L’avenir de la vie religieuse


Timothy Radcliffe
dominicain

Nous publions ici une intervention donnée dans le cadre de l’assemblée générale de la Conférence religieuse canadienne, qui s’est tenue à Québec du 5 au 9 juin 2008.

 

Je suis ravi d’être ici pendant le 400e anniversaire de la fondation de Québec. Vous célébrez la richesse de votre histoire et l’immense contribution des Canadiennes et des Canadiens à l’Église de partout à travers le monde. Je suis allé à tant d’endroits où j’ai découvert des Églises fondées par des missionnaires venus de Bretagne et du Canada. Je ne sais pas si je serai encore le bienvenu ici quand je vous aurai dit que l’un de mes ancêtres a joué un rôle dans votre histoire. Il y a un tableau célèbre qui représente la mort du général Wolfe après la prise de Québec par les Anglais : l’homme qui tient le drapeau britannique est mon ancêtre !

 

Appelés à être des signes d’espérance

Dans le cadre de votre assemblée, vous allez aussi réfléchir à l’avenir. Ce n’est pas une période facile pour la vie religieuse sur la plupart des continents. Au cours de la dernière année, j’ai pris la parole devant des conférences de religieux en Asie, en Amérique latine, en Afrique, en Amérique du Nord et en Europe et, presque partout, on se pose la même question : la vie religieuse a-t-elle un avenir ? C’est vrai aussi au Canada. De nombreuses congrégations sont menacées de disparaître. Mais, déjà, le nom de Québec devrait nous redonner courage. Il vient du mot algonquin qui désigne un passage étroit, un détroit. À l’origine, il faisait référence au rétrécissement du fleuve, à la hauteur du cap Diamant.

À l’heure qu’il est, nous traversons un passage étroit, entre le vaste bassin du fleuve en amont et la mer en aval. J’estime que notre vocation de religieuses et de religieux est plus importante que jamais. Nous sommes appelés à être pour l’humanité des signes d’espérance. Comme religieuses et religieux, nous traversons peut-être un moment où nous avons des doutes sur notre avenir mais toute l’humanité doit affronter une grave crise d’espérance. Je ne veux pas dire que tout le monde est nécessairement malheureux, encore qu’il y ait une épidémie de suicides chez les jeunes. Je veux dire que nos contemporains n’ont pas de récit porteur d’espérance à propos de l’avenir.

Quand j’étais jeune, à la fin des années soixante, nous avions confiance de voir l’humanité évoluer vers un avenir prodigieux où c’en serait fini de la guerre et de la pauvreté. Tout semblait possible. Nous croyions au progrès. Les Beatles charmaient le monde entier. Même la cuisine anglaise s’améliorait ! Aujourd’hui, au début d’un nouveau millénaire, nous faisons face à la crise écologique, à la diffusion du fondamentalisme religieux, au terrorisme, à l’épidémie du sida, à l’élargissement constant du fossé entre riches et pauvres. Plusieurs états africains risquent de s’effondrer. De quels récits porteurs d’espérance les jeunes disposent-ils ? Il y a le récit d’un désastre écologique imminent et le récit de la guerre au terrorisme. Ni l’un ni l’autre ne promettent d’avenir aux jeunes. Dans bien des pays, le Canada, l’Espagne et l’Italie, par exemple, la chute du taux de natalité est désastreuse. Les gens ont peur de faire naître des enfants dans un monde sans avenir.

Dans ce contexte, la vie religieuse est appelée à être un signe d’espérance. Pour nous autres religieux et religieuses, rassurez-vous, il ne s’agit pas d’avoir des enfants ! Notre drôle de vie, avec ses vœux, est néanmoins un signe d’espoir pour l’humanité. Nous sommes un espoir parce que nous avons une vocation. Cette vocation nous appelle à entrer en communauté et nous envoie en mission. Notre vocation est merveilleuse non pas parce que nous sommes merveilleux mais parce qu’elle est le signe de l’espérance merveilleuse dont nous témoignons pour l’ensemble de l’humanité. Je vais donc traiter ici trois façons pour la vie religieuse d’être signe d’espérance : d’abord, à cause de notre profession ; deuxièmement, du fait de notre vie communautaire, et enfin brièvement grâce à notre mission.

 

Répondre à l’appel de Dieu en toute confiance

Commençons par la notion de vocation. J’ai été attiré chez les Dominicains parce que j’aimais la mission de l’Ordre et que j’aimais bien les frères. Mais, en fin de compte, ça ne suffisait pas. Je suis devenu dominicain parce ce que j’étais convaincu que c’était ma vocation. J’étais appelé par Dieu à suivre la voie dominicaine.

Mais c’est là l’expression d’une vérité plus profonde, à savoir que chaque être humain est appelé par Dieu. C’est Dieu qui nous appelle à l’existence et il nous appelle à trouver en lui notre bonheur. Être religieux, c’est incarner au sujet de l’humanité une conviction fondamentale et porteuse d’espérance. Nous sommes en route vers Dieu. Peut-être ne savons-nous rien de ce que sera l’avenir de l’hu¬manité, des désastres et de la violence qui la guettent – périra-t-elle sous les bombes, noyée par la hausse du niveau de la mer, grillée par le réchauffement climatique ? – mais nous savons que Dieu appelle à lui toute la création.

 

« Me voici »

Tout existe parce que Dieu l’appelle à exister. « Dieu dit : “Que la lumière soit” », et elle resplendit. Il y a un très beau passage chez le prophète Baruch : « Les étoiles se sont mises à briller, joyeuses, chacune à son poste veille sur la nuit. Il les appelle ; elles lui répondent : Nous voici ! » (Ba 3, 34). L’existence d’une étoile n’est pas seulement une donnée scientifique abstraite. Les étoiles disent à Dieu un oui joyeux. L’existence de tout, toute existence, est un oui à Dieu.

Ce qu’il y a de curieux à propos des êtres humains, c’est que nous ne disons pas « oui » uniquement du fait de notre existence. Nous disons oui à Dieu par nos paroles. Dieu nous adresse la parole, et nous répondons en paroles. C’est pour cela que nous avons été créés, pour répondre dans nos propres mots à la parole de Dieu. Cette vocation de l’être humain, un très beau terme hébreu la résume : « Hineni ». Il veut dire : me voici. Quand Dieu appelle depuis le buisson ardent, Moïse répond : « Me voici. » Quand Dieu appelle Abraham pour qu’il sacrifie Isaac, Abraham répond : « Hineni, me voici. » Quand Isaïe entend une voix qui demande : « Qui enverrai-je ? », il répond : « Me voici. Envoyez-moi. » Mais lorsque Dieu appelle Adam dans le jardin, l’homme ne dit pas « me voici » : il va se cacher derrière les buissons.

C’est cette vérité de la vocation humaine que nous exprimons en faisant profession. Nous nous plaçons entre les mains de nos frères et sœurs, et nous disons notre oui définitif. Me voici. C’est plus qu’accepter l’obéissance à une règle. C’est plus que s’engager à vivre un mode de vie. C’est un signe explicite de ce que cela signifie que d’être un être humain.

 

S’appeler mutuellement

D’ailleurs, nous ne disons pas oui seulement à notre profession. Toute notre vie, nous continuons d’être appelés par nos frères et sœurs, quand nous sommes appelés à exercer une fonction dans la communauté, à être économe, ou maîtresse des novices, ou prieure. Nous nous appelons les uns les autres. Notre obéissance est une obéissance mutuelle. Et il ne s’agit pas seulement ici d’organiser de manière efficace la mission de l’Ordre. Il s’agit de l’assentiment continu que nous donnons à Dieu : Hineni, me voici !

Nous devons nous appeler mutuellement au courage et à la liberté, à faire des choses que nous n’oserions pas faire. Nos frères et nos sœurs sont là pour nous appeler à surmonter la peur, quand nous nous sentons paralysés et bloqués.

Un jour que je faisais une promenade avec des confrères en Écosse, nous sommes arrivés à une falaise où le sentier disparaissait. Il fallait avancer en tâtonnant le long d’une corniche. C’était assez effrayant, vous étiez suspendus entre le rocher et les vagues de l’océan. Une fois arrivés à l’autre bout, nous avons réalisé que notre frère Gareth n’était pas là. Nous ne savions pas qu’il souffrait de vertige. Un de nous a dû rebrousser chemin pour aller le retrouver : il était paralysé par la peur. Il a fallu lui dire : « Gareth, tu mets ta main ici. Là, tu peux avancer d’un mètre. Maintenant, avance l’autre pied. » Jusqu’à ce que finalement, il se retrouve en sécurité. Pendant tout le périple que nous faisons en communauté, nous nous appelons les uns les autres, et c’est en fait la voix de Dieu qui appelle chacune et chacun de nous à la liberté et au courage, alors que nous ne savons pas ce que nous réserve la route, au prochain détour. C’est hasardeux. Il nous faut apprendre à faire confiance à la voix qui appelle.

C’est comme le type qui conduisait sa voiture le long d’une falaise en se demandant si Dieu existe. En fait, la question l’a tellement distrait qu’il a quitté la route et s’est trouvé éjecté de sa voiture. Sa chute l’entraînait le long de la falaise quand il a pu s’accrocher à une branche d’arbre. Tout à coup, la question de la foi est devenue urgente et il s’est mis à crier : « Est-ce qu’il y a quelqu’un là haut ? » Un bout d’un moment, une voix s’est fait entendre : « Oui, je suis là. Fais-moi confiance. Lâche la branche, laisse-toi tomber et je vais t’attraper. » Le type réfléchit un moment, avant de s’écrier : « Il n’y a pas quelqu’un d’autre, là haut ? »

 

Vivre l’incertitude dans la joie

Le grand signe chrétien de l’espérance, c’est la dernière Cène. Jésus s’est placé entre les mains de ses disciples fragiles. Dieu a osé se rendre vulnérable et faire don de lui-même à des gens qui allaient le trahir, le renier et l’abandonner. Dans la vie religieuse, nous prenons le même risque. Nous nous confions à des frères et des sœurs fragiles, sans savoir ce qu’ils vont faire de nous. Nous nous mettons même entre les mains de personnes qui ne sont pas encore nées et qui seront un jour nos frères et sœurs. Mon prieur à Oxford est né cinq ans après que je sois entré dans l’Ordre ! Même aujourd’hui, après plus de quarante ans de vie dominicaine, je ne sais pas vraiment ce que les frères vont me demander.

Nous sommes appelés à vivre cette incertitude dans la joie. La semence de ma vocation religieuse aura probablement été la joie inattendue d’un grand-oncle bénédictin. Gravement blessé pendant la première guerre, il avait perdu un œil et la plupart de ses doigts mais il débordait de joie ; à condition que ma mère n’oublie pas de lui servir sa rasade de whiskey avant d’aller au lit ! Et même si je n’étais qu’un enfant, je soupçonnais que cette joie trouvait son origine en Dieu. L’abbé primat des bénédictins, Notker Wolf, a invité des moines japonais bouddhistes et shintoïstes à venir passer deux semaines au monastère de Saint-Ottilien, en Bavière. Quand on leur a demandé ce qui les avait frappés, ils ont répondu : « La joie. Pourquoi les moines catholiques sont-ils si joyeux ? »

La joie est signe d’espérance pour les gens qui ne voient plus d’avenir devant eux. Pour les sans-emploi, les étudiants qui échouent leurs examens, pour les couples dont le mariage traverse une passe difficile, pour les personnes qui doivent affronter la guerre, notre joie face à l’incertitude devrait être un signe d’espérance, le signe que toute vie humaine est en marche vers Dieu, quelles que soient les difficultés qui se dressent sur la route.

Être religieux, c’est donc ne pas connaître l’histoire de sa vie. La plupart des gens ont des carrières autour desquelles peuvent structurer leur histoire personnelle. Ils grimpent dans l’échelle des promotions. Le simple soldat devient sergent, le capitaine rêve de devenir général, et l’enseignante directrice d’école. Mais nous n’avons pas de carrières. Quel que soit notre rôle dans l’ordre, nous ne pouvons jamais être plus que l’un des frères ou l’une des sœurs. D’une certaine façon, peu importe ce que nous faisons. Quand les gens me demandent ce que je fais maintenant, je peux leur dire que je fais ce que nous faisons tous, c’est-à-dire que je suis l’un des frères.

Évidemment, il nous arrive d’avoir l’impression que nos frères ne nous reconnaissent pas pour ce que nous sommes et qu’on nous appelle à faire des choses qui sont une perte de temps. Peut-être nos talents ne sont-ils pas reconnus. Dans ce cas, il faut parler. Nous ne sommes pas des lavettes, des paillassons passifs. Nous ne pouvons pas accepter une obéissance infantile qui fait de nous des pions que le supérieur déplace à son gré sur l’échiquier pour combler les trous. Il faut qu’il y ait dialogue et attention mutuelle. Mais cela fait partie de notre vocation religieuse, comme signe d’espérance, de conserver la joie de personnes dont la vie est en marche vers Dieu même quand on n’est pas bien traité et qu’on n’est pas apprécié à sa juste mesure. Saint Jean de la Croix arrivait encore à chanter même après que ses frères carmes l’eurent mis au cachot.

Je recevais dernièrement une lettre d’un ami qui est un religieux anglican. Il souffre d’une maladie qui entraînera inexorablement une paralysie complète. Ce grand enseignant est en train de perdre la parole. Et il me citait le mot d’un grand homme, Dag Hammarskjold : « Pour tout ce qui a été… merci. Pour tout ce qui sera… oui. » Tel est le témoignage de la vie religieuse.

 

Être des témoins d’espérance

Il est vrai que la vie religieuse traverse à bien des endroits, et notamment au Canada, un temps de crise. Et bien des religieuses et des religieux traversent, eux aussi, une crise. Nous pouvons nous inquiéter de l’avenir de notre province ou de notre monastère. Nous pouvons trouver que notre vie cesse rapidement d’avoir un sens. Mais nous ne pouvons être signe d’espérance pour une génération qui vit elle-même une crise que si nous sommes capables d’affronter nos propres crises dans la joie et la sérénité. Cela peut faire partie de notre vocation religieuse que d’affronter nos crises de vocation comme des temps de grâce et de vie nouvelle.

À chaque Eucharistie, nous commémorons la crise de la nuit du Jeudi saint. Jésus aurait pu fuir cette crise ; il ne l’a pas fait. Il l’a assumée et l’a rendue féconde. Si nous arrivons au point où nous ne voyons plus de route devant nous, où nous nous sentons tentés de plier bagages et de partir, c’est précisément que notre vie religieuse est sur le point de mûrir, de grandir en maturité. Comme Jésus à la dernière Cène, c’est le moment d’embrasser ce qui arrive, confiants que l’événement portera du fruit. Cela fait partie du témoignage d’espérance que donne notre vocation.

Ces crises peuvent aller jusqu’à nous faire envisager la mort de notre communauté. Pour de nombreux monastères en Europe de l’Ouest, il ne semble y avoir aucun avenir. Oserons-nous voir venir cela dans la joie ? Quand j’étais provincial, je suis allé visiter un monastère dont la fin approchait, le monastère de Carisbroke. Il n’y restait plus que quatre moniales, dont trois très âgées. L’une des sœurs me dit : « Timothy, mais Dieu ne peut pas laisser mourir Carisbroke, n’est-ce pas ? » Et l’ancien provincial, qui était assis à côté de moi, de répondre : « Il a quand même laissé mourir son Fils, non ? » Comment pouvons-nous être des témoins de la mort et de la Résurrection si nous avons peur de regarder en face la mort de notre propre communauté ?

 

Donner sa vie jusqu’au bout

Voici deux ou trois ans, il y a eu un congrès sur la vie religieuse à Rome, et bien des gens se demandaient si l’engagement perpétuel était encore un élément essentiel à la vie religieuse. Je suis tout à fait favorable à ce que nos communautés s’ouvrent à toutes sortes d’amis, d’associés et de collaborateurs ou collaboratrices, mais je continue d’affirmer qu’au cœur de la vie religieuse il doit y avoir le geste courageux du don de notre vie jusqu’à la mort, usque ad mortem. C’est un geste extravagant qui dit notre espérance que toute vie humaine, dans sa totalité, jusqu’à la mort et incluant la mort, est un chemin vers le Dieu qui appelle.

Un jour, un frère âgé, qui était sur le point de mourir, m’a confié qu’il allait réaliser une grande ambition qu’il avait toujours eue, et qui était de mourir dominicain. À l’époque, je n’ai pas été trop impressionné par cette ambition mais avec le temps j’en suis venu à m’y attacher. Il avait fait le don de sa vie, et en dépit des difficultés surgies en cours de route, il ne l’a pas reprise. Il a été un signe d’espérance pour les jeunes.

On m’a répété mille fois qu’on ne peut pas attendre des jeunes qu’ils s’engagent de manière définitive, jusqu’à la mort. C’est vrai que les jeunes vivent dans un monde d’engagements à court terme, que ce soit au travail ou à la maison. L’Américain moyen a onze emplois différents pendant sa vie. Souvent, les mariages ne durent pas. Et c’est pourquoi on prétend qu’il ne faut pas attendre des jeunes qu’ils fassent profession perpétuelle. Je me rappelle un jeune frère français à qui on demandait, la veille de sa profession solennelle, s’il se donnait à l’Ordre totalement, sans réserve et pour toujours. On dit qu’il aurait répondu : « Je me donne complètement et sans réserve aujourd’hui. Mais qui sait qui je serai dans dix ans ? »

Mais voilà, c’est justement parce que nous vivons dans une culture d’engagements à court terme que la profession jusqu’à la mort est un beau signe d’espérance. Elle parle du récit à long terme dans lequel chaque être humain est appelé à aller à Dieu. C’est un geste extravagant mais il faut demander aux jeunes de poser des gestes courageux et un peu fous, et il faut croire qu’ils peuvent, avec la grâce de Dieu, vivre en conséquence.

Récemment, quatre jeunes hommes ont fait leur profession solennelle dans ma province anglaise. Diplômés, brillants, énergiques. Chacun d’eux aurait pu réussir dans le monde, vivre un mariage heureux et gagner beaucoup d’argent. Des jeunes femmes disaient : « Quel gaspillage ! Ils auraient pu être heureux en mariage… peut-être avec moi. » (Je ne suis pas sûr que quelqu’un ait dit cela quand j’ai fait profession, malheureusement !) Le fait qu’ils se donnent à l’Ordre jusqu’à la mort parle de l’espérance que nous avons pour tout être humain.

 

Appelés à entrer en communauté

Ainsi donc, avoir une vocation, c’est dire quelque chose de ce qu’être humain veut dire. Mais nous ne sommes pas seulement appelés. Nous sommes appelés à entrer en communauté et à être envoyés en mission. Chacun de ces mouvements, l’entrée en communauté et l’envoi en mission, exprime une vérité au sujet de notre espérance du Royaume.

D’abord, la vocation à la communauté. C’est un signe que Dieu appelle toute l’humanité à entrer dans le Royaume, Royaume dans lequel il n’y aura plus ni divisions ni violence. La vocation humaine est une vocation à la paix, « quand de leurs épées, comme dit Isaïe (2, 4), ils feront des socs de charrues, et de leurs lances, des faucilles ; on ne lèvera plus l’épée, nation contre nation, on n’apprendra plus à faire la guerre ». Jésus est celui en qui et par qui s’est écroulé le mur de l’hostilité. Nos communautés devraient être un signe du Seigneur ressuscité, lui qui disait à ses apôtres : « La paix soit avec vous. »

Quand je demande à des jeunes gens pourquoi ils souhaitent devenir dominicains, c’est souvent parce qu’ils recherchent la communauté. Dans notre monde brisé, bien des gens vivent seuls. Nous quittons nos collectivités rurales pour des grandes villes comme Vancouver et Montréal. Depuis l’année dernière, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, plus de la moitié des êtres humains vivent en ville. Au village, les gens connaissent leurs voisins. Dans les rues, nous sommes invisibles. Les familles sont devenues plus petites. Bien des gens n’ont pas de frères et sœurs. Dieu a dit à Adam qu’il n’est pas bon de vivre seul, mais le monde moderne est plein de solitaires qui aspirent à trouver une communauté.

Or justement parce que notre société est pleine de gens seuls, la vie communautaire peut être difficile. Nous ne sommes pas habitués à partager notre vie avec plusieurs autres personnes. J’ai grandi dans une famille de six enfants, avec mes parents, ma grand-mère et d’autres personnes aussi. J’ai appris que ma mère m’aimait même quand elle avait l’air d’oublier mon nom ! Ce que j’ai trouvé en entrant au noviciat, par conséquent, n’était pas si différent de la vie à la maison. Et pourtant, il m’arrive même à moi de trouver difficile la vie communautaire. Ainsi, c’est le désir d’une communauté qui en attire beaucoup à la vie religieuse et c’est la difficulté de la vie communautaire qui fait que certains ne restent pas.

 

La vie communautaire, signe du Royaume

Mais c’est à la fois la joie et la souffrance de la vie communautaire qui parlent du Royaume. J’ai dit de la joie qu’elle est un élément essentiel de notre vocation. Mais c’est aussi un élément du témoignage que nous donnons du Royaume que de vivre avec des gens qui sont différents de nous, qui ont d’autres théologies, d’autres options politiques, qui aiment des aliments différents et qui parlent des langues différentes. La vie avec eux pourra parfois être merveilleuse mais elle sera aussi difficile. Avec eux nous pourrons être tentés de transformer nos serpes en épées, plutôt que l’inverse. Mais notre vie commune est un signe du Royaume précisément à cause de nos différences. Une communauté d’individus qui pensent tous la même chose n’est pas un signe du Royaume. Elle ne signifie rien d’autre qu’elle-même.

J’ai passé un an en France comme étudiant dominicain. Ce fut à la fois merveilleux et terrible. Un jour que j’étais assis avec quatre dominicains français très intelligents, qui ne semblaient accorder aucune importance à ce que je pouvais dire, j’ai mis le point final à la conversation en disant : « Maintenant, je sais pourquoi Descartes était français. C’est parce qu’en France, si vous ne prouvez pas que vous existez, il n’y a aucune raison de croire que vous existez ! » Et pourtant, c’est en vivant avec ces dominicains français que j’ai découvert que nous ne pouvons devenir des signes du Royaume qu’en endurant et en goûtant la différence.

Le signe le plus puissant de tout cela, c’est avec mon frère Yvon que je l’aurai vu, lors de visites au Rwanda et au Burundi pendant les années difficiles. Yvon sait beaucoup mieux que moi à quel point c’était difficile. Il est dur de s’asseoir à table et à l’église avec des gens dont les frères ont assassiné vos frères et sœurs. Mais cette douleur est aussi une expression d’espérance.

La tentation pour notre société, c’est de ne rechercher la communauté qu’avec des gens qui pensent comme nous, qui partagent nos opinions, nos préjugés et notre sang. Les conservateurs fréquentent des conservateurs, et les progressistes des progressistes. Les personnes âgées sont envoyées dans des résidences pour personnes âgées, les adolescents passent leur temps avec d’autres adolescents, et ainsi de suite. Mme Thatcher avait l’habitude de s’informer des gens en demandant : « Est-ce qu’il est des nôtres ? » Il faut rejeter cette tentation. Au lieu de rechercher l’homogénéité d’une brique de glace à la vanille, nous devrions être un pot-au-feu où la variété des saveurs donne le goût.

 

Nouer des amitiés par delà les divisions

Dans de nombreux pays, l’Église est profondément polarisée entre soi-disant conservateurs et progressistes. Il y a une véritable hostilité, une vraie colère à l’endroit de ceux qui sont « de l’autre bord ». Notre rôle prophétique consiste à essayer de nouer des amitiés par-delà les divisions. L’opposition entre droite et gauche, traditionalistes et progressistes, remonte à l’époque des Lumières, au dix-huitième siècle, et n’a rien de catholique. Nous sommes tous et toutes nécessairement à la fois conservateurs, attachés aux Évangiles et à la tradition, et progressistes, en attente du Royaume. Il est vrai que certains ont des tempéraments plus conservateurs ou plus progressistes, mais pour nous, il ne peut y avoir d’opposition fondamentale et irréductible entre tradition et transformation. Par conséquent, dans nos communautés, nous devons refuser de nous laisser diviser en camps opposés.

L’un des défis consiste à franchir le fossé entre les générations. Dans ma communauté d’Oxford, quatre générations sont représentées. Il y a un vieux frère qui a été formé selon la tradition classique d’avant le Concile. Nous sommes quatre ou cinq de ma génération à avoir vécu les années exaltantes et tumultueuses de l’après-Concile. Il y a un groupe plus nombreux qui vient de ce qu’on appelle parfois la « génération Jean-Paul II », en réaction contre ce qu’ils tenaient pour le libéralisme sauvage de ma génération. Et maintenant, il y a la « génération Y », au milieu et à la fin de la vingtaine, qui est encore autre chose. Une communauté ne peut être florissante que si elle ose accueillir les jeunes, les interpeller et se laisser interpeller par eux, en sachant qu’ils ne seront jamais comme nous. Plusieurs congrégations sont en train de mourir parce qu’elles n’acceptent pas que les jeunes doivent être différents de nous. Quand j’étais encore jeune frère, nous avions un vieux dominicain épatant qui s’appelait Gervase : c’était un grand savant et il argumentait souvent contre les idées folles des jeunes mais, quand venait le temps de voter, il se rangeait toujours avec nous parce que, sans les jeunes, il n’y a pas d’avenir.

Notre capacité de tolérer la différence, et d’en venir à l’apprécier, fait aussi partie du témoignage que nous donnons à l’Église. Le concile Vatican II a mis l’accent sur l’Église locale, regroupée autour de l’évêque. C’est très bien et c’est très beau. Mais l’Église hiérarchique a besoin, elle aussi, des religieux avec leurs différents charismes et leurs différentes vocations. Elle a besoin de contemplatifs qui résistent à l’affairement du monde, et de religieux qui travaillent avec les pauvres et les exclus, ou qui exercent un apostolat intellectuel. Nous avons besoin de l’admirable diversité des spiritualités religieuses : franciscaine, jésuite, dominicaine, carmélitaine, etc.

La tentation pour l’Église hiérarchique, c’est de tendre à l’uniformité. L’unité a tendance à tourner à l’imposition de l’uniformité. Mais, comme nous l’avons vu, une communauté homogène n’est pas un bon signe du Royaume. Ainsi donc, les communautés religieuses peuvent, par leur excentricité, aider l’Église à garder le cap sur le Royaume. C’est vrai depuis l’époque où les pères et mères du désert ont lancé leur étrange mode de vie, voilà plus de mille six cents ans. Nous sommes comme les bouffons, autrefois, à la cour du roi, eux qui avaient la liberté de parler librement et même de taquiner Sa Majesté ! Faute de cette liberté, l’Église meurt.

 

L’envoi en mission

Nous ne sommes pas seulement appelés à entrer dans la communauté, nous sommes aussi envoyés en mission. Cela aussi parle du Royaume et de notre espérance pour l’humanité. Jésus nous a été envoyé par le Père. À la fin de chaque messe, nous sommes envoyés. C’est un signe de l’amour de Dieu, qui n’oublie personne et qui rassemblera l’humanité entière dans le Royaume.

J’ai été profondément touché par une conversation avec un frère appelé Pedro, en Amazonie. C’était un homme instruit qui aurait pu faire toutes sortes de choses. Au lieu de cela, il a accepté d’être envoyé en ministère dans ce coin reculé de la jungle. Il passait la plus grande partie de son temps à marcher et à circuler en canoë pour visiter de petites collectivités d’indigènes inconnus du reste du monde. D’une certaine façon, en se consacrant à ces personnes, Pedro dispa¬raissait, partageait leur invisibilité. Mais il y trouvait sa joie parce que c’était sa vocation. C’était un signe que ces populations que nous n’avions jamais remarquées n’étaient pas oubliées de Dieu. Par le soin que vous prenez des exclus, vous êtes un signe de la mémoire infaillible qu’a Dieu de chaque personne humaine.

 

S’envoyer les uns les autres

Il est important que Pedro n’ait pas simplement choisi d’aller là-bas. Il y a été envoyé. C’est le fait d’être envoyé qui en fait un signe de l’attention personnelle de Dieu et non plus une carrière comme une autre. Nous-mêmes, osons-nous envoyer et osons-nous être envoyés ? Plusieurs congrégations religieuses n’ont plus le courage de le faire. Lors d’une réunion aux États-Unis, une sœur m’a confié qu’elle avait vingt ans de vie religieuse et que jamais personne ne lui avait jamais demandé de faire quoi que ce soit. Elle peut choisir la mission qu’elle veut. Elle a beau dire, comme Isaïe : « Me voici, envoie-moi », mais il n’y a personne qui le fasse.

Pourquoi certaines congrégations ont-elle peur d’envoyer ? Il y a plusieurs raisons à cela. Certaines et certains supérieurs préconciliaires étaient tyranniques et décidaient de manière arbitraire : les membres en ont été tellement blessés qu’aujourd’hui les responsables hésitent à envoyer quelqu’un. Après de tels abus du vœu d’obéissance, nous n’osons plus envoyer. Une autre raison a trait à la disparition des missions communautaires dans de nombreuses congrégations qui ne dirigent plus d’hôpitaux, d’écoles ou de collèges, qui se sont tournées vers les paroisses pour exercer l’apostolat et qui ont été absorbées par les structures de l’Église locale. Il n’y a donc plus de mission où envoyer des gens.

Mais je suis convaincu que pour que la vie religieuse redevienne florissante, il va nous falloir retrouver le courage de nous envoyer les uns les autres, car autrement nous n’arrivons pas à être un signe de la mémoire de Dieu. Je ne serais jamais entré chez les Dominicains si on m’avait dit que je pourrais faire ce que je voudrais. Et les jeunes ne viendront pas aujourd’hui à moins de savoir que nous allons leur demander de faire des folies, des choses qui pourraient sembler dépasser leurs capacités.

Jésus a été envoyé pour incarner le visage du Père. Il reconnaissait les gens. Rencontrer Jésus, c’est toujours rencontrer quelqu’un qui vous a reconnu le premier. Il reconnaît Nathanaël, et alors Nathanaël le reconnaît. Il reconnaît Zachée dans le figuier. Il reconnaît Marie-Madeleine dans le jardin, et alors elle peut le reconnaître : « Marie. – Rabbouni. » Un jour à Lima, j’ai trouvé une photo d’un enfant de la rue. Et sous le portrait, il y avait : « Saben que existo, pero no me ven. » (Vous savez que j’existe mais vous ne me voyez pas.) Les gens savent qu’il existe en tant que problème, comme menace, mais ils ne le voient pas, lui. Les religieux et les religieuses sont envoyés dans les endroits les plus oubliés, pour être le signe du Dieu qui n’oublie personne et qui reconnaît les visages.

 

Garder confiance

En conclusion : à cette époque où l’humanité souffre d’une crise d’espérance, la vie religieuse peut être un petit signe du Royaume. Nous sommes un signe d’abord en vertu de notre vocation. Nous rendons visible la vocation de toute l’humanité, qui est appelée au Royaume. Nous sommes un signe du Royaume en étant appelés à entrer en communauté et en osant vivre avec des gens différents de nous. D’une manière prophétique, nous refusons la sécurité d’un foyer composé de personnes qui pensent comme nous. Et nous sommes un signe en étant envoyés en mission en dehors de la communauté, pour signifier l’amour et la mémoire infinis de Dieu. Être un signe de ce genre, c’est quelque chose qui vaut la peine. L’Église et la société ont plus que jamais besoin de ce signe. Alors ayons confiance. Nous ne sommes pas finis !

 

 

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