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Laisse-toi tomber, je te rattrape !
diacre
Il paraît qu’existe en psychologie un petit exercice permettant de mesurer combien nous sommes peureux : le praticien vous demande de vous mettre debout, en se tenant lui-même légèrement derrière vous, puis de vous laisser tomber tranquillement en arrière en vous assurant qu’il va vous rattraper. Essayez : vous verrez que mille et une résistances viendront vous envahir au point de vous figer littéralement sur place. Et si je glissais ? Et s’il me manquait ? Et si… et si… Dans de très nombreux cas, c’est la paralysie !
Imaginez à présent que celui qui vous demande de vous laisser tomber dans ses bras n’est plus un psychologue mais le Père en personne, qui vous appelle, qui veille sur vous avec une infinie tendresse, et qui vous promet avec les paroles du psaume : « Le malheur ne pourra te toucher, ni le danger approcher de ta demeure : Il donne mission à ses anges de te garder sur tous tes chemins » (Ps 90, 10-12). Telle est la situation dans laquelle je me suis retrouvé il y a de cela cinq ans, lorsque j’ai pris la décision d’entrer au séminaire pour le diocèse de Tunis.
Originaire de France, plus exactement de Nanterre, cela faisait longtemps que je pensais au sacerdoce ; pour autant que je me souvienne, j’avais douze ans lorsque je ressentis pour la première fois cet appel intérieur largement indicible. Je le gardais en moi sans vraiment en parler, cherchant à mieux cerner cette voix « plus intime à nous-mêmes que nous-mêmes », aurait dit Augustin ; ce désir, cette soif qui lentement grandit jusqu’au jour où l’on sait que rien ne l’étanchera sinon de faire le pas, en se laissant tomber, tranquillement, en arrière, dans les bras de Celui qui l’a creusée en vous.
J’étais donc à Tunis, en coopération. Deux ans plus tôt, le lycée Sainte-Marie, où je poursuivais mes études en classe préparatoire, m’avait envoyé pour un mois dans la Medina de Tunis, aider une petite communauté de sœurs dans le cadre du cours d’été qu’elles organisent chaque année pour les jeunes du quartier. Je ne connaissais rien à l’islam, rien à l’Afrique du Nord, rien à cette culture si proche et néanmoins si différente. L’expérience fut pour moi spécialement insolite : à Tunis, pas de cloches, pas d’évangélisation de rue, pas de processions, pas ou peu de structures ecclésiales… rien que le silence et les mains nues pour témoigner. Ce fut justement ce dépouillement qui, je crois, fut décisif. En effet, ou le silence fait fuir, ou bien il enracine sur l’unique essentiel : le Christ, rien que le Christ, sans Lequel nous ne pouvons absolument rien faire. Jamais je n’aurais pu m’engager sur cette voie si je n’avais senti le Christ Lui-même brûlé d’une soif inouïe pour ce monde qui ne Le connaît pas, qui parfois Le refuse, où rien ne parle plus que la charité pure : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 35). Nous n’avons rien d’autre à faire que d’exercer cette charité du Christ là où Il nous envoie, « jusqu’à ce que cela fasse mal », dirait Mère Teresa, afin de servir Dieu en tout homme créé à Son image. Le reste est secondaire.
C’est lorsque j’ai compris cela que les dernières résistances ont disparu. Deux ans plus tard, après des études de Sciences Sociales à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, je démissionnai de la fonction publique pour entrer au Séminaire Français de Rome, envoyé par mon évêque. Il est vrai qu’au moment où je postai la lettre de démission, je fus pris d’un vertige comme peut-être jamais : « Et si… et si… » Mais la conviction était plus forte, qui ne s’explique pas mais contre laquelle rien ne vient faire obstacle, que le temps était venu et que le fruit était mûr ; conviction qui n’est pas une construction de l’esprit mais une grâce qui irrigue le terreau d’un désir très profond, jusqu’au jour où Dieu même invite à la moisson.
Aujourd’hui, je suis diacre. Je peux en témoigner : lorsqu’on se laisse tomber, le Seigneur nous rattrape – et bien plus que cela – et les anges sont nombreux à garder le chemin ! Donnez-Lui vos cinq pains : Il les multipliera. La seule chose qu’Il nous demande, c’est de placer en Lui une confiance totale. Il n’y a qu’un secret à la fidélité : prier, prier, prier, avec cette certitude que tout dépend de Lui et qu’Il donne en abondance tout ce dont nous avons besoin pour continuer la route. Au fond, trois choses nous sont nécessaires pour tenir, par Sa grâce, l’engagement que nous avons pris également par Sa grâce : L’aimer Lui, nous laisser aimer par Lui, et aimer les autres, sans exception, à travers Lui. Ceci s’appelle la sainteté, qui n’est pas le luxe d’un petit nombre mais notre devoir commun à tous : « Laisse-toi tomber dans mes bras à chaque instant, je ferai tout le reste. »