Vocations et handicaps


Anne-Marie Philippe
Fille de la Croix,
responsable de l’EDEJI du diocèse de Poitiers

 

Dans le diocèse de Poitiers, persuadés que « chacun reçoit la grâce de l’Esprit pour le bien du corps entier », nous avons eu à cœur de mener une recherche pour que des personnes en situation de handicap ou en difficulté puissent vivre leur vocation baptismale. Tel est l’objet de cet article qui comportera un récit d’expérience.


Avec les équipes d’animation locale



La communauté chrétienne tout entière est appelée à recevoir chaque personne. Apprendre à « faire Église » conduit à accueillir l’unité dans la diversité. « Vivre ensemble suppose d’avoir une pastorale construite sur ce qui unit les membres de la communauté à savoir leur commune humanité et leur foi en un même Père, et qui intègre toutes les situations humaines et les particularités des uns et des autres 1. »
L’Eucharistie, sacrement de l’unité et de la charité nous convie à cette démarche communautaire. « C’est une présence qui comble » nous a dit le Père Salenson lors du rassemblement Handi-KT à Lourdes. Les personnes en situation de handicap mental nous apprennent à vivre le moment présent comme le temps de l’espérance. Le diocèse de Poitiers, dans ses travaux synodaux, reconnaît que « le cadre liturgique dans lequel peut s’exercer un service, par exemple le service de l’autel, donnera le visage d’une Église à la fois fragile, rayonnante et pleine d’espérance, visage d’une Église qui accueille et qui se donne 2 ».
Pour vivre la proximité, le diocèse de Poitiers est organisé en communautés locales avec des équipes d’animation. Mgr Rouet précise : « Pour qu’il y ait Église, il faut que la foi soit enseignée, que la prière soit assurée et la charité exercée. Si l’une de ces trois dimensions manque, ce n’est plus l’Église de Jésus Christ. Ces trois pôles de l’identité chrétienne qui marquent tant le visage de notre diocèse s’appellent les uns les autres. Indispensablement liés, ils ne font qu’un. »
Des personnes en situation de handicap mental peuvent s’investir au sein de ces communautés. Le pôle de la charité permet de répondre à des appels en milieu associatif (visites des personnes isolées ou malades, vestiaire…). Le pôle de la prière et de la liturgie rend possible une animation (lectures quand cela est possible même si elles sont parfois imparfaites, chorale, parfois jouer d’un instrument de musique, service de l’autel, service évangélique des malades, avec possibilité de porter la communion, visites des personnes malades). Le pôle d’annonce de la foi, quant à lui, peut permettre la participation à une équipe d’accompagnement ou de catéchèse particulièrement dans leur milieu ; ainsi un jeune en difficulté qui se prépare à un sacrement peut être entouré d’une équipe dans laquelle participent d’autres personnes en difficulté.


Quelques aspects théologiques qui sous-tendent cette réflexion



Tout être humain est créé à l’image de Dieu. Le livre de la Genèse nous le rappelle : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance 3. » Ce verset nous parle à la fois de Dieu et de l’homme. Tout être humain porte en lui la trace du Père, du Fils et de l’Esprit. Il porte en germe une dimension communautaire. « Notre Dieu n’est pas solitaire mais il est communion et il suscite l’amour » selon la belle expression de Jean-Noël Bezançon
Gaudium et Spes 4 parle d’égalité des personnes. Certes, tout le monde ne fait pas la même chose mais chaque personne mérite d’être entendue et peut apporter sa pierre à l’édifice de Dieu. Le handicap, s’il fait partie de la personne, n’est pas le tout de la personne. Chaque être humain est appelé à recevoir et à donner. Nous sommes dans l’ordre de l’échange.
Saint Paul nous dit que « dans le Corps, les plus faibles de ses membres sont les plus nécessaires 5 » ; plus loin, il affirme que si un membre souffre, tous les membres partagent sa souffrance. Ce passage important parle de l’unité du Corps dans lequel chacun a sa place.
Toute vocation s’enracine dans la consécration baptismale : « Vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ 6. » La liturgie baptismale nous rappelle que nous sommes membres du corps du Christ, participants à sa dignité de prêtre, de prophète et de roi 7.


Une communauté qui accueille



Sylvain est un jeune adulte de vingt-cinq ans, atteint de trisomie 21. Depuis l’aube de ses douze ans, il est servant d’autel ; il a manifesté à plusieurs reprises son désir de devenir prêtre, ce qui n’est évidemment pas possible. Sylvain a vécu un long et patient apprentissage pour devenir servant d’autel, reproduisant et apprenant à coordonner ses différents gestes. Aujourd’hui, Sylvain s’acquitte très bien de sa fonction. Par ailleurs, il travaille dans un établissement spécialisé d’aide par le travail. Mais le plus important est que Sylvain « édifie » la communauté chrétienne. Sa manière de s’incliner, de faire lentement un large signe de croix sur tout son corps, l’ensemble de ses attitudes expriment une intériorité certaine. Sylvain n’est pas « figuratif » dans l’assemblée mais signe de la force de Dieu au cœur même de son handicap ; il rappelle la tendresse de Dieu pour les plus pauvres, la fécondité d’une vie qui va au-delà des apparences. En lui, les personnes âgées ou malades se reconnaissent. « Toute vie est vocation » mais toute vocation vraie est signe. La participation de Sylvain n’est pas le fruit d’une charité bienfaitrice mais elle est participation active au mystère de l’Église au nom même de sa vocation baptismale. « Il n’y a plus ni juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ 8 » nous rappelle saint Paul.
La communauté chrétienne qui accueille Sylvain et trois autres jeunes adultes en situation de handicap ou en difficulté a cherché à donner une place à chacun selon ses capacités. L’équipe d’animation locale, cheminant avec ces quatre jeunes adultes, a pris conscience du chemin parcouru en relisant ce qu’elle a reçu de ces personnes portant une « différence ». Elle est devenue sensible à d’autres différences, notamment celle des migrants de son secteur pastoral. Ces quatre jeunes adultes ont « préparé » le terrain pour une réflexion plus large ; toute vie mérite d’être vécue et chacun est appelé à porter sa pierre à l’édifice de Dieu.
D’autres jeunes ou adultes handicapés ont exprimé le désir de vivre une vocation spécifique : prêtre ou religieuse ; d’autres, à travers différentes activités, expérimentent une mission de service. Nous avons été souvent témoins de la qualité de leur témoignage et de leur souhait de servir l’Église ; il nous a fallu prendre en compte leur demande et avec eux inventer des chemins nouveaux. Certes, tout n’est pas possible… mais tout n’est pas impossible. Ainsi l’EDEJI 9 – la pastorale des personnes handicapées – a été sollicitée par Mgr Albert Rouet, archevêque de Poitiers, pour travailler au dossier « vocations et handicaps ».
[…] Nous aborderons essentiellement ici la question des personnes atteintes d’un handicap mental, blessées dans leurs facultés intellectuelles.
Notre service de pastorale des personnes handicapées a procédé par étapes. Tout d’abord, un repérage a été effectué au niveau du diocèse. Une enquête a été réalisée auprès des délégués du pôle charité 10. Si quelques congrégations accueillent des personnes handicapées, elles ne sont pas adaptées aux personnes ayant un handicap mental. L’EDEJI décide la création d’une équipe référente, reconnue par l’assemblée synodale, dont la mission sera « d’aider les acteurs locaux à accueillir et à reconnaître les personnes en situation de handicap au sein de leurs communautés. Cette équipe aide à discerner les formes d’implication ou d’engagement auxquelles ces personnes pourront être appelées et elle réfléchira à la possibilité d’ouvrir cette proposition à d’autres personnes. Elle aide à discerner toute vocation et accompagner la personne dans son choix 11 ». En lien avec le Service diocésain des Vocations, elle est composée des membres de la pastorale des personnes handicapées et de représentants des communautés locales où différentes vocations sont représentées.
Quelques temps forts ont été organisés afin de mieux connaître les personnes et d’assurer le ressourcement de chacune. Au cours de la récollection « Un jour pour Dieu », le groupe de personnes handicapées a pris le nom de « Voc’Aventure » car l’appel est une aventure à laquelle chacun est appelé en vue de la participation au travail de Dieu. Ces jeunes adultes souhaitent aller plus loin, non pas « être au dessus des autres » mais aller jusqu’au bout de leur vie et la risquer, se tenir dans ce creuset où l’Esprit murmure le nom du Père et révèle ce que l’on est et ce que l’on est appelé à devenir. Sur ce chemin de vie, il ne s’agit ni de se résigner pour ne pas se laisser envahir par son handicap, ni de nier son handicap afin de vivre au mieux avec le manque ; les personnes handicapées sont capables de grandir dans la foi et de servir.


Participer à la vie de l’Église



Le jeune adulte handicapé qui souhaite participer à la vie de l’Église est appelé à rejoindre Voc’Aventure. Nous incitons les communautés à nous faire connaître ces personnes. S’il est possible de servir l’Église sans faire partie de Voc’Aventure, pour être appelé à un service spécifique, il est nécessaire de participer à la vie de ce groupe, lieu de ressourcement, de discernement et de connaissance mutuelle pendant deux ou trois années.

Accueillir, discerner, éprouver

Pour une personne en situation de handicap mental, la notion de temps diffère de la nôtre. Tout en respectant son cheminement, il est souhaitable de donner un peu « de temps au temps ». Éprouver et discerner, de manière adaptée, l’appel à être témoin de Jésus-Christ nous paraît indispensable. […]
À Voc’Aventure, accueillir la personne telle qu’elle est et accueillir sa demande – plus ou moins explicite – est notre première mission. […]
Il s’agit de l’aider à consentir au réel. Son désir (par exemple : devenir prêtre) est entendu mais sa réalisation passe par l’acceptation de ses propres limites. Un nouveau projet est construit, différent du projet pensé initialement.
Des activités apostoliques sont mises peu à peu en place, avec l’aide de la communauté chrétienne et de l’équipe référente. Cette expérience ne doit pas seulement être un lieu « d’apprentissage pratique » mais le lieu où s’expérimente l’appel à être témoin de Jésus Christ pour les autres.
Ce service ne se limite pas aux « activités pastorales » mais s’étend à toute la vie : appel à témoigner à l’ESAT 12, à la maison, dans le quartier, au foyer, etc.
Les rencontres à Voc’Aventure, préparées par notre équipe référente, permettent la relecture de vie ; elles souhaitent en particulier :
  • favoriser, de manière adaptée, l’écoute de la Parole de Dieu, la catéchèse, la formation (aux sacrements, à la vie de prière et à la liturgie) ainsi qu’une réflexion sur l’appel, le baptême, l’envoi par l’Église ;
  • être à l’écoute des personnes ; par exemple, nous avons passé toute un après-midi à parler du pardon avec Benoît ; il dit avoir du mal à pardonner à un collègue de l’ESAT qui l’a injustement accusé d’une faute qu’il n’a pas commise. Il importe que ces rencontres soient au service de la croissance des personnes ;
  • changer de lieux au fil de nos rencontres afin d’aller dans les différents secteurs pastoraux. Soucieux d’établir des liens avec le prêtre, l’équipe d’animation locale et la communauté chrétienne qui nous accueillent, nous les invitons à venir passer un moment avec nous, à témoigner ou à nous rejoindre pour un temps de prière. Ces liens sont « source d’enrichissement » pour tous.

Une formation plus spécifique est à rechercher à l’horizon du service qui sera confié : porter la communion aux personnes âgées, aux personnes malades ou handicapées.
Nous souhaitons aussi que la personne en situation de handicap puisse participer à des rassemblements diocésains, en particulier lorsqu’ils sont en lien avec son propre service ; elle découvre ainsi la dimension diocésaine de l’Église à laquelle elle appartient.
Pour l’aider à vivre fidèlement son service, l’équipe référente choisit parmi ses membres, en concertation avec le prêtre et l’intéressé, un accompagnateur. Ce n’est pas un tuteur, mais un frère (ou une sœur) témoin du vécu de la personne, un compagnon de route qui favorise la croissance et garde la bonne distance : ni trop près, ni trop loin. L’accompagnateur fait le lien avec les prêtres, les équipes de base, les différentes instances, permet les réajustements, fait part de ses remarques à l’équipe référente.


Appelés pour un service



Les premiers appels auront lieu au cours de l’année 2008 par Mgr Rouet. Le discernement sera adapté, tenant compte du handicap ou des difficultés, mais soucieux des exigences de fidélité, et des qualités requises en vue du service confié. Voc’Aventure reste un lieu d’appui, mais l’objectif est de s’en détacher. À cet effet, nous envisageons de mettre en place un groupe diocésain, un lieu spirituel où les personnes envoyées pourraient se retrouver pour relire leur engagement, partager et se soutenir ; ce groupe pourrait être ouvert à d’autres personnes.


Conclusion



Nos amis handicapés nous rappellent que le mystère pascal est au cœur de toute expérience chrétienne ; ils sont souvent riches de Dieu au milieu de leurs pauvretés.
Notre équipe référente a le souci du développement de la vocation baptismale de chacun. Nos rencontres essayent d’offrir un espace où chacun puisse exprimer ce qu’il est et ce qu’il devient. « Avec Jésus, Dieu adresse une Parole définitive qui peut illuminer pour toujours le chemin de chacun des hommes : tous peuvent se découvrir aimés jusqu’à l’extrême, au plus intime 13. » Il s’agit non de dévisager mais d’envisager, en permettant la croissance humaine et chrétienne pour ensemble « faire Église » : « accueillir et recueillir toutes les semences d’espérance qui caractérisent leur existence pour les offrir comme chemin d’Evangile 14 ».
Laissons à Sylvain la joie de conclure : « Comme, ce n’est pas possible de devenir prêtre ou diacre car c’est trop difficile pour moi, on cherche à Voc’Aventure une autre façon de servir l’Église et mes frères. Je suis content parce qu’on pourra donner de la joie au service des autres et du bonheur à chacun. Servir à l’autel est très important pour moi. Cela me donne du courage pour toute la semaine dans mon travail et j’espère que ma joie rend Jésus heureux car je sais qu’Il nous aide malgré nos difficultés. À la fête du 1er mai 15, le Père Rouet est d’accord pour qu’on continue notre démarche. »

 

Notes


1 - Citation de Marie-Danielle Boutillier, déléguée diocésaine du Service catholique enfance jeunesse inadaptées Alsace en 2003. Le SCEJI est devenu la pastorale des personnes handicapées.
2 - Serviteurs d’Évangile, actes synodaux du diocèse de Poitiers, n° 3123.
3 - Gn 1, 27.
4 - Gaudium et Spes, n° 12.
5 - 1 Co 2, 22.
6 - Ga 3, 27.
7 - Cf. le rituel du baptême des petits enfants.
8 - Ga 3, 28.
9 - Équipe diocésaine pour l’enfance et la jeunesse inadaptées. Ce service, dans le diocèse de Poitiers, comprend la pastorale des personnes handicapées et la pédagogie catéchétique spécialisée.
10 - Le pôle charité est l’une des trois charges des communautés locales, avec le pôle annonce de la foi et le pôle de la liturgie. « L’intuition des communautés locales est d’abord missionnaire. Chaque charge est confiée sur le fondement des sacrements de l’initiation chrétienne pour être témoin de l’Évangile. Ainsi toute charge confiée ne dispense pas les autres membres de la communauté locale de leur responsabilité propre. En outre, l’Église est invitée à se faire proche des personnes : là où vit une équipe de chrétiens, là est l’Église, là est le Christ (Mt 18, 20). »
11 - Serviteurs d’Évangile, actes synodaux du diocèse de Poitiers, n° 3123.
12 - Établissement spécialisé d’aide par le travail. Cette appellation remplace celle de centre d’aide par le travail (CAT).
13 - Directoire général pour la catéchèse et Texte national pour l’orientation de la catéchèse en France.
14 - Charte de l’EDEJI.
15 - Il s’agit de la fête diocésaine du 1er mai 2007, au cours de laquelle le Père Rouet a signé un texte de référence pour Voc’Aventure.