Jeunes générations et communautés religieuses : le choc des cultures


Jean-Daniel Hubert
bénédictin, théologien et psychanalyste

 

Disons d’emblée que ces chocs culturels ne sont pas un privilège de la vie religieuse. Toute famille connaît, suivant les moments et les âges, des conflits de générations qui se nourrissent de ces différences culturelles souvent fortes. Les goûts musicaux des jeunes générations, leurs relations affectives, les « années parking » après le lycée, leur façon de prendre les événements, le rapport au travail sont autant de symptômes qui indiquent que chaque génération s’inscrit dans le mouvement de la vie à travers des repères culturels qui lui sont propres.

Ceci dit, il faut bien reconnaître que les communautés religieuses apostoliques sont d’emblée concernées par ces chocs culturels, dans la mesure où leur mission et leur charisme s’inscrivent et prennent sens dans des champs spécifiques (travail professionnel ou éducatif, choix des plus pauvres ou des exclus…). Ces tâches qui, par le passé, répondaient à un manque de la société, sont maintenant partagées par beaucoup dans des perspectives et avec des moyens qui ne se réfèrent pas explicitement à l’Évangile. Les jeunes générations viennent de ce monde-là, elles ont à découvrir la pertinence d’une vie communautaire à la suite du Christ et la singularité d’une mission qui prend sa source à distance du pur fonctionnement et de l’efficacité, sans pour autant les nier. Ce renversement ne va pas de soi et ne se fait pas d’un coup. Chercher Dieu ensemble, appartenir à un corps qui a une histoire parfois longue, exige un discernement qui aura inévitablement ses ombres et ses lumières. Inscrire le mouvement de sa vie dans le mouvement du monde est une tâche et un risque. Les communautés monastiques ou celles qui s’inscrivent dans la mouvance charismatique ont le plus souvent une visibilité identitaire forte et distanciée du monde tel qu’il se vit au quotidien. Elles offrent aussi une sécurité et un sens qui peuvent tenter les jeunes générations. Elles exigent une adhésion moins tourmentée par les questions du monde bien qu’ici, il ne faille pas trop forcer le trait.

Dans les communautés apostoliques comme dans les autres, les chocs culturels existent, même s’ils n’ont pas le même impact. Essayons d’en approcher quelques-uns.

« Les modalités du croire » se sont profondément transformées depuis bien des années. La vie chrétienne n’apparaît plus comme un bloc facilement identifiable et unifié. La diversité d’expression, le subjectivisme de la foi et le relativisme des pratiques marquent nos façons de croire. Tout cela ne veut pas dire que la croyance est devenue insignifiante mais elle s’organise autrement dans la conscience individuelle de chacun. Ces changements ne sont pas rien, ils deviennent de véritables questions quand il s’agit d’instituer un noviciat ou un postulat dans le cadre d’une vie religieuse. Le choc culturel qu’ils représentent touche aussi bien le ou la candidate possible que le responsable qui a en charge d’accueillir, d’accompagner et de discerner ce qui est juste. Il n’est donc pas étonnant que les premières années ressemblent plus à un catéchuménat qu’à une véritable initiation à une vie religieuse spécifique. Dans ce choc culturel inévitable aujourd’hui, le plus ancien comme le plus jeune doit réévaluer ce qui le fait croire, vérifier ses points d’appui vis-à-vis de sa propre trajectoire, de son rapport au monde et du corps religieux dans lequel il risque sa « durée de vie » ou vers lequel il se destine.

« L’appartenance à un corps » est aussi le lieu de bien des chocs culturels. Les communautés religieuses souvent vieillissantes ont leur histoire et leurs traditions qui ont fait leurs preuves et le bonheur de beaucoup. Mais voici que les jeunes générations désireuses d’absolu et de service ont à réinventer leur identité par rapport à cette communauté qui les précède et à leurs modes d’appartenance. C’est une tâche et un risque qui leur permettent d’inscrire leur trajectoire de vie dans une stabilité, une certaine durée qui, de toute manière, comporte aussi sa part d’inconnu. Le modèle de vie religieuse proposé est-il assez souple et ferme pour structurer une identité, justifier une appartenance qui apporte bonheur et épanouissement sans nier les épreuves et les contraintes, instituer une durée qui ne soit pas une pure répétition de ce qui se fait déjà mais une œuvre de foi à risquer ensemble ? Ce genre de question appartient lui aussi au plus ancien comme au plus jeune.

« La vie spirituelle », à travers des modalités bien diverses, est l’appui fondamental d’une décision pour la vie religieuse. Encore faut-il chercher ce que recouvrent ces termes. Il y a des désirs de vie spirituelle qui peuvent être des cocons de piété, des refuges faciles ou des idéalisations. Ces points de départ sont ce qu’ils sont mais bien évidemment, on ne peut en rester là et les premières années de vie religieuse, et même les autres, sont nécessaires pour purifier tout cela. On a trop vite dit que les jeunes générations manquaient de maturité spirituelle. Tout cela peut être juste bien sûr, mais en même temps, il s’agit de percevoir comment celles-ci posent la question de Dieu, la pratique des sacrements et le rapport à la Parole de Dieu. Il y a des manières de faire qui peuvent surprendre, qui sont à approfondir, mais qui sont autant de questions par rapport à ce qu’on croyait acquis et sûr. Il n’est peut-être pas facile de mettre des mots sur le vécu pratique de sa propre vie spirituelle. Le choc des mots et des représentations peut déstabiliser des générations plus anciennes. Il n’empêche que ce dialogue est essentiel pour la transmission d’un charisme et, comme le rappelle l’apôtre Pierre : « Soyez toujours prêts à rendre compte de l’espérance qui est en vous » (1 P 3, 15).

« Les modalités du croire », « l’appartenance à un corps », « la vie spirituelle » sont des lieux significatifs de chocs culturels. Il ne suffit pas de les repérer pour s’en lamenter, les ignorer ou tenter de les réduire. À quelles conditions peuvent-ils être des lieux de croissance et de créativité ? Autrement dit, comment ce qui peut faire crise est-il aussi et en même temps une chance d’évolution ?

Reprenons ce qui fait le quotidien d’une vie religieuse à la suite du Christ. Il s’agit d’un être ensemble pour chercher Dieu, pour vivre l’Évangile avec quelques autres et en rapport avec un fondateur qui a été habité au plus profond par quelques intuitions majeures. Cette école de fraternité et de foi institue un « entre nous », ce qui est tout autre chose que de croire à des formules et à des pratiques. Les chocs culturels inévitables naissent et se développent dans cet « entre nous ». C’est celui-ci qu’il s’agit d’analyser. C’est à partir de lui qu’on peut vivre et penser ce qu’on a appelé jusqu’à présent le choc des cultures pour les jeunes générations en communauté religieuse.

Parler de « l’entre nous » à propos d’une communauté religieuse n’est pas du tout réduire son identité ou ses objectifs mais plutôt porter sur elle un regard différent qui peut aider à avancer.

De quoi est fait cet « entre nous » ? Dans le cadre de la vie religieuse, cet « entre nous » n’est pas un système clos fermé sur lui-même mais l’ensemble de toutes les relations tissées au quotidien dans le hasard et la nécessité des tâches à accomplir. « L’entre nous » n’est pas non plus l’idéalisation d’un être ensemble qui serait sans cesse en recherche de plus et de mieux. En ce sens, « l’entre nous » n’est pas d’abord un lieu de débat ou de conflit, même si cela est parfois, mais d’abord un espace d’élaboration des possibles qui tienne compte de chacun et de ce qui l’habite. Il y a en chacun une part de transcendance, un mystère de foi, « l’entre nous » est le lieu privilégié de sa révélation et de son expression. Dans cet « entre nous », chacun a sa place et sa parole, il fait signe par ce qu’il est, ce qu’il dit et ce qu’il fait, dans les limites nécessaires du respect dû à l’autre. « L’entre nous » est une réalité humaine très simple mais en même temps très subtile et c’est en cheminant dans cette perspective qu’on retrouve les questions essentielles qui s’ouvrent pour chacun. Ici, les chocs culturels inévitables trouvent une place pour se dire et un sens. L’enjeu de cet « entre nous » sans cesse réélaboré est double, car il s’agit tout autant d’assumer un « héritage » que de risquer des « renaissances ». Ce paradoxe à vivre doit nommer les possibles comme les impasses, tout le monde est concerné, les plus jeunes comme les plus anciens.

Cette perspective de « l’entre nous » peut apparaître à certains bien réductrice par rapport à l’idéal communautaire. Il n’en est rien. « L’entre nous » ainsi envisagé oblige à un regard de foi sur l’autre et à la reconnaissance que cet espace interpersonnel voulu par chacun est le lieu même de la révélation de Dieu. C’est en ce sens qu’on peut dire que la vie religieuse est une sorte de laboratoire de l’entre nous à la suite du Christ.

C’est enfin dans cet « entre nous », voulu et sans cesse reconstruit malgré toutes les difficultés, qu’une institution plus large est vivante et enviable. Là se construit une parole de plus en plus libre et authentique, au-delà des échanges d’idées et des bons sentiments. Là peut advenir un sujet et non pas seulement un acteur de l’institution.

Au chapitre 3 de l’évangile de Jean, j’aime relire la rencontre de Jésus et de Nicodème. Le choc culturel est certain. Nicodème marche sa vie dans la nuit et en cela, il ressemble à bien des communautés religieuses d’aujourd’hui ! Malgré tout, son cœur et son intelligence ont soif d’autre chose. Il pressent que cette rencontre dans laquelle il se risque peut inaugurer du neuf. « En vérité je te le dis… nul ne peut voir… à moins de naître d’en-haut… Comment cela peut-il se faire ?… Il te faut naître d’en-haut… Le vent souffle où il veut… »

Dans cet « entre nous » de Jésus et de Nicodème, chacun élabore peu à peu la vérité de son être. Dans la parole donnée et reçue, la « lumière » se fait, la « vie » prend son sens. Le choc des personnes et des cultures ouvre des chemins inattendus. La parole, le désir, le goût de l’autre et de la vérité « re-suscitent » en nous la « VIE » qui ne cesse de se donner jusqu’à notre dernier souffle. À travers sa parole, son désir, son goût de l’autre et de la vérité, le Christ jusqu’en sa croix et son dernier souffle nous ouvre ce chemin de vie. Nicodème, la figure indispensable pour les communautés et les jeunes générations qui ont à traverser les chocs culturels que l’on sait.