La vocation dans le clergé français au XIXe siècle


Claude Savart
professeur émérite de l’université Paris XII,
diacre permanent du diocèse de Paris

 

En face de la question de la vocation, l’historien ne peut que prendre acte des limites de sa méthode. Le fait même de la vocation – appel de Dieu, et réponse de l’homme – ne lui est accessible que, soit à travers le témoignage de l’intéressé, soit par les actes extérieurs qui en sont la conséquence. Il ne saisira pas la vocation elle-même, mais ses échos dans une conscience et dans des faits visibles. Il peut néanmoins apporter sa pierre au débat, à condition de ne pas prétendre au-delà de ses moyens.
Au XIXe siècle, la question de « la vocation » se pose assez différemment de ce qu’elle était sous l’Ancien Régime (a fortiori au Moyen Age), et de ce qu’elle devient au XXe et au XXIe siècles. Je parle d’un XIXe qui irait, de ce point de vue, du Concordat de 1802 entre Bonaparte et Pie VII, à la séparation de 1905 entre l’État et les Églises. Car le régime concordataire est le préalable majeur à toute étude de ce genre ; pour faire bref, le clergé est de ce fait salarié par l’État et quasiment fonctionnarisé, mais en même temps soumis de sa part (et par l’intermédiaire des évêques, les « préfets violets ») à une étroite surveillance. Aussi longtemps qu’il est en vigueur, le Concordat marque profondément la vie des prêtres.
Un deuxième constat préalable, c’est que ce clergé se compose de deux mondes bien différents. Encore qu’il faille multiplier, pour le comprendre, les nuances et les passerelles. Comme la société française elle-même est à deux vitesses : le peuple et les élites. Ou comme l’enseignement, où primaire et secondaire ne sont pas en continuité. Dans une France majoritairement rurale, ce clergé se compose principalement de « desservants » de village, dont le « bâton de maréchal » est d’obtenir une cure de canton. Parallèlement, et d’origines partiellement différentes, le clergé urbain, renforcé du clergé régulier peu à peu reconstitué, est au service des populations urbaines et des classes dirigeantes.
Troisième préalable : on pouvait s’en douter, ce siècle n’est nullement homogène, en particulier quant à la courbe des ordinations, que l’on ne peut négliger dans une étude de la vocation. L’Empire reste sous le signe de la pénurie ; puis le nombre des ordinations s’accroît rapidement sous la Restauration, introduisant pour longtemps une situation qui passerait à nos yeux pour suffisante et presque pléthorique. Mais après 1830, la courbe stagne ou plutôt oscille, sans trop ressentir les effets d’un climat politique et social devenu hostile après 1860 et surtout 1880. Avant que la séparation de l’Église et de l’État n’entraîne un premier effondrement, prélude d’un xxe siècle franchement déficitaire.

Le recrutement du clergé rural repose sur un système, où si l’on peut oser ce paradoxe, et sans préjuger de ce qui se passe dans les consciences, l’appel précède la vocation, un appel extérieur, institutionnel précède la vocation intérieure, spirituelle. Bien entendu, Dieu seul sait (et aussi l’intéressé) s’il a incliné préalablement le cœur d’un jeune garçon en faveur de la perspective qui allait lui être présentée. Mais en apparence, l’initiative revient à l’institution.
Le schéma le plus classique est le suivant : un curé de village remarque parmi ses fidèles un jeune garçon que recommandent sa piété fervente, sa droiture morale, son intelligence précoce. Il convainc ses parents de le lui confier, généralement sous le régime de la demi-pension, afin de lui assurer un début de formation en vue du sacerdoce. Si le curé réunit plusieurs postulants, et en renouvelle régulièrement le recrutement, on dira qu’il tient une « école presbytérale ».
Cette pratique s’est trouvée systématisée, dans les diocèses les plus riches en vocations, par divers instituts religieux, en particulier missionnaires, ou même certains séminaires. Après accord de l’évêque, des envoyés prospectent chaque village, le curé indiquant les candidats possibles. Ces derniers sont dirigés vers les lieux de formation que se sont donnés, sous divers noms (écoles apostoliques, juvénats, etc), les différents instituts religieux.
Revenons sans plus tarder sur les motivations qui animent les jeunes (et leurs parents !) en face de ces offres. Encore une fois, nous ne nions ni ne négligeons le travail de la grâce dans le cœur de tel jeune, travail qui aura pu préparer l’appel explicite, ou même amener le jeune à le devancer et à le solliciter. Mais il ne faut pas négliger d’autres facteurs, liés principalement au régime concordataire. En regard de la perspective d’une vie chaste et austère, on peut être sensible à la sécurité d’une vie modeste mais assurée, à la possibilité de poursuivre à moindres frais des études relativement poussées, et surtout bien entendu à l’attrait d’un idéal sacerdotal, dont un curé d’Ars est le meilleur exemple.
Cet idéal, né au XVIIe siècle dans le sillage de Bérulle et de l’École française, imprègne profondément non seulement le clergé en exercice, mais plus encore les grands séminaires ; il se communique dans une certaine mesure aux petits séminaires et à l’ensemble de l’opinion. C’est l’idéal d’un prêtre enflammé par la recherche de la sainteté, séparé des fidèles autant que le permettent les exigences de la pastorale, et cependant attentif à être le guide de sa communauté villageoise (rôle dans lequel il est concurrencé par l’instituteur dans le dernier quart du siècle).
Les écoles presbytérales ne font que préparer éventuellement à l’entrée dans l’un des petits séminaires, lesquels se multiplient au cours de la première moitié du siècle (d’où une tendance à la disparition de la formule précédente). Ils ont l’avantage, selon les possibilités que leur ouvrent les législations successives, de faire office de collèges, accueillant des élèves qui n’envisagent nullement un avenir sacerdotal, mais qui contribuent au financement de l’institution. Leur niveau intellectuel est très inégal. Ils visent avant tout à donner des habitudes de piété, afin d’éveiller ou affermir la vocation de ceux des élèves qui se préparent au sacerdoce, et d’abord à l’entrée au grand séminaire.
Le parcours de formation d’un « desservant » de village demande ainsi une dizaine d’années. Encore une fois, c’est celui que suit la grande majorité du clergé français. Ce dernier est issu en majeure partie de la France rurale : fils de cultivateurs, et plus encore peut-être fils d’artisans et commerçants des bourgs et des villages. Les diocèses urbains, dont le clergé est presque toujours en nombre insuffisant, puisent largement dans ce réservoir presque inépuisable ; à diverses étapes de leur formation, ils font venir des prêtres d’origine rurale pour compléter le clergé des villes. C’est le cas en particulier du diocèse de Paris.
Toutes les provinces ne contribuent pas à ce courant. Les plus fécondes en vocations sont la Bretagne et les marges armoricaines (de la Normandie à la Vendée), un bloc de l’Est associant l’Alsace et la Franche-Comté, enfin un grand ensemble méridional allant de la Savoie et du Lyonnais, par l’Auvergne, jusqu’au Rouergue et au Pays basque. Ces régions conservent un clergé nombreux, compensent en même temps les déficits urbains, et assurent (pour une part) le recrutement des instituts religieux et missionnaires.

Le clergé urbain est donc moins nombreux, mais plus diversifié, tant par ses fonctions que par ses origines sociales. La question de la vocation s’y pose différemment (en laissant de côté les éléments d’origine rurale) : bien que le processus inverse puisse se rencontrer, il semble que le plus souvent la vocation personnelle (parfois tardive) y précède l’entrée dans l’institution (petit ou grand séminaire) ; le débat intérieur y précède toute démarche extérieure.
Mais les motivations sont si variées qu’une vue d’ensemble est presque impossible. Il faut se contenter de quelques approches, et donc demeurer au seuil de la question. Pour cela, j’ai adopté la démarche suivante : établir une liste de cent prêtres du xixe siècle qui ont atteint un certain degré de notoriété. Du fait de celle-ci, on obtient aisément un minimum de données biographiques. Malheureusement, ces dernières éclairent plus la chronologie d’un parcours, qu’elles ne permettent de cerner les mobiles d’une vocation.
Ce critère de notoriété élimine pratiquement toute référence au clergé rural, sauf de très rares exceptions (par exemple Gorini, curé de village dans le diocèse de Belley, et historien). Par contre, il donne une place disproportionnée aux membres de l’épiscopat et à ceux des instituts religieux, et sans doute aussi aux ecclésiastiques ayant une ascendance aristocratique. Une telle imprécision statistique n’encourage pas à approfondir ici les origines sociales ou géographiques du clergé urbain ; mais on peut y glaner quelques notations en ce qui concerne les modalités de sa formation.
Le contraste qui ressort le mieux est celui qui oppose une majorité (les quatre cinquièmes de la liste) de parcours chronologiquement « normaux » : entrée dans un grand séminaire ou dans un institut religieux autour de la vingtième année, précédée dans un cas sur deux d’un passage par un petit séminaire, et suivie d’une ordination dans trois cas sur quatre entre vingt-deux et vingt-six ans. Et une proportion relativement élevée (un cinquième de la liste) de vocations plus ou moins tardives, sur lesquelles on va revenir. Ici encore, la nature de la liste peut être pour quelque chose dans cette notable abondance. Quant à des parcours sans aucun passage ni par un grand séminaire ni par un institut religieux, c’est une éventualité qui semble se compter sur les doigts d’une seule main. Le cas le plus connu est celui de Félicité de Lamennais, auquel sa rapide célébrité vaut un itinéraire très personnel. Il semble qu’on puisse y joindre ceux de l’abbé Migne (l’éditeur des patrologies et de nombreux autres volumes) et de l’abbé Bautain (voir plus loin).
La liste des cent noms qui me sert de guide nous ramène en terminant sur une vingtaine d’exemples de vocations tardives. En réalité, elles recouvrent des expériences très différentes. Il faut mettre à part trois vocations qui font suite à un passage du judaïsme au catholicisme. François Libermann, le fils du rabbin de Saverne, est baptisé à vingt-quatre ans et ordonné à trente-neuf ans (retardé pour des raisons de santé) ; il fonde la société missionnaire du Saint-Cœur de Marie, bientôt fusionnée avec les spiritains. Les deux frères Ratisbonne, Théodore et Alphonse, sont baptisés respectivement à vingt-cinq et trente ans, et fondent la congrégation de Notre-Dame de Sion ; la conversion d’Alphonse, à Rome, eut un grand retentissement.
Le plus souvent, une vocation au-delà de la vingtième année entraîne l’interruption d’une carrière bien commencée. C’est ce qui arrive à des universitaires comme Alfred Baudrillart, futur recteur de l’Institut catholique de Paris et cardinal ; ou Louis Bautain, théologien à Strasbourg puis à Paris, parfois controversé, mais d’un grand rayonnement et d’une immense culture ; ou encore Eugène Boré, qui découvre auprès de Lamennais sa vocation d’orientaliste, et devient lazariste à quarante ans. À des magistrats comme Ravignan, devenu jésuite et longtemps prédicateur de carême à Notre-Dame de Paris. À des avocats comme Lacordaire, le restaurateur en France des Dominicains. À un diplomate comme Gaston de Ségur (le fils de la célèbre comtesse), auquel sa cécité n’interdira pas un apostolat multiforme.
Tantôt la conversion que suit la vocation (et en ce cas, en général, sans aucun délai) s’accompagne de la remise en ordre d’une vie profondément déréglée. On sait ce qu’il en fut de Charles de Foucauld, qui constata pour lui-même cette continuité : « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui. » On connaît moins Hermann Cohen, jeune pianiste prodige emporté dans le tourbillon de la vie mondaine romantique, auprès de Liszt et de George Sand, et devenu carme en 1850.
Tantôt, et plus souvent encore, la vocation apparaît comme le prolongement et l’épanouissement d’une vie déjà fervente et même militante. François Ledreuille fait son séminaire jusqu’au diaconat, puis rentre dans le monde ; il devient sous Louis-Philippe l’orateur attitré de la Société de Saint-François-Xavier, consacrée à la cause des ouvriers ; Monseigneur Affre l’ordonne prêtre à quarante-huit ans. Jean-Léon Le Prévost se dévoue dans la Société de Saint-Vincent de Paul, et fonde en 1845, étant laïc, les Frères de Saint-Vincent de Paul ; il sera ordonné prêtre en 1860. Ancien négociant en soieries à Lyon, Camille Rambaud anime de nombreuses œuvres sociales, avant d’être ordonné à trente-neuf ans.

Et ce ne sont là que quelques noms que l’histoire a, tant bien que mal, conservés. Ils nous invitent, une fois de plus, à constater dans l’émerveillement et l’action de grâces la prodigieuse diversité des voies de Dieu. Mais son appel invite toujours l’homme à se dépasser, ou plutôt à se laisser conduire au-delà de ses propres limites.