L’aventure humaine de la vocation


Sylvie Cancelloni
Ancienne déléguée générale d’Evangile et Société

Que le nombre des vocations soit aujourd’hui très insuffisant pour assurer le renouvellement des prêtres relève de l’évidence. On n’hésite donc pas à évoquer une situation de « crise », même si d’évidence ce n’est pas la première situation de pénurie que l’Eglise affronte et qu’elle n’a jamais manqué d’imagination pour s’en accommoder. Mais, dans cette crise, n’y a-t-il que l’Eglise en cause ? Ne gagnerait-on pas à changer de perspective et à examiner ce qui fait aujourd’hui plus largement obstacle aux vocations ? Pour le dire autrement, les modèles portés par le monde dans lequel nous vivons favorisent-ils ou non la vocation, et son corollaire naturel qu’est l’engagement dans la durée ? Quelles représentations conscientes ou inconscientes viennent donc conditionner aujourd’hui les notions conjointes de vocation et d’engagement ?

Entendons-nous bien sur les mots. Si la vocation correspond à la « destination d’un être », ce vers quoi sa nature ou son destin semblent l’appeler, tout, dans la vie et les choix d’un homme, est une question de vocation. Nous proposons d’exclure d’emblée la dimension transcendante de l’appel, qui est l’invitation de la personne à réaliser sa vocation dans l’intimité de Dieu à travers un rôle déterminé et une fin personnelle recherchée (appel au sacerdoce ou à la vie religieuse). Rien n’est devenu plus étranger à nos sociétés que l’idée d’une vocation en tant que quelque chose qui surplombe nos vies, placée plus haut que nous, relevant d’un mystère, d’une transcendance, d’une continuité qui dépassent nos simples existences. Cela n’est pas tant le fait que notre « humanisme » moderne soit dominé par une pensée utilitariste et pratique que parce que le mécanisme même de la vocation, en tant qu’aboutissement de la maturation d’un homme et manifestation de son engagement en société, s’est singulièrement altéré.

Il nous faut donc redescendre « un cran en dessous » pour essayer d’y voir plus clair. Car les trois versants de la vocation, projet, durée, responsabilité, se sont profondément dissociés. Le temps dans lequel elle s’expérimente s’est fragmenté. Qu’est-ce à dire ?

 

Le sens du mot « vocation »

L’acception la plus répandue de « vocation », qui ne fait pas obstacle ou n’entre pas dans le vocabulaire de l’ « archaïsme », est celle qui est comprise comme la réalisation ou l’accomplissement de soi. C’est celle qui me permet d’espérer être heureux parce que c’est ma vocation, ou mon espérance, de l’être. Cet accomplissement peut prendre toutes sortes de chemins. Je peux même avoir plusieurs vocations à réaliser. L’essentiel est qu’elles m’apportent un certain bonheur, auquel j’ai droit. D’entrée de jeu, on se situe dans l’existence d’un droit subjectif, centré sur moi, rejouable à l’infini, et dans lequel ni la durée, ni la nécessité, ni même la continuité ne sont les paramètres premiers. Cela peut même aller jusqu’à « soi contre les autres ».

La notion de vocation est ainsi passée, sans faire de bruit, de l’ordre du « besoin » à l’ordre du « désir ». Gandhi posait déjà le problème quand il disait « notre planète peut parfaitement répondre à tous les besoins, mais elle est incapable de satisfaire tous les désirs. » Pour donner un sens à son destin, l’homme laisse la nature de ses désirs l’envahir. De sorte que la particularité, l’individualisme l’emporte alors sur le sens collectif : si l’homme cherche sans cesse à réaliser sa dimension singulière d’ « être unique », il peine à remplir sa dimension particulière (sa place dans une culture, une histoire, une transmission), et plus encore sa dimension universelle. Notre société hédoniste, prospère, soucieuse de croissance et de sécurité, où le politique et le religieux sont en crise, a donné congé à la question du mal. Et qu’est-ce que le mal si ce n’est le risque de la rupture, de l’atomisation de ce qui caractérise notre façon d’être ensemble, le lien social ? Car si je perds le lien, je perds mon identité. Si je perds mon identité, je perds ma capacité de répondre à ma vocation qui, par nature, ne peut s’inscrire qu’à travers le projet des autres. Il n’y a pas de vocation sans une dimension collective pour la porter, sans un sens de la responsabilité pour la faire passer de projet à action, sans une lisibilité de temps pour me permettre de m’y engager. Nous touchons là une ambiguité profonde de notre époque : en nous en remettant à une sorte de déterminisme aveugle et contraint pour le long terme (lois du marché, du progrès, de la mondialisation…), en ne croyant plus à des valeurs supérieures portées par le religieux ou le politique, l’homme accepte de vivre dans « un monde qui n’est pas encore pensé (Jean-Luc Nancy) sans en prendre la co-responsabilité, alors que, nous le rappelle joliment Lévinas, « le temps va quelque part » ! La vocation devient ainsi le « jouet d’un processus sans sujet » (Heidegger) car l’homme s’engage dans son projet de vie sans la solide clairvoyance d’une certitude subjective qui le porte et le dépasse…
Voilà pour un premier « tableau clinique » de l’état général de la vocation. Qu’en est-il des réalités quotidiennes que nous connaissons ?

 

Vocation et société

La vocation, qui ne traduit rien d’autre que l’engagement à long terme de soi en société, n’est pas bien portante et peine à se tracer un chemin de cohérence. Car le temps de la société s’est fragmenté, dispersé, fracturé en lignes de fuite qui ne permettent plus à l’individu d’imaginer une autre façon de se construire qu’itérative, aléatoire ou dictée par des nécessités extérieures.

Prenons l’exemple du système scolaire. Que propose-t-il aujourd’hui à nos plus jeunes pour construire un projet de vie ? S’il impose une série d’obligations (de scolarité, de passage, d’orientation), il ne donne pas réellement aux jeunes les moyens et les choix de développer une vocation. Il semble plutôt éparpiller et morceler des propositions diverses d’enseignement, destinées à tenir le plus longtemps possible le jeune dans un système général : on y apprend des techniques, et non un humanisme, des pédagogies et non le goût de ­l’effort. On privilégie les apprentissages sur l’approfondissement, l’adaptation au marché (de moins en moins lisible d’ailleurs) sur la maturation d’un projet. La notion de continuité, de construction est sans cesse en butte à la nécessité d’avancer pour avancer au nom d’une nécessité supérieure, guère avérée si l’on s’en tient à la progression de l’illettrisme !

Celui de la vie professionnelle ensuite. Si le travail a permis longtemps à l’homme de s’accomplir et de remplir ses responsabilités, aujourd’hui ne met-il pas tout simplement l’homme à son service ? Traditionnellement, la vocation d’un métier se tissait au moment des études, la vie tout entière s’organisait autour du métier. Mais celui-ci s’est singulièrement estompé : les vrais métiers sont devenus rares. S’y substituent les « filières » (économie, finance, santé…). L’aléa, la contrainte de débouchés, le marché de l’emploi… en bref, un alliage d’expériences et de hasards deviennent les paramètres conditionneurs du choix. Le métier n’est plus une vocation qui se réalise, mais le fruit d’un long processus complexe et itératif de formation. Le dernier sondage des Semaines Sociales ne révèle-t-il d’ailleurs pas qu’à 70 %, le premier critère de choix d’un métier pour les jeunes de quinze à vingt-quatre ans serait celui de la rémunération ? Y a-t-il encore vocation quand elle est dictée par la nécessité ou le désir ?
La vocation « d’amour » de l’homme : si la famille garde la priorité, la place du conjoint est devenue seconde. L’individualisme saisit le couple, la géométrie variable emporte la famille. La fidélité, conçue comme lien instantané, s’exclut de la durée sociale. Baisse de la natalité, montée du célibat : l’homme déploie désormais sa vocation d’amour dans une temporalité hachée et découpée par les aléas de la vie. Si la vocation de l’amour reste inscrite au plus profond du cœur de l’homme, elle n’est plus assignée à son indispensable corollaire qu’est la fidélité et la responsabilité de l’être aimé.

D’une façon générale, la dimension sociale de l’homme s’est mise à flotter, sans ancrage ni repères forts. Pour projeter sur l’avenir un destin, encore faut-il se représenter l’avenir à partir de ce dont on dispose :
• Le passé : l’homme s’est transformé en « immémorant ». Il ne transmet plus. Le « devoir de mémoire » devient « droit de juger », le « patrimoine » un capital dont on jouit librement sans engagement, les « valeurs » des principes abstraits qu’on peut choisir à la carte. Sans racines, bousculé par des évolutions complexes, c’est le même homme qui doit chercher à comprendre le monde et le transmettre à ses enfants.
• Le présent : il est marqué par le souci d’immunisation contre l’autre. Hypertrophié, le « je » n’a désormais plus besoin du « tu » pour se réaliser. Bien que, chez les jeunes, la « relation humaine » n’ait jamais été autant valorisée, elle ne se vit ni dans l’écoute, ni dans le dialogue, ni dans le service, mais dans l’accomplissement de soi. Grisé par la conquête récente de l’autonomie individuelle, l’individu souverain, oubliant que c’est à travers les autres qu’on est appelé à devenir soi-même, devient peu à peu un individu orphelin, anxieux et solitaire... Pour Simone Weil, « c’est un devoir pour chaque homme de se déraciner (= d’accéder à l’autre). C’est toujours un crime de déraciner l’autre. »

On peut multiplier les exemples à l’infini : l’homme ne sait tout simplement plus penser sa vocation dans la durée et dans l’altérité. Après tous les totalitarismes du XXe siècle, il est confronté à un nouveau risque de barbarie : la perte de valeur de l’être humain. Il s’agit là, n’ayons pas peur des mots, d’un véritable « refoulement collectif ». Ne va-t-on pas jusqu’à considérer que les êtres humains sont trop nombreux (certains apparaissant en conséquence moins dignes de vivre que d’autres) ? Que la peau d’un pauvre vaut moins cher que celle d’un riche ? Ne risque-t-on pas demain, sous le couvert du surcoût social, de refuser à une femme la naissance d’un enfant portant un handicap, fût-il faiblement invalidant ?
Dans ce contexte, l’humanisme moderne n’est plus porté par grand chose et ne sait plus « au nom de quoi » poursuivre sa marche en avant. La tolérance, refuge sécuritaire de nos sociétés modernes, n’est plus qu’un refus de tout jugement de valeur ou de toute influence à imposer. Or quoi de plus redoutable que de renoncer à donner un sens à son destin au nom de l’impuissance et de la fatalité des contraintes extérieures ?
Ne nous y trompons pas : derrière les problèmes de vocations religieuses évoqués en introduction, c’est toute la vocation de l’homme en société qui est mise en question. Quand le nombre de vocations religieuses baisse, c’est parce que c’est toute l’anthropologie humaine qui est malade. Ne faisons pas de l’effet une « cause » détachée. Si l’homme d’aujourd’hui était fidèle à sa vocation d’homme, nul doute que les appels religieux recevraient une réponse. C’est au sein de la société et non de l’Eglise qu’il faut chercher une réponse. Quand le visage de la société change, il ne faut pas s’étonner que l’Eglise en pâtisse. Derrière l’archétype de la vocation religieuse, si tenue à l’écart par nombre d’entre nous, se cache un enjeu critique et moral de première importance : saurons-nous préserver l’aventure humaine, en liberté, en dignité, en responsabilité, que représente la vocation de tout homme à l’accomplissement et au dépassement de soi ?