Fils dans l’obéissance


Michel Rondet
jésuite

 

Dans l’Évangile lorsque Jésus veut invoquer sa filiation divine, c’est à son obéissance à la volonté du Père qu’il se réfère : « je fais toujours ce qui lui plait » (Jn 8, 29), « ma nourriture, c’est de faire la volonté de mon Père » (Jn 4, 34). Ce qui permettra à l’auteur de l’épître aux Hébreux de le présenter comme Fils dans l’obéissance (He 5, 7-10). Ce lien à la volonté du Père est en effet pour Jésus le signe incontestable de l’union de son humanité à la personne du Père.

 

L’obéissance de Jésus

Mais comment vit-il ce lien ? Si l’union du Fils au Père ne fait pas de problèmes, Jésus, en assumant notre condition humaine en toutes choses excepté le péché, a choisi de vivre son obéissance au Père dans les conditions qui sont les nôtres. C’est dire que, fidèle à la volonté du Père, il ne l’a pas lu dans une vision immédiate, il a cherché à la connaître avec les moyens qui sont ceux de chacun d’entre nous : la prière, le recours à l’Écriture, le discernement des signes des temps. Avant de choisir ses apôtres, il passé la nuit en prière (Lc 6, 12), comme avant d’affronter ceux qui viendraient l’arrêter (Lc 22, 41). Après son baptême au Jourdain, il a lu dans le texte d’Isaïe qu’on lui présentait dans la synagogue de Nazareth les grands traits de la mission pour laquelle l’Esprit s’était manifesté en lui (Lc 4, 8). Devant le durcissement de l’opposition des chefs religieux d’Israël, il a reconnu que son avenir serait celui des prophètes persécutés comme le Serviteur souffrant d’Isaïe. L’empressement des foules à venir écouter la parole de Jean a été pour lui le signe que l’heure était venue de commencer sa mission. La volonté du Père n’est donc pas pour lui un diktat qui s’impose de l’extérieur, ni un plan tracé d’avance qu’il lui faudrait accomplir points par points, c’est un dessein d’amour que sa conscience d’homme découvre peu à peu et auquel elle adhère de tout son cœur. Il lui arrive même d’hésiter : à douze ans dans l’enthousiasme de son premier pèlerinage à Jérusalem, il pense un instant que les affaires de son Père l’appellent à rester dans le Temple au milieu des docteurs. L’attitude de Joseph et de Marie lui fait comprendre que ce n’est pas dans le Temple qu’est sa vocation mais dans l’atelier de Joseph. Il les suit et leur sera soumis nous dit l’évangile de saint Luc (Lc 2, 41). Plus dramatiquement dans le jardin de l’agonie, il priera un instant pour que ce calice s’éloigne de lui, avant de se relever pour accueillir ceux qui viennent l’arrêter (Lc 22, 46). Ce qui est divin en lui, ce n’est pas une vision exceptionnelle de la volonté du Père, mais l’amour et la foi avec lesquels il y adhère.

C’est sur ce chemin que nous sommes appelés à le suivre. Or trop souvent nous nous faisons une idée fausse de la volonté de Dieu. Des images nous égarent, celle du grand livre où seraient inscrits de toute éternité les choix que Dieu aurait faits pour nous. Nous n’aurions plus alors qu’une liberté, celle de nous éloigner de ce chemin tracé. Non, Dieu attend dans la confiance que nous répondions à son amour en créatures libres par un projet personnel. Sa Providence sera avec nous, non pas pour nous tracer le chemin, mais pour nous accompagner sur le chemin que nous aurons choisi, nous soutenir dans les difficultés, nous relever dans les faux pas que nous aurions commis. Le problème pour nous est alors de choisir librement ce qui nous paraît le plus conforme à l’amour bienveillant de Dieu. Compte tenu de ce que je suis, des grâces reçues, des appels entendus, de ce que je peux savoir de la situation du monde et de l’Église, qu’est-ce que Dieu peut attendre de moi ?

Ainsi lorsqu’un jeune vient nous trouver avec des questions sur son avenir, il n’est pas rare de l’entendre dire : j’hésite entre plusieurs voies, je voudrais bien faire la volonté de Dieu mais je ne sais pas où elle est ; sous-entendu, je viens vous voir pour que vous me le disiez. Posée ainsi, la question est sans réponse. Il n’est pas question qu’au nom d’une quelconque science spirituelle je dise à ce garçon ou à cette fille où est pour lui la volonté de Dieu. C’est à eux de découvrir que Dieu n’attend pas d’eux autre chose que de les voir décider honnêtement ce qu’ils pourront faire de leur vie pour le service de Dieu. Ce qui importe alors ce n’est pas tellement la matérialité du choix qu’ils feront, mais sa qualité. Dieu sera avec eux dans leur décision si elle est libre, réfléchie, généreuse. À nous de les aider se situer dans cette perspective et à comprendre qu’au fond Dieu ne veut pas autre chose que ce que désire leur volonté profonde. C’est en allant au cœur de leur désir qu’ils rencontreront la volonté de Dieu. Tant il est vrai que Dieu n’attend pas de nous autre chose que de nous voir réaliser la forme de sainteté qui est la nôtre, celle que l’Esprit nous aide à découvrir et à construire. Et en ce sens Dieu travaille avec notre fragilité même, l’Esprit est assez puissant pour nous rejoindre dans nos erreurs et nos médiocrités et nous aider à en faire des vocations. Il faut donc exorciser radicalement l’idée d’une volonté de Dieu qui viendrait contredire notre désir profond. Dieu ne peut vouloir que notre bien et si les chemins pour y parvenir sont parfois difficiles, nous ne devons jamais oublier qu’ « Il nous a élus dès avant la fondation du monde pour être saints et immaculés en sa présence dans l’amour » (Ep 1, 4). La volonté de Dieu c’est finalement notre divinisation, notre assomption dans la communion trinitaire.

 

L’obéissance religieuse

C’est dans cette perspective que nous pouvons situer tout ce que la tradition nous a transmis sur l’obéissance religieuse. Dès les premières générations chrétiennes, l’engagement dans une vie évangélique d’hommes et de femmes se vit en communauté et demande à être reconnu par l’Église. Une telle structure suppose autorité et obéissance et elles s’organisent peu à peu selon différents modèles. Mais très vite ce lien prend une valeur spirituelle qui sera soulignée dans la règle de saint Benoît et va s’exprimer dans le vœu d’obéissance. Il s’agit de faire d’une relation humaine, assez semblable à celle que l’on peut trouver dans d’autres types de société, une consécration de la liberté humaine à la volonté de Dieu, à l’image de l’obéissance du Christ au Père. Cette obéissance de Jésus, elle s’est vécue dans la fidélité à la mission reçue du Père, « comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 17, 21). Sensibles à cet appel, les religieux ont choisi librement de faire de leur vie une suite du Christ dans son obéissance au Père. Avec Jésus, ils seront fils dans l’obéissance et pour bien le manifester ils ont suivi cet appel en entrant dans une famille religieuse qui incarne dans l’Église un charisme évangélique pour le bien de tout le peuple. Dieu les a rejoints dans cette décision, si elle a été loyale et généreuse. Désormais cette famille religieuse est devenue pour eux la terre de leur Alliance, c’est là que va se vivre au quotidien leur fidélité à la mission reçue. C’est dire que leur premier acte d’obéissance, celui qui répondra à leur filiation divine, sera d’entrer généreusement dans la volonté du Père en s’efforçant de vivre de l’intérieur leur vocation. La première instance qui a autorité sur eux, c’est le charisme de la famille religieuse qu’ils ont choisie. Le découvrir, l’approfondir, s’efforcer, jour après jour, d’y correspondre, c’est autre chose que d’appliquer des règles, c’est consacrer sa liberté. Elle est ainsi arrachée aux errances et aux atermoiements de notre libre arbitre et fixée, comme celle de Jésus, dans la volonté du Père. Voilà ce que l’obéissance religieuse peut réaliser en nous : faire de nous en vérité des enfants de Dieu dans la consécration de notre liberté à sa volonté.

Le charisme, où nous avons reconnu la terre de notre Alliance, ne reste pas pour nous un idéal lointain, il se vit dans des orientations, des décisions qui en expriment pour nous l’actualité. Nous les communiquer est l’œuvre des chapitres et des supérieurs qui sont pour nous les interprètes légitimes du charisme. Ils ont donc autorité sur nous pour nous guider dans notre vocation. On dit parfois qu’ils tiennent la place de Dieu. Il ne semble pas que l’on ait intérêt à employer des formules qui peuvent être mal comprises. Personne ne tient la place de Dieu ! Les supérieurs sont au service du charisme et leur autorité leur vient de leur fidélité à remplir ce rôle. Leurs décisions ne sont pas des oracles divins, mais des décisions humaines au service de notre vocation et de notre mission communes. À ce titre nous leur devons obéissance. Aucun d’entre nous n’est maître du charisme, il est donné à l’Église pour le bien de tout le corps et le rôle des supérieurs est de nous aider à le vivre dans cette perspective.

Ceci ne veut pas dire que la compréhension du charisme soit l’apanage des supérieurs. L’Esprit est vivant en nous et nous avons le droit et le devoir d’exprimer ce qu’il nous inspire, mais dans un dialogue où notre volonté accueille et accepte la parole d’autorité que les supérieurs peuvent nous dire. Jésus, à douze ans, a exprimé sa compréhension de la volonté du Père, mais il a accepté la parole d’autorité de Joseph et de Marie qui l’ont ramené à Nazareth.

 

Nuits et lumières de l’obéissance religieuse

La netteté de ces perspectives spirituelles n’exclut pas les conflits dans les relations entre le religieux et ses supérieurs. Ils peuvent éclater à propos de tout : organisation de la vie quotidienne, mission donnée, relations avec les uns ou les autres… Ils sont de gravité diverses, certains concernent de simples mesures d’organisation communautaire, ils sont à vivre dans l’acceptation simple des mesures prises pour le bien commun, même si d’autres pouvaient sembler préférables. D’autres plus importants concernent la mission et les conditions de son exercice. Ici les différends portent sur des manières d’annoncer le Royaume de Dieu, donc sur des biens possibles mais incompatibles : il faut choisir entre deux obédiences intéressantes, on ne peut pas localiser la même communauté en réponse à des demandes de deux diocèses différents, etc. Il ne m’est pas demandé alors de justifier la décision prise parce qu’elle vient de l’autorité. Je peux, devant Dieu, rester d’un avis différent, mais j’accueillerai avec humilité la décision prise faisant prévaloir l’intérêt général sur mon opinion personnelle. Quels que soient les motifs qui m’inspirent, je ne suis pas propriétaire de la vérité et je ne créerai pas par mon refus d’obéissance une situation de conflits et de division. Dans une vision de foi, je ferai prévaloir la décision de l’autorité responsable sur mon jugement propre.

Le problème est différent lorsqu’il s’agit d’une directive qu’en conscience je ne puis pas accepter. Par exemple, pendant la dernière guerre, un supérieur qui aurait interdit à un religieux de cacher ou de secourir des enfants juifs poursuivis par la Gestapo. Dans ce cas, je dois désobéir ; si je peux je le ferai discrètement et en essayant de ne compromettre personne d’autre que moi ; mais en cas de conflit ouvert et grave, je dois en tirer les conséquences. Je ne peux pas vivre en état d’objection de conscience vis-à-vis des directives de ma congrégation. Je patienterai, si le temps laisse espérer une solution, sinon je dois partir. J’essayerai alors de le faire dans la paix, sans amertume et en sauvegardant l’essentiel de mon engagement qui reste de suivre le Christ dans son obéissance au Père. Et si je suis appelé à aider quelqu’un qui se trouve dans une situation de ce genre, je ferai tout pour que la décision se prenne dans la clarté et le respect des personnes.

L’histoire de la vie religieuse a connu bien des exemples d’obéissances difficiles qui se sont révélés fécondes pour les individus et pour le Royaume de Dieu. Un des plus connus est celui du Père Teilhard de Chardin. Il a accepté de ne rien publier de son vivant, tout en continuant recherches et réflexions dans la ligne qu’il pensait juste et dans laquelle il était encouragé par de grands théologiens de son temps. On lui a rendu justice après sa mort et sa pensée a alors éclairé beaucoup de nos contemporains. Il avait compris qu’on ne sert pas l’Église en la quittant. Son obéissance fondée sur une foi profonde ne justifie évidemment pas l’étroitesse d’esprit de ceux qui l’ont empêché de s’exprimer.

Dans une culture individualiste et relativiste, bien des voix s’élèvent pour contester l’attitude de l’Église qui maintient le caractère définitif des vœux de religion, comme celui d’autres engagements chrétiens : mariage, baptême… Il est vrai qu’on peut envisager des engagements pour un service qui, eux, peuvent être temporaires. Mais quand il s’agit d’engagements de foi dans une Alliance, donner sa confiance à quelqu’un, la réponse ne peut être qu’un oui sans conditions, comme celui de Marie à l’Annonciation. L’Évangile, du reste, le souligne fortement : « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu » (Lc 9, 52). Religieux et religieuses peuvent rendre grâce à l’Église de sa fidélité à la radicalité évangélique qui leur permet, aujourd’hui encore, de construire leur liberté dans la fidélité. Leur témoignage dans l’Église et dans le monde nous trace à tous le chemin d’une filiation divine, réalisée à la suite du Christ dans l’obéissance à la volonté du Père.