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Initiative divine et réponse humaine : l’exemple de Paul
bibliste, Institut catholique de Paris
Amoureux de notre liberté et de notre responsabilité d’homme et de femme, nous craignons toujours que reconnaître le projet de Dieu sur nous mutile notre liberté et amoindrisse notre dignité. Comme si ce qui vient de Dieu diminuait d’autant notre propre initiative et nous enlevait le mérite de l’action ! Comme si l’initiative de Dieu venait porter atteinte à notre propre projet 1 !
Relire, au moins brièvement, l’itinéraire de Paul de Tarse peut alors nous ouvrir de tout autres perspectives…
L’initiative de Dieu : rupture ou continuité ?
« Dieu qui m’a mis à part depuis le ventre de ma mère 2 » (Ga 1, 5)
L’imaginaire chrétien garde la vision stupéfiante d’un Paul renversé, terrassé sur le chemin de Damas, arraché au judaïsme pharisien dont il était un fervent partisan et converti à la foi en Jésus Christ Fils de Dieu, le Ressuscité vivant dans les communautés que lui-même, Paul, pourchassait. La scène nous vient du récit des Actes des apôtres dans lequel Luc propose Paul comme modèle du juif converti au christianisme par la révélation de Jésus-Christ et entrant dans l’Église par la médiation des témoins et des signes chrétiens.
L’opposition entre le pharisien persécutant l’Église et l’apôtre des nations portant avec passion l’Évangile du Christ jusqu’aux extrémités de la terre est telle que les exégètes parlent aujourd’hui le plus souvent en termes de « rupture 3 » : l’apôtre « saisi » par le Christ comme il le dit lui-même dans la lettre aux Philippiens, entièrement retourné par l’initiative divine, « considérant son passé comme balayure, pour gagner le Christ », court désormais vers le « prix attaché à l’appel d’en haut, appel qui vient de Dieu en Jésus-Christ » (Ph 3, 7-14).
Cependant, au début de la lettre aux Galates, dans une sorte de plaidoyer passionné pour défendre l’authenticité de son apostolat, Paul présente autrement sa « vocation », l’appel que Dieu lui a adressé. Après avoir rappelé le zèle avec lequel il persécutait l’Église de Dieu et rivalisait avec les juifs de son âge dans la pratique de la Loi, il ajoute : « mais quand Dieu, qui m’a mis à part dès le ventre de ma mère et m’a appelé par sa grâce, a jugé bon de révéler son Fils en moi… » (Ga 1, 15-16). « Dieu qui m’a mis à part dès le ventre de ma mère et qui m’a appelé… » ! Le lecteur de la Bible a déjà entendu l’allusion évidente à la vocation des grands prophètes du passé : la phrase est une citation presque mot à mot des premiers versets du livre de Jérémie (1, 5) ou encore de la vocation du prophète serviteur en Isaïe (49, 1) : « dès le ventre de ma mère, il m’a appelé par mon nom ». Choisi par Dieu et envoyé pour être « alliance du peuple et lumière des nations », le serviteur donnera sa vie pour aller jusqu’au bout de sa mission ! Paul s’inscrit ainsi dans la continuité des grands prophètes de l’alliance nouvelle, de ceux que Dieu a envoyés proposer son alliance aux hommes qui les rejettent et les persécutent. Le verbe « mettre à part, séparer », vient aussi de l’Ancien Testament où il désigne « la mise à part » des bêtes parfaites choisies pour le sacrifice, de la tribu sacerdotale des Lévites et enfin du peuple d’Israël au milieu des nations. Paul s’inscrit dans la continuité de cette triple mise à part pour une mission auprès de tous.
Ainsi l’initiative divine n’apparaît pas à Paul d’abord comme une rupture, mais comme un projet qui accompagne toute son existence depuis le début et qui fait de sa personne l’instrument de Dieu pour accomplir sa volonté : révéler son Fils et l’annoncer aux païens. La lettre aux Galates nous apprend plus encore sur la façon dont Paul conçoit son apostolat : « Dieu qui a jugé bon de révéler son Fils en moi pour que je l’annonce aux nations » (v.16) ; la phrase ne s’attarde pas sur une révélation faite à Paul, elle bondit d’emblée vers sa finalité : « révéler son Fils en moi pour que je l’annonce » ; la préposition « en » signifie en grec à la fois « dans » et « par, au moyen de ». La révélation divine ne vise pas Paul, mais en lui et à travers lui, le monde jusque-là exclu des païens. Paul n’est rien que l’instrument dont Dieu se servira pour révéler son Fils, ou plus exactement Paul doit servir de révélateur du Fils, au sens photographique du terme, il doit donner à voir le Fils !
« Je vis, mais non pas moi, c’est Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20)
À la fin du chapitre 2 de la lettre, Paul pose ce que l’on considère comme la « proposition » ou thèse majeure de son discours : « nul n’est justifié par les œuvres de la loi, mais par la foi en Jésus-Christ » (2, 16) ; à la suite de Luther, cette thèse reprise en Romains 3, 27 sera considérée par l’exégèse protestante comme « l’évangile de Paul », le canon dans le canon, autour duquel s’organisent toutes les réalités de la foi. L’auteur de la lettre aux Éphésiens, fidèle à la pensée de l’apôtre, l’exprimera en ces termes : « C’est par grâce que vous êtes sauvés, par la foi ; et cela ne vient pas de vous, c’est un don de Dieu » (Ep 2, 8).
Or, dans la lettre aux Galates, la démonstration immédiate de cette proposition est très éclairante : à peine Paul a-t-il introduit quelques éléments d’argumentation sous le mode de la diatribe 4 que son discours tourne court, et qu’il en revient au témoignage personnel : « moi, je vis, mais ce n’est plus moi, c’est Christ qui vit en moi ; ce que je vis maintenant dans la chair, je le vis dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2, 20). On a parlé d’une « mystique » de Paul 5 et il est vrai que les expressions fortes d’inhabitation (« vivre en Christ », « Christ vivant en moi ») ne manquent pas ; Paul n’est pas un détracteur de la loi juive, ni le théoricien dogmatique d’une foi nouvelle, il est l’homme dont le Christ a saisi toute la vie, et cette rencontre éblouissante l’a convaincu que la foi est don de Dieu, pure gratuité ; Christ l’a aimé et s’est livré pour lui, comme pour tout homme, sans considération de mérite ou de performance religieuse ou morale ! Dès lors toute la vie de Paul est dynamisée par cette présence du Christ qui fait de lui « un homme nouveau » ! L’action de Dieu en Jésus-Christ inaugure la création nouvelle, réconciliée, et c’est cette nouveauté de la vie que Paul doit annoncer. « Malheur à moi, si je n’annonce pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16 ). S’il n’annonçait pas l’Évangile dont la gloire rayonne sur le visage du Crucifié, Paul perdrait sa raison de vivre, l’être nouveau qu’il est devenu en Christ : il serait lui-même défiguré.
La fierté de l’apôtre
« Il m’a dit : ma grâce te suffit, ma puissance va à son terme dans la faiblesse » (2 Co 12, 9)
Comment expliquer alors l’incessante évocation de la « fierté » de l’apôtre ? Le terme de fierté – qui traduit les mots expressifs de la famille de kaukhaomai en grec – est massivement présent dans le vocabulaire paulinien, et malgré quelques dénégations rhétoriques, il est clair que l’apôtre n’a jamais renoncé à sa fierté, à « sa gloire pour le jour du Christ » (1 Th 2, 19 ; Ph 1, 26 ; etc.) ! Un texte de la deuxième lettre aux Corinthiens nous renseigne sur ce qu’est cette fierté de l’apôtre.
Les quatre derniers chapitres de 2 Corinthiens forment une lettre tourmentée dans laquelle Paul se défend avec violence et passion contre ceux qu’il appelle « faux apôtres, ouvriers fourbes, déguisés en apôtres du Christ » (2 Co 11, 13), très probablement des prédicateurs judéo-chrétiens venus détourner la communauté des enseignements de l’apôtre et porter contre lui de graves accusations d’inauthenticité et de mensonge. Pour séduire les Corinthiens, ces « super apôtres » se vantaient d’expériences extraordinaires, de visions et d’extases, que l’on rencontre dans la mystique juive du premier siècle, mais qui caractérisaient aussi des prédicateurs religieux et thaumaturges grecs, « hommes divins » dont l’autorité et le prestige étaient immenses. Paul, attiré malgré lui sur ce terrain, s’y défend avec vigueur (2 Co 12, 1-10) : « Faut-il se vanter ? J’en viendrai aux visions et révélations ! »
Les premiers versets sont étranges : Paul commence par désigner le sujet comme un autre : « Je connais un homme… cet homme-là… » De cet homme-là Paul rapporte qu’il a été « enlevé au troisième ciel et ravi jusqu’au paradis » ; il emprunte les représentations de la mystique juive traditionnelle, celles des disciples de Ben Zakkaï, celles que revendiquaient probablement ses adversaires. Paul a de bonnes raisons de se vanter, il a connu ces phénomènes d’extase et ces visions ; mais il les considère comme des dons de la grâce de Dieu totalement immérités, et dont il serait dangereux de se vanter, car la vantardise humaine n’est pas loin. Le même terme que nous traduisons par vantardise désigne aussi la fierté et il peut être pris positivement ou négativement. Ici l’apôtre hésite : il ne veut pas tirer une fierté toute humaine de ces dons de la grâce, car cette fierté mal comprise ne ferait qu’abuser les Corinthiens ; la vraie gloire n’est pas de ce côté-là. En même temps Paul est acculé par ses adversaires à jouer ses dernières cartes, et peut-être ne regrette-t-il pas que cela soit dit et que soit désigné, fût-ce de façon détournée, le sujet de la grâce divine imméritée ! Pour ne pas endosser la mauvaise fierté, il tient à distance le phénomène, « je connais un homme ». D’une telle expérience, il ne tirera pas un avantage facile, et il ne fondera pas sur elle son autorité apostolique, car ce serait s’approprier la grâce divine et en détruire la gratuité !
Paul donc refuse de jouer ce jeu dangereux, lourd de malentendus pour les Corinthiens, de risque d’évasion et d’illusion pour lui. D’ailleurs les paroles entendues lors de telles expériences extatiques sont « indicibles » : autrement dit, elles sont interdites au langage humain ou impossibles à transmettre. Dès lors les versets 5 et 6 peuvent tirer d’étonnantes conséquences : pour annoncer l’Évangile, Paul n’a le choix que de manifester l’autre face possible de sa fierté, la seule qui soit dicible et transmissible en vérité dans le langage humain, le témoignage de sa propre faiblesse à cause du Christ. De sa faiblesse seulement Paul peut et veut tirer fierté !
« Je me vanterai plutôt de mes faiblesses » (2 Co 12, 9)
Une deuxième narration (v. 7-10) rapporte alors une autre expérience de l’apôtre, liée à la première et à son caractère excessif, hyperbolique. À l’inverse de la précédente, c’est une expérience que Paul endosse, il dit « je », mais c’est une expérience négative, une expérience de souffrance et d’échec : « afin que je ne m’enorgueillisse pas, il m’a été donné une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me souffleter… » (v. 7). On s’est beaucoup interrogé sur ce qu’était cette écharde dans la chair, on a pensé à une maladie à épisodes répétitifs, à l’épilepsie et à bien d’autres choses ! À moins qu’il ne s’agisse de l’échec répété de l’apôtre auprès de ses frères juifs. Mal moral ou physique, il est souffrance profonde, et Paul a supplié Dieu de le délivrer ; sa prière s’aligne sur la triple demande de Jésus à Gethsémani : « par trois fois j’ai supplié le Seigneur qu’il l’éloigne de moi » (cf. Mt 26, 39-44). Alors que les Corinthiens attendaient tout d’une révélation mystique spectaculaire, l’apôtre leur rapporte sa souffrance et l’échec de sa prière, car il essuie le refus de Dieu. Dieu renvoie l’apôtre et les Corinthiens au quotidien de la souffrance et de la faiblesse dans la chair.
Et pourtant, le non-exaucement ne signifie pas abandon de Dieu. Au contraire, Dieu répond à Paul : « Ma grâce te suffit » (v. 9). Dieu fait confiance à son envoyé et lui donne sa propre force, une force qui donne toute sa mesure dans la faiblesse acceptée et assumée de l’homme. Paul accepte sa faiblesse, mais il attend tout de Dieu. C’est dire qu’il n’y a ni résignation, ni passivité, ni morbidité (nous sommes loin du Paul de Nietzsche, chantre d’un dolorisme de l’humiliation, fruit de je ne sais quel ressentiment), au contraire, il s’agit d’une suite active du Christ dans sa Passion, où est à l’œuvre la force résurrectionnelle de Dieu ! Le vocabulaire est impressionnant : « Ma grâce te suffit » ; la charis, la grâce, n’est autre que l’Esprit même de Dieu qui vient habiter l’apôtre. Aussi Paul peut-il conclure : « C’est donc très volontiers que je me vanterai de mes faiblesses, afin que la puissance du Christ plante sa tente sur moi » ; le verbe est le même que celui que l’on trouve dans le prologue de Jean 1, 14 (« et il a planté sa tente parmi nous ») 6 ; il évoque la venue de Dieu dans la nuée pour sauver son peuple durant l’Exode, il évoque la venue du Christ dans la chair pour sauver toute chair. La faiblesse de l’homme est le lieu privilégié de l’incarnation, le lieu où Dieu par la puissance de son Esprit vient vers l’homme. Comme une grâce, c’est Dieu lui-même qui se donne, la puissance du Christ vient habiter le corps désarmé de l’apôtre, qui peut dès lors conclure : « lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort » (v. 10).
Il est remarquable que les faiblesses de l’apôtre ici énumérées sont toutes d’ordre physique et essentiellement dues à la difficulté de la mission et à l’hostilité des hommes ; un peu plus haut dans la lettre Paul avait été plus explicite : énumérant les persécutions subies de la part des juifs, les dangers de la route et de la mer, les attaques des faux frères, et les épreuves physiques, il ajoutait : « enfin le souci de toutes les églises. Qui est faible que je ne sois faible ? Qui est scandalisé que je ne sois consumé ? » (2 Co 11, 29). En effet si la puissance de Dieu agit à travers la faiblesse de l’apôtre, c’est pour « construire et non pour détruire » (2 Co 10, 8 ; 13, 10). Et construire chez Paul signifie toujours rassembler et faire vivre des communautés croyantes !
Les communautés, joie et fierté de l’apôtre
« La mort agit en nous, mais la vie en vous » (2 Co 4, 12)
Le chapitre 4 de la deuxième lettre aux Corinthiens déploie le même paradoxe à l’aide d’images inoubliables : « Nous tenons ce trésor dans des vases d’argile, afin que la puissance soit de Dieu et ne vienne pas de nous » (2 Co 4, 7). Ainsi est énoncée la logique de toute annonce chrétienne ; mais la finalité de la vocation des apôtres et de leur action missionnaire apparaît ici plus clairement. Le texte procède en deux temps : d’abord il articule fermement la participation des apôtres à la mort de Jésus dans la fragilité de leur chair, avec la vie de Jésus manifestée dans cette même chair souffrante et vouée à la mort (2 Co 4, 10-11) : « Partout nous portons dans nos corps la mise à mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit manifestée dans nos corps mortels. » Puis il en tire une conséquence à la logique décalée et surprenante, non pas, comme on s’y attendrait : la mort agit en nous, la vie en Jésus, mais : « La mort agit en nous, la vie en vous » (v. 12) ! Le don de soi des apôtres est au bénéfice de la vie des communautés, car la vie des communautés fleurit sur le terreau de la peine des apôtres ; selon le mot que nous empruntons à Claude Tassin : « à contre-courant de l’usure des missionnaires, la vie des communautés est la preuve que Christ est vivant et agit 7 ».
Paul le disait déjà dans les débuts joyeux de sa mission à Thessalonique : « nous maintenant nous vivons, si vous, vous tenez dans le Seigneur » (1 Th 3, 8).
« Mes petits enfants que je mets au monde dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (Ga 4, 19)
On comprend mieux la passion avec laquelle Paul accompagne des ses lettres (et de nombreuses délégations) la vie quotidienne des communautés. La vigilance de l’apôtre est incessante, incessantes aussi ses exhortations et ses objurgations, plus encore son souci constant de retourner le regard de ces chrétiens inconstants vers la Croix du Christ. Ils sont la fierté de l’apôtre, sa joie, sa couronne de gloire, et leurs faux pas et leurs infidélités le déchirent. Comme un père, comme une mère, Paul ne cesse de les enfanter à la vie nouvelle : « mes petits enfants, écrit-il aux Galates, que je mets au monde dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous » (Ga 4, 19). Telle est la réponse ou plutôt la responsabilité de l’apôtre saisi par l’appel qui vient d’en haut et dont la vie est devenue participation au Christ serviteur !
On criera à la prétention insupportable ! Pour qui Paul se prend-il ? Il répondrait, me semble-t-il, sans ambages : pour un serviteur du Christ, dont il n’hésite pas à se dire l’esclave (Ph 1, 1) mais tout autant apôtre, c’est-à-dire envoyé par son Seigneur, collaborateur de Dieu (1 Co 3, 9), ambassadeur chargé de porter la parole de réconciliation (2 Co 5, 20) ; et en effet celui qui se vante « qu’il se vante dans le Seigneur ! » (1 Co 1, 31).
Paul semble ne pas pouvoir supporter l’échec de sa mission auprès des communautés qu’il a fondées. Pourtant il a dû en admettre la possibilité ! Un passage amusant de 1 Corinthiens 3 évoque la qualité du travail des apôtres à travers la métaphore de la construction. À deux reprise, en 1 Corinthiens 3, 8 et 13, apparaît la question du salaire des apôtres collaborateurs de Dieu ; il est fonction de la peine qu’ils se donnent mais aussi de la qualité de la construction : « Si quelqu’un construit sur le fondement en or, en argent, en pierres précieuses, en bois, en paille, en chaume, l’œuvre de chacun deviendra manifeste… » (1 Co 3, 12). Bien entendu la métaphore ne doit pas être prise au pied de la lettre, mais elle rend présente la question de l’échec ; Paul précise : « si l’œuvre de quelqu’un est consumée, il subira une perte mais lui-même sera sauvé, mais comme à travers le feu » (v. 15). S’agit-il d’un châtiment et d’un salut in extremis ? d’un manque à gagner ? Le texte est difficile et controversé. Il n’est pas évident de savoir ce que Paul met derrière les images ; l’image du feu a toujours une portée eschatologique, et Paul, qu’on ne peut soupçonner de valoriser le mérite de chacun, écrit bien : « l’apôtre recevra un salaire » (v. 14). Qu’aura-t-il donc gagné ou perdu ? un supplément de gloire ? la joie de l’apôtre ? Certainement la croissance d’une communauté selon l’Évangile. Il est certain à la fois que Dieu n’abandonnera pas ses serviteurs et que la responsabilité humaine demeure. Le salut est don gracieux de Dieu, mais Dieu éprouve au sens fort la fidélité de ses serviteurs en les liant indéfectiblement à l’annonce de la Parole.
En guise de conclusion
Oui, c’est bien de fidélité dont nous parlons, une fidélité qui n’est qu’un aspect de la foi. La réponse de l’apôtre à l’initiative et à l’action de Dieu en lui est d’un bout à l’autre de l’ordre de la foi. L’expérience éblouissante que Paul a fait de la rencontre avec Jésus crucifié et ressuscité a bouleversé sa vie ; et pourtant il a su y reconnaître la fidélité de Dieu qui poursuit son dessein pour lui depuis le ventre de sa mère, qui ne l’arrache pas à la foi juive, mais qui transforme tout son être ; il est désormais habité par le Christ, poussé par son Esprit dans une confiance – une foi – totale en l’action de Dieu et en la force de la résurrection dans laquelle il est entré. Il serait réducteur de parler d’une réponse à l’initiative divine, Paul est totalement livré à la participation au Christ serviteur qui vit et agit en lui. La seule réponse qu’il puisse donner c’est de laisser passer dans sa vie et dans tout son être la force du mystère pascal, mystère de mort et résurrection. La foi au Christ le lance sur les routes de la mission avec « le même esprit de foi conforme à la parole du Psaume : “J’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé” », et il affirme : « nous aussi croyons, c’est pourquoi nous parlons » (2 Co 4, 13) ! La foi conduit son action missionnaire à travers les faiblesses qu’il accepte et les difficultés qu’il affronte, elle le pousse, encore et encore, à faire confiance aux communautés fragiles qui deviendront à leur tour témoins de la Parole, faisant sa joie et sa gloire !
Une question nous taraude : Paul n’a-t-il jamais douté de la présence et de la puissance du Christ qui vient planter sa tente sur son corps en détresse ? N’a-t-il jamais été tenté de faire demi-tour, ou simplement d’abandonner à leur sort les communautés rebelles ? Si surprenant que cela puisse nous paraître, il faut répondre par la négative : non, Paul ne fait jamais état d’un doute ! Et la raison en est claire : il ne saurait douter du Christ, il ne saurait douter du projet de Dieu sur lui ; certes il peut douter de lui-même et de ses propres capacités, mais si la vie du Christ triomphe à travers la défaite du corps de l’apôtre, et si la mort est pour lui un gain, puisque « vivre c’est le Christ », nous pouvons comprendre que la foi de Paul soit inébranlable, car elle est foi dans le Dieu fidèle, le Dieu dont Paul peut être sûr ! « Car il est fidèle, le Dieu qui nous appelle à participer à la vie de son Fils Jésus-Christ » (1 Co 1, 10).
1 - La grande tradition théologique de l’Église, et tout autant la tradition spirituelle, n’ont cessé de chercher à articuler grâce et liberté.
2 - Tout au long de cet article nous proposons des traductions personnelles du texte paulinien pour rendre au plus près son caractère abrupt. Le lecteur pourra aussi se reporter avec profit aux différentes traductions de travail : BJ, TOB, Osty, Nouvelle Bible Segond.
3 - Voir l’article récent de D. Marguerat, « La conversion de Paul », Le Monde de la Bible, Hors série, Paris, printemps 2008, p. 48-53.
4 - Genre littéraire consistant en une critique vive sous forme de questions brèves et serrées.
5 - Voir notamment le beau livre d’Albert Schweitzer, La mystique de l’apôtre Paul, Paris, Albin Michel, 1962.
6 - Le verbe paulinien episkènoô est un composé de la racine skènè, la tente, qui évoque davantage encore la colonne de nuée de l’Exode qui vient conduire le peuple, et la tente du désert où Dieu vient rencontrer Moïse.
7 - Dans un cours sur la mission donné à l’Institut catholique de Paris, Institut de science et de théologie des religions (2004-2005).