans le scoutisme, même quand il y a une position institutionnelle ou hiérarchique forte, je ne me suis jamais senti en difficulté pour être moi-même dans une relation de personne à personne. » Et il ajoute, en tirant enseignement de ces situations particulières : « On est poussés à avoir des relations fraternelles : un frère, c’est comme un repère, un pilier sur lequel on peut s’appuyer. »
La trace du scoutisme dans ce chemin de vocation qu’emprunte Arnaud, elle est sans doute présente dans l’apprentissage du choix, de l’engagement ; elle est aussi dans une aspiration à vivre toujours des relations fraternelles où l’on peut « rester soi-même ».

Trois champs d’engagement, des choix de vie assumés ou en construction, portés à un moment ou à un autre par l’expérience du scoutisme. Histoires de vie qui témoignent de cette confiance en l’homme que le scoutisme porte à sa manière, touché par le visage les paroles, les gestes du Christ, ami de l’étranger – Samaritaine ou centurion romain – ému par la souffrance et le rejet des exclus malades ou infirmes, toujours ouvert à la rencontre où son regard aimant ouvre à la vérité.
« C’est du dedans de l’expérience humaine que nous apprenons à adhérer au Dieu de Jésus-Christ et à nous fier à son salut, à cette vie nouvelle qui nous est révélée et communiquée par lui 8. »

 

Notes


Pour prolonger la réflexion sur les ressources d’une animation chrétienne dans le scoutisme : Père Jean-Marie Mallet-Guy, Naître à la Parole, Les Presses d’Ile-de-France, 2006.
1 - Nous l’entendons comme une manière de s’inspirer dans sa vie des actes et attitudes du Christ. Il n’est pas question ici du traité de piété, même s’il est avéré que cet ouvrage, L’Imitation de Jésus-Christ a nourri la vie spirituelle et la prière d’aumôniers scouts, au premier rang desquels le Père Sevin.
2 - Jacques Sevin, Méditations scoutes sur l’Évangile, Les Presses d’Ile-de-France, réédition 1996.
3 - Les citations sont tirées des articles écrits à différentes dates par le père Forestier dans la revue des responsables Scouts de France, Le Chef. Pour retrouver la pensée du père Forestier sur le scoutisme, on peut se reporter à son livre bien connu : Marcel-Denys Forestier, Scoutisme, route de liberté, Presses d’Ile-de-France, Paris, 2002.
4 - Ces commentaires ont été réunis et publiés sous le titre Ouvrez, publication Scouts de France-Guides de France, 1976. Une réédition en a été faite, destinée à un plus large public, sans les commentaires spécifiquement référés au scoutisme : Jean Debruynne, Ouvrez, Les Presse d’Ile-de-France, 1999.
5 - Paroles d’un chef scout recueillies dans le cadre d’une enquête interne menée au sein des Scouts et Guides de France. Voir Ensemble pour un monde différent, édité par Scouts et Guides de France, 2007.
6 - Gérard Cholvy, Marie-Thérèse Cheroutre (textes réunis par). Le Scoutisme. Quel type d’hommes ? Quel type de femmes ? Quel type de chrétiens ? Éd. du Cerf, Paris, 1994.
7 - Outre sa contribution au colloque dans les actes du colloque, voir Philippe Laneyrie, Les Scouts de France, Éd. du Cerf, Paris, 1985.
8 - Lettre des Évêques aux catholiques de France, 1996.