L’engagement et le monde des jeunes


Le CREDOC est un organisme issu de l’INSEE qui s’occupe des problèmes de société.Robert Rochefort est également vice-président des Semaines Sociales. Dans cette intervention, donnée à la session nationale de la pastorale des jeunes à Nantes en novembre dernier, il nous donne un regard de sociologue qui décode la réalité.

Robert Rochefort
directeur du CREDOC

Aujourd’hui quand on parle aux jeunes d’engagement, cela signifie organiser sa propre vie. Moi, j’ai toujours été engagé depuis l’âge de quinze ans. Je suis père de deux jeunes qui sont engagés comme chefs scouts.
De notre temps, nous vivions le rapport à l’engagement comme un rapport au monde, à un collectif, avec une logique « sacrificielle » (de dévouement). Pour les jeunes d’aujourd’hui, le fait de choisir leurs études est déjà une forme d’engagement. Choisir son style de vie, son habitation, sa première entreprise, choisir de vivre de façon autonome, choisir son conjoint… fait partie de l’engagement. Le fait d’avoir une voiture ou de ne pas en avoir également car prendre un crédit, c’est choisir d’affecter son argent d’une certaine façon.
La question de l’engagement se pose dans un contexte où, pour les jeunes, il n’est pas facile de se poser. Il y a de multiples aiguillages : les choix sont très complexes. Est-ce si différent de nous ? Beaucoup de chefs d’entreprise considèrent que leur profession est un engagement. Pour de nombreux parents la vie de famille est un engagement. L’engagement se pose d’abord au niveau de l’épanouissement de ce que je suis.

Les difficultés de l’engagement

Confrontation entre temps court et temps long

Les jeunes sont confrontés à la question du temps, un temps long : le défi de la longévité signifie soixante-dix à quatre-vingt ans d’espérance de vie pour un jeune de vingt ans. C’est une très bonne nouvelle mais c’est aussi un cadeau empoisonné : il faut assumer des choix structurants pour toute sa vie.
La société donne le sentiment d’aller de plus en plus vite, avec un temps de plus en plus court. Dans l’entreprise, c’est la logique de la course à la rentabilité avec des stratégies à court terme…

S’engager, c’est devenir adulte

Quand devient-on adulte ? J’ai été frappé par l’émergence de la télé réalité : la question du loft ou de Star Academy fait apparaître la confrontation entre une jeunesse immédiatement plongée dans les réalités de la situation d’adulte (corps siliconés) et des personnes qui se réfugient dans leur doudou, leur nounours (régression enfantine) après des ébats amoureux.
Cette tension se retrouve dans le langage. Jusqu’au XIXe siècle, il n’y avait pas de mot pour distinguer le passage de l’enfance à l’âge adulte. Le XXe siècle a inventé l’adolescence et la seconde moitié du XXe a précisé les termes, en parlant de post-adolescence, d’adultescence.Certains parents parleraient parfois « d’adoleschiance ».
L’âge de l’entrée dans l’âge adulte est toujours en recherche. Les jeunes sont confrontés à un idéal de générosité, de solidarité et ils disent : « Ce n’est pas pour maintenant, je ne suis pas encore prêt. » L’urgence du moment n’est pas là. Les urgences de l’instant sont : réussir son bac, sa classe préparatoire, son BTS, son premier stage, son CDD. Les parents incitent à un arbitrage en faveur du travail plus que de l’engagement. Les situations deviennent encore plus compliquées quand les jeunes ont des difficultés.

Décrédibilisation et défiance institutionnelle

Dire cela est une banalité, en particulier en politique. L’institution broie les personnes sauf peut-être celles qui exercent le pouvoir. Les personnes sont broyées par un mélange de jeux de pouvoirs, d’exercice bureaucratique, d’incompréhension générationnelle. Même dans les associations, les structures, les institutions pourtant réputées légères, le fonctionnement est bureaucratique : 80 % de réunions. La bureaucratie n’est pas le propre de l’Education Nationale ou des administrations.

Dans la vie associative, on trouve moins de 5 % de jeunes adultes vraiment impliqués et 35 % de jeunes retraités. On appelle « personnes impliquées » les personnes qui participent à l’assemblée générale et donnent à l’association au minimum trois à quatre heures par mois. Les jeunes ont du mal à être dans des réunions interminables où l’on finit par perdre de vue le but de l’association.
Les jeunes ont raison de réagir ainsi : quand ils placent la question de l’engagement d’abord dans la réussite de leur vie avant de la mettre au service d’une cause. Ils ont raison : pour des raisons sociologiques, ils sont résolument modernes.

Individualisme et naissance de la personne

Ce que nous vivons en ce début du XXIe siècle, c’est la recherche de l’accouchement de la personne après la mise en évidence de l’individu dans les trente dernières années. L’individualisme démarre dans les années soixante lorsque le niveau de vie est suffisant pour devenir individualiste (les « Trente glorieuses »). Première crise : la contestation des années 60 ; épanouissement dans les années 70-80 ; crise dans les années 90. Nous avions cru collectivement que l’individualisme était source de liberté et de plaisir mais l’hyper-individualisme génère l’inquiétude et l’angoisse. Depuis trente ans, on mesure au CREDOC les inquiétudes de la société française. Il y a 20 ans, l’indice synthétique d’inquiétude était de 15 ; il y a 10 ans, 30 ; aujourd’hui, 38. La société est de plus en plus inquiète. Et depuis quatre ou cinq ans, les jeunes sont plus inquiets que les personnes âgées. Si les jeunes sont plus inquiets, c’est parce qu’ils portent aujourd’hui cette tension entre le fait d’être nés dans une société déjà individualiste et de se découvrir à l’entrée dans l’âge adulte avec le risque de vivre dans la solitude. Le nombre de personnes qui vivent seules atteint 50 % à Paris

Avec la recherche d’émergence de ce qu’est la personne, la société les met brutalement dans une posture : il faut vous construire, assumer vos choix. Dans cette société « déresponsabilisante », chacun est mis devant la conscience de sa responsabilité. Il faut réussir sa vie, chacun doit se construire sa stratégie de vie professionnelle, sa vie amoureuse et familiale, sa retraite. Les jeunes portent en eux cette angoisse de la réussite.
Comment passer d’une posture à l’autre en quelques années sans avoir une organisation sociale qui accompagne cette question de l’émergence de la personne ? Pour la vie professionnelle, comment devenir autonome dans son travail alors qu’on ne vous pose plus des exigences de moyens mais de résultats ?
La naissance de la personne est un beau programme mais il ne peut y avoir une génération spontanée de la personne. C’est ce qu’on appelle la tendance de « l’expérientiel » : l’élément privilégié de la construction de ma personne, c’est ce que j’expérimente, ce que je vis. Il n’y a plus de messages qui me viennent d’en haut. Il y a moi, et en moi il y a un certain nombre d’idées dont j’ai éventuellement hérité. Tant que je ne les ai pas expérimentées, cela n’a pas de sens pour moi.
Pour les questions d’incivilité et de répression : je fais l’expérience que l’acte est interdit parce que j’ai eu une sanction répressive. La loi ne me dit rien avant. Il n’y a pas de médiation communiquée auparavant.
L’engagement vient d’une logique préalable. Pour aider la personne à être une personne, il ne faut pas la laisser seule.

Trois mots-clés

Rassurance : si on n’a pas un minimum de situation stable, de sécurité, le pari d’être une personne est surhumain. Par exemple, la famille est le niveau le plus élémentaire de rassurance, mais on n’en dispose pas toujours.

Reliance : le fait de découvrir qu’on ne peut pas faire tout seul, qu’on a besoin des autres pour faire quelque chose. La force de l’engagement résulte de ce fait de la nécessité d’être en lien avec d’au­tres. Nous vivons plus dans une société qui cherche à se construire des relations que dans une société de communication (cf. les SMS).

Résilience : concept physique à l’origine (un matelas qui a une bonne résilience retrouve sa forme le matin quand vous vous levez) ; le fait qu’aujourd’hui les choses ne sont plus un long fleuve tranquille ; dans la vie, on reçoit des coups douloureux (maladie, chômage, divorce…). Les logiques sont devenues des logiques floues : on est obligé de s’adapter en permanence, de réparer des chocs à la structure, des chocs que l’on fait vivre aux personnes.

Comment sort-on de l’hyper-individualisme ?

Il y a de nombreux écueils.

La préservation de soi
C’est pour me réussir moi-même que je m’engage ; alors, comment éviter que je refuse de m’engager ? Tout engagement est une prise de risque qui me remettra en cause. Il y a une forme de construction égocentrique de soi : celle qui s’arrête quand je dois exposer quelque chose de moi.

L’hyper-exaltation ou l’idéalisation de la logique de l’engagement.
Il y a dans notre société la vision d’une notion très abstraite de la solidarité, de la fraternité. Il y a une très grande naïveté des jeunes par rapport à la solidarité. Cette naïveté aboutit à l’idée que c’est tellement idéal que c’est irréalisable.

Un risque d’idéalisation
Les Béatitudes nous disent : « Heureux les pauvres ». Nous avons la conviction que le monde ne peut fonctionner sans cela mais en même temps porter cet idéal est utopique. Le visage du Christ pour moi est celui d’un homme qui refuse la préservation de soi-même. Pour le Pape, il en est de même : c’est quelqu’un qui refuse la préservation de lui-même, la préservation de l’exposition d’une fin de vie dans la souffrance, ce n’est pas l’expression d’un masochisme.

Un risque de consumérisme
J’en prends pour exemple la campagne « Envie d’agir ». Le Guide de l’engagement est un guide bien fait à partir d’études sociologiques approfondies, un guide qui apporte beaucoup d’informations et de témoignages, mais c’est un catalogue.

Comment faire ? Il n’y a pas besoin d’être croyant pour découvrir que l’engagement est toujours la réponse à un appel.Il y a plusieurs filières mais la plus fréquente est celle du copain qui entraîne. Il en est de même pour les personnes âgées. Celui qui est appelé va souvent plus loin que celui par lequel a transité l’appel. Pensons à la parabole du grain de moutarde. Entre celui qui est appelé et celui par lequel transite l’appel, nous croyons qu’il y a Celui qui appelle. Cette logique de l’engagement se situe au moins dans une relation à trois. Le mystère de notre foi nous permet de le décoder ainsi.

Peut-on dire qu’il y a une crise de l’engagement ? Oui certes, c’est une crise, un état de changement permanent dans lequel nous sommes nous-mêmes appelés à changer notre regard. Cela nous permettra de dépasser la situation actuelle dans laquelle on a l’air d’attendre demain pour s’engager : le mot-clé est le « pas encore ». Notre mission, c’est de permettre aux jeunes de dépasser le « pas encore ». Nous sommes tous acteurs, tous responsables de faire vivre les « 3 R ».