"Dieu parle", fondement de la théologie de la Révélation


Izabela Jurasz
maître de conférences à la faculté de théologie,
Institut catholique de Paris

 

Dans la réflexion sur la nature de la Révélation, la notion de « Dieu parle » précède, logiquement et historiquement, ce qu’on appelle les « deux sources de la Révélation », à savoir Écriture et Magistère. Le fait que Dieu s’adresse aux hommes est présenté à partir du phénomène le plus élémentaire de la communication humaine – le langage. Alors « Dieu parle » et il le fait par le moyen de la « parole ». Qu’est-ce donc qu’une parole ?

La parole non seulement crée le monde et l’homme – selon le livre de la Genèse – mais surtout elle donne le sens ; elle produit les choses mais en donne aussi la connaissance. La parole comme moyen d’exprimer et de transmettre la connaissance devient une catégorie indispensable à toute réflexion sur la Révélation, surtout lorsqu’elle prend comme point de départ la notion de « Dieu qui parle », abordée à partir du seul modèle qui nous soit accessible, celui de « l’homme qui parle ». Cette parole n’est rien d’autre que l’acte de communication de Dieu, antérieure à cette Révélation réalisée dans et par le Christ – Parole de Dieu, selon la lettre aux Hébreux : « Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers nous a parlé par le Fils » (He 1, 1). La parole est destinée à révéler les secrets de la connaissance, prononcée ou écrite. En fait, les médiations de la langue et du texte – qui en sont l’expression – restent toujours sous-jacentes à ce processus de communication tant humain que divin. La production du discours et du texte est le modèle d’une autre « production », unique en son genre : celui de la création. Ainsi la naissance du texte, Écriture de la parole Divine, peut servir de modèle pour penser la création du monde par cette même parole.

En fait, tout le monde visible et invisible vient de la parole de Dieu. Dans l’Écriture comme dans la création, la parole divine « prend chair ». La parole de Dieu « matérialisée » comme Écriture et comme Création communique la connaissance de Dieu lorsqu’elle révèle le sens du texte et du monde. Ainsi, grâce à cette parole de Dieu, exprimée dans l’Écriture et dans la Création, l’homme peut approcher le mystère de l’Incarnation.

Prenant appui sur les écrits chrétiens de deux premiers siècles, nous exposerons cette compréhension originelle de la « parole de Dieu ». Même si la première formulation systématique de la théologie de la Révélation vient d’Irénée de Lyon, ces éléments sont présents chez les auteurs plus anciens.

 

La « Révélation » à l’époque apostolique

Il n’est pas facile d’aborder la question de la Révélation dans la pensée patristique. Tout d’abord, la distinction tridentine entre les deux sources de la Révélation, Écriture et Magistère, risque d’introduire chez les Pères une problématique qui leur est étrangère, car le vocabulaire patristique concernant la révélation n’est pas uniforme. Outre les termes comme apokalypsis, phanerôsis et revelatio, il faut aussi considérer euaggelion, oikonomia, martyrion, paideia, paradosis, gnôsis, parousia, etc., et également les termes courants comme parole, voix divine, vision, inspiration 1.

La connaissance de Dieu donnée par lui-même aux hommes pouvait être transmise sous des formes très différentes. On peut citer rapidement les principales manières de présenter cette communication divine dans la Bible. Dans l’Ancien Testament, sans doute, la prophétie occupe une place privilégiée, en tant que message divin transmis au prophète à l’intention du peuple. Elle est présentée comme « parole de Dieu » au sens de parole prononcée, d’oracle. Toutefois, la parole prophétique n’était pas le seul moyen de communication entre Dieu est les hommes – des visions comme celle du Sinaï, des signes comme celui de la colonne de feu et des nuages, des voix venant du ciel, des songes et finalement de nombreux événements de l’histoire d’Israël, permettent aussi au peuple d’« écouter » son Dieu. Dans les livres sapientiaux, la Parole de YHWH prend les traits personnels d’une femme qui initie le peuple à la pratique de la Loi. Même si dans la littérature apocalyptique l’ultime révélation de Dieu fait partie de l’accomplissement eschatologique du monde, il est très important de noter que déjà, dans l’Ancien Testament, ce qu’on peut appeler « Révélation » n’est pas une spéculation abstraite au sujet de Dieu, mais une manière de donner sens à la vie de chaque homme, du peuple d’Israël et du monde entier.

Les premières générations chrétiennes ont hérité de cette manière de comprendre la « Révélation » divine. Dans les évangiles synoptiques, il s’agit souvent de l’attente eschatologique de l’ultime manifestation de Dieu notifiée par la venue de Jésus-Christ et par son annonce du Royaume qui approche. Cependant, dans les épîtres de Paul on peut observer que la révélation de Dieu se réalise non seulement par l’enseignement de Jésus, mais surtout par et dans la personne même de Jésus-Christ (cf. Rm 16, 25-27 ; Ep 3, 1-6). Les épîtres pauliniennes attestent que déjà la première génération chrétienne entendait par « Révélation » le mystère du Christ. Ainsi, dans le quatrième évangile, la Révélation est de plus en plus liée au mystère du Christ, et on trouve encore d’autres termes pour en parler : vie, parole, lumière, vérité, gloire. Jésus n’est pas un prophète, mais le prophète : lui seul détient le pouvoir de révéler Dieu tant par sa parole que par son action. La finale du prologue de Jean est particulièrement significative à cet égard : « Dieu personne ne l’a jamais vu ; le Fils [Dieu] unique qui est dans le sein du Père, l’avait “expliqué” (exêgêsato). » Le verbe qui dit l’action du Fils à l’égard du Père est exêgeomai qui signifie : « expliquer, raconter, exposer ». Même si ce terme semble un peu banal pour exprimer le rôle révélateur du logos, il s’avère en réalité être le meilleur pour dire la Révélation qui se fait par le moyen de la Parole « dans le sein de Dieu », proférée dans l’acte de l’Incarnation.

La Parole qui fut intérieure et propre à Dieu (logos endiathetos) avant d’être par Lui prononcée (logos prophorikos) deviendra le modèle par excellence de la plus ancienne théologie de la Révélation. Cependant, avant d’acquérir un sens christologique, les notions de logos endiathetos et logos prophorikos étaient porteuses d’une certaine idée de la « parole », du logos au sens philologique, psychologique et gnoséologique.

Le fondement christologique de la Révélation reste indéniable, mais il reste encore à préciser comment la parole du « Dieu qui parle » peut atteindre les hommes et être reçue par eux. Les premières approches de la Révélation se rencontrent dans certains écrits du Ier siècle. À cette époque, on peut trouver des manières de parler de la Révélation qui s’inspirent de l’un ou l’autre modèle biblique.

Sans aucun doute, la prophétie est le modèle par excellence de la « parole de Dieu ». Toutefois, ce rôle privilégié était lié non seulement au contenu des prophéties, mais aussi au fait qu’elles étaient considérées comme des paroles d’origine divine. Quant à leur contenu, les collections des passages provenant des prophètes et des psaumes, sélectionnés en vue de présenter la personne et l’œuvre de Jésus-Christ, furent largement utilisées, surtout par les auteurs de premiers siècles. Toutefois, pour montrer que ce n’était pas pure coïncidence, il fallait encore montrer qu’il s’agissait du même message, parce que le même Dieu parle par les prophètes et par les apôtres du Christ. Ainsi l’auteur de la Didaché est soucieux de distinguer le vrai prophète du faux. Les préceptes qu’il donne aux chrétiens représentent la saine doctrine, mais l’essentiel de l’enseignement chrétien est le message du Christ : « Si donc quelqu’un vient et vous enseigne tout ce qui vient d’être dit, recevez-le. Seulement, si ce docteur se dévoie et vous donne un autre enseignement de manière à renverser [celui que vous avez reçu], ne l’écoutez pas ; d’autre part, s’il enseigne de manière à confirmer la justice et la connaissance du Seigneur, recevez-le comme le Seigneur 2. »

Ce souci de distinguer le vrai prophète atteste l’importance accordée à ce ministère. En fait, les trois ministères charismatiques du christianisme primitif : l’apôtre, le prophète et le docteur (cf. 1 Co 12, 28 ; Didaché 11), sont essentiellement au service de la parole de Dieu qu’ils proclament et interprètent. L’importance du message prophétique comme vecteur de Révélation permettait aussi une certaine valorisation positive des oracles païens, notamment des oracles sibyllins. Avec le refus radical du polythéisme et du culte des « démons », les oracles de Sibylle furent le rare – sinon l’unique – élément de la religion païenne auquel les chrétiens ont reconnu une certaine valeur. La première attestation de cette attitude se trouve déjà dans la première Lettre de Clément de Rome (cf. 55, 1), mais parmi les auteurs chrétiens qui ont accordé à Sibylle une place à côté des prophètes de l’Ancien Testament, se trouve surtout Théophile d’Antioche (cf. Aut. II, 3 ; 31 ; 36). La longue citation des oracles sibyllins est accompagnée d’un commentaire très éloquent : « Que cela se trouve vrai, utile, juste, avantageux pour tous les hommes, c’est évident » (Aut. II, 36) 3. La référence à Sibylle renforce le lien entre la révélation prophétique (comme interprétation de l’histoire) et la révélation eschatologique, spécialement importante dans le Pasteur d’Hermas.

Ce dernier écrit est particulièrement intéressant, parce qu’il connaît de nombreux modes de la révélation divine : les oracles, les visions, les songes, la transmission du livre céleste, etc. Ces révélations se font en grande partie par l’entremise d’une femme âgée qu’Hermas prend pour Sibylle (Vis. II, 4, 1), mais qui se présente comme Église. L’originalité du Pasteur consiste à ce qu’il ne se réfère pas au contenu des prophéties de l’Ancien Testament, mais qu’il s’inspire du thème de la révélation par la parole, tant prononcée qu’écrite.

Les modèles bibliques de la Révélation ayant pour point de départ le fait que « Dieu parle » aux hommes par les hommes se retrouvent chez les auteurs chrétiens de l’époque apostolique, mais on peut voir aussi qu’ils poussent à la réflexion sur la « parole de Dieu » qui, envoyée par Dieu, vient aux hommes.

Chez Ignace d’Antioche († 110/113) la révélation est un événement eschatologique, présenté à travers l’idée de « verbe sorti du silence » (Mag. 8, 2) qui fait allusion à la fin du monde comme retour au silence primordial, celui d’avant la création du monde. Ce verbe est identifié à Jésus-Christ, dont la venue annonce l’ultime manifestation de Dieu. Dans la Lettre aux Éphésiens (15, 2), Ignace parle du silence comme moyen suprême d’accéder au mystère de Dieu : « Celui qui possède en vérité la parole de Jésus peut entendre même son silence, afin d’être parfait, afin d’agir par sa parole et de se faire connaître par son silence. Rien n’est caché au Seigneur, mais nos secrets même sont près de lui. »

Plus loin, Ignace d’Antioche réfléchit aussi à la manière dont les hommes peuvent recevoir cette parole de Dieu : « Faisons donc tout en celui qui habite en nous, afin que nous soyons ses temples, et que lui soit en nous notre Dieu, ce qu’il est en effet, et ce qu’il apparaîtra devant notre face si nous l’aimons justement 4. »

Il renvoie ainsi à la question de la « parole de Dieu » qui « prend demeure » dans le cœur de l’homme et lui donne une connaissance intime du mystère de Dieu.

 

Logos intérieur et modèle anthropologique de la révélation

La parole de Dieu qui habite en l’homme s’inspire de la figure de la Sagesse (Pr 1, 23-33) : « Voici que j’émettrai pour vous une parole de mon souffle ; je vous enseignerai mes paroles. » Ce passage est cité par Clément de Rome dans sa première Lettre aux Corinthiens. Or, cette Sagesse personnifiée donne la connaissance de Dieu, et cette connaissance a besoin d’être exprimée par le moyen de la parole. Or, cette parole existe en deux états : en tant qu’exprimée par Dieu et en tant que demeurant dans l’homme.

Il faut souligner que cette manière d’entendre la révélation divine est inséparable d’une réflexion anthropologique et éthique. La parole de Dieu qui demeure en l’homme fait de lui un être humain doté de conscience morale et ouvert à la transcendance. Le fragment de l’Epître de Barnabé (140 environ) en parle : « C’est pourquoi Dieu habite vraiment en nous dont il fait sa demeure. Comment ? [Par] la parole de la foi, la vocation à sa promesse, la sagesse des préceptes, les commandements de la doctrine, c’est lui qui prophétise en nous, qui habite en nous. Ainsi fait-il entrer dans le temple incorruptible ceux qui étaient asservis à la mort, en ouvrant pour nous la porte du temps, c’est-à-dire la bouche, et nous donnant la repentance. En effet, celui qui désire d’être sauvé ne regarde pas à l’homme, mais à celui qui demeure en lui et parle à travers lui, effrayé de n’avoir jamais entendu les paroles de Celui qui parle sortir d’une bouche (humaine), nie de n’avoir jamais désiré les entendre 5. »

Dieu est « Celui qui parle » en premier à l’homme et qui dépose en lui ses paroles, afin que celui-ci puisse à son tour les proclamer en tant que Révélation venant de Dieu. Il existe alors un rapport intime entre l’habitation de la parole divine dans l’homme et l’annonce des mystères de Dieu par les hommes. Or, dans l’Epître de Barnabé, Dieu demeure dans l’homme par ses préceptes, ses commandements, sa parole et sa sagesse. Ainsi l’observation des commandements par celui qui parle au nom de Dieu est le premier critère de vérification de l’authenticité de son message (cf. Didaché 11-13 ; Ignace d’Antioche : Eph. 10, 16, Magn. 3, 10). C’est surtout la parole – le logos – qui est destinée à devenir le signe par excellence de la présence divine dans l’homme. Cependant, avant que ce logos soit entendu comme raison, il est faculté de parler, parole qui communique la connaissance intérieure de Dieu.

Les mêmes éléments se rencontrent aussi dans les Odes de Salomon (130-140). L’Ode 12 dit que « l’homme est demeure de la parole » (cf. 24, 9), en utilisant la racine skn qui dans l’Ancien Testament, est utilisée pour dire la demeure humaine ou celle de Dieu Yahvé (cf. Gn 13, 18 ; Za 8, 3). En fait, dans les Odes de Salomon la parole est souvent présentée comme « parole de vérité » (8, 8 ; 12, 1.3 ; 32, 2) ou « parole de connaissance » (7, 7-8) : « Le Père de la connaissance est la parole de la connaissance ; celui qui a créé la sagesse est plus sage que son œuvre (7, 7-8). Écoutez la parole de vérité et recevez la connaissance du Très-Haut (8, 8). Il m’a rempli des paroles de vérité, afin que je parle de lui (12, 1) 6. »

Le terme syriaque qui est employé dans les Odes pour dire « parole » de connaissance et de vérité est petgama, distingué du terme melta utilisé dans les Odes pour exprimer la « parole créatrice ». La référence à la sagesse en 7, 7-8 est très importante, car elle confirme l’attachement à la parole de connaissance. Ces quelques versets des Odes montrent bien deux moments fondamentaux de la Révélation : parole de connaissance qui demeure dans l’homme et la parole qu’il prononce.

Il faut noter que même si « parole » a été identifiée au Christ, elle peut toutefois rester « parole » de son enseignement révélateur de Dieu. Le long fragment de l’épître À Diognète atteste cette compréhension du Christ : celui qui par ses paroles révèle le mystère de Dieu. « Qui, en effet, dûment instruit et engendré par la bienveillance du Verbe, ne s’empresse pas d’apprendre pleinement tout ce que le Verbe a clairement enseigné à ses disciples. Le Verbe, se manifestant, le leur a manifesté, s’exprimant ouvertement, incompris des incrédules, s’expliquant à ses disciples qui reconnus par lui comme ses fidèles reçurent la connaissance des mystères du Père. C’est pour cela que le Verbe a été envoyé : pour qu’il se manifestât au monde, Lui qui, méprisé par son peuple, a été prêché par les apôtres et cru par les nations. Lui qui était dès le commencement, il est apparu comme nouveau et fut trouvé ancien et il renaît toujours jeune dans le cœur des saints. »

Le logos dont parle ce texte est entendu comme parole envoyée au monde afin qu’elle « s’exprime », qu’elle « explique », qu’elle transmette la « connaissance des mystères du Père », les « secrets ». Cependant, il s’agit à la fois du Christ qui proclame la bonne nouvelle du Royaume et qui est lui-même le contenu de cette proclamation : il est le logos qui se manifeste et qui s’exprime, ce qui constitue les deux moments essentiels de la Révélation. L’enseignement apostolique consiste alors dans la proclamation de cette parole-logos et en quelque sorte il prolonge sa Révélation dans l’Église, en tant qu’il est inséparable de la foi au mystère du Verbe.

Le fait que ce logos soit celui qui était « dès le commencement » et « éternel », fait allusion à la parole créatrice, mais aussi à la coéternité du Verbe avec Dieu qui est sa propre parole, éternelle. Cette idée est destinée à justifier l’origine divine de la révélation apportée par le Christ, le véritable logos de Dieu. Ainsi l’auteur de l’épître À Diognète montre la correspondance entre la formation de la parole humaine et la venue du Christ, l’unique Parole de Dieu.

Il y a donc un lien étroit entre l’idée de « Dieu qui parle » et la connaissance intérieure de son mystère comprise comme « parole qui habite en l’homme ». Ainsi la Révélation ne vient pas d’un dieu inconnu et étranger à l’homme ; en tant que « parole de Dieu » adressée à l’homme, elle rejoint ce qui a été déjà déposé dans son cœur dès la création, à savoir cette « parole de Dieu » qui l’habite. On peut dire alors que la parole de la Révélation venant à l’homme révèle cette parole qui l’habitait déjà.

La notion de « parole intérieure » (logos endiathetos) est particulièrement intéressante pour la théologie de la Révélation, même si ces concepts se trouvent dans les écrits de Platon 8. Dans le Théétète (189 e) est présentée « une discussion [logos] que l’âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner ». Ce discours intérieur de l’âme avec elle-même est identique à la pensée. Cette réflexion l’amène à proposer dans le Philèbe (38 e) une belle formule : « Notre âme ressemble à un livre. » En revanche, pour Aristote la pensée n’est plus un dialogue de l’âme avec elle-même, mais un raisonnement et le lieu par excellence du syllogisme. Il distingue entre un logos interne, qui est dans l’âme et un autre externe, qui est son expression. Dans le traité De l’interprétation (16 a) il observe que « les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix ». Par cette phrase, il approfondit la dimension anthropologique de la question du langage, lorsqu’il s’intéresse à la possibilité de l’homme de comprendre le discours extériorisé par les symboles que sont les sons et les lettres (cf. De Int. 24 b) et il pose ainsi la question en termes de vrai et de faux.

L’idée de « parole intérieure » est connue de Philon d’Alexandrie qui dans le passage du De vita Mosis (II, 127) identifie le logos endiathetos avec la Parole de Dieu, le sens profond des Écritures ou encore les idées immatérielles selon lesquelles a été formé le monde sensible, tandis que chez l’homme ce logos intérieur correspond à l’esprit souverain. Philon atteste l’importance du modèle anthropologique pour parler du logos de Dieu. Les premiers chrétiens ont connu non seulement l’idée de Philon d’Alexandrie, mais aussi celles des philosophes platoniciens et stoïciens du IIe siècle. Ces derniers affichent une tendance à l’analyse psychologique et des aspects gnoséologiques du logos humain, entendu comme « pensée discursive », « dialogue de l’âme avec elle-même », « discours » ou « courant qui vient de l’âme et sort par la bouche accompagné d’un son », souvent à la base de la philosophie du langage.

On peut donc constater une certaine influence de la notion de logos endiathetos sur les textes patristiques parlant de la parole de Dieu qui habite dans l’homme et qui est synonyme de la connaissance de Dieu. Des différences dans la manière de s’approprier cette idée montrent que nous n’assistons pas à l’élaboration systématique d’une théologie de la Révélation, mais seulement à la mise en place d’éléments qui seront repris et organisés par d’autres auteurs, peut-être déjà par Justin martyr, mais surtout par Irénée de Lyon. Ainsi une approche systématique de la Révélation n’est possible qu’après l’intégration de la notion de « parole proférée » (logos prophorikos), qui ensuite facilite l’application christologique des deux termes. Néanmoins, le binôme logos endiathetos – logos prophorikos est d’abord une manière de penser la « parole de Dieu » en tant que révélation de son mystère.

 

Logos-raison et révélation cosmique

L’origine divine du logos comme parole de la Révélation est une garantie de sa vérité universelle. Cette conviction remonte aux origines de la philosophie, à la phrase de Pythagore qui « considérait que nul homme n’est sage, si ce n’est Dieu 9 ». Or, même pour les païens la parole de la divinité porte la véritable sagesse qui ne se limite pas à une sorte de révélation individuelle – même si elle rend l’homme dépositaire de la parole de Dieu – mais elle devient une révélation universelle, concernant l’univers tout entier. Cela entraîne une réflexion sur la dimension cosmique de la Révélation exprimée dans l’idée de création par la parole. Ainsi la parole de Dieu est déposée non seulement dans l’homme, mais aussi dans l’univers entier.

Dans le traité Sur la résurrection attribué à Justin martyr 10, cette question fondamentale est posée : qu’est-ce que la vraie doctrine, aletheias logos ? Conformément à la conviction des philosophes grecs, l’auteur explique : « La doctrine (logos) de vérité est envoyée par Dieu ; c’est pourquoi la liberté qui s’y applique n’a rien de pesant. » Il poursuit : « Or, la vérité, c’est Dieu, le Père de l’univers, qui est l’Intelligence parfaite. Le Fils qui a été engendré de lui, le Logos, est venu chez nous, ayant pris chair, en se révélant lui-même et en révélant son Père, en nous donnant en lui-même la résurrection des morts suivie de la vie éternelle. C’est lui Jésus-Christ, notre Sauveur et notre Seigneur. C’est donc bien lui qui est, de lui-même et de l’univers, en même temps foi et démonstration 11. »

Le texte cité met en évidence l’origine divine de la Révélation de portée universelle, en tant que le Christ est « la Révélation de lui-même et de l’univers ». Cela est assuré par la filiation divine du Christ. On peut relever le déplacement de sens du terme logos qui signifie davantage « raison » que « parole ». À ce point, l’auteur arrive à préciser que la Révélation repose sur la « foi et démonstration » : sur l’acte de confiance, en parole, venant de Dieu et sur la réception du message dont elle est porteuse.

Le caractère raisonnable de la parole de la Révélation proférée par Dieu est fondamental pour Justin martyr, dans le Dialogue avec Tryphon : « Comme principe avant toutes les créatures, Dieu a, de lui-même, engendré une certaine puissance verbale que l’Esprit Saint appelle également “gloire du Seigneur”, et aussi tantôt “fils”, tantôt “sagesse”, tantôt “ange”, tantôt “dieu”, tantôt “seigneur” et “verbe” ; elle se nomme elle-même parfois “chef d’armée”, lorsque sous forme humaine elle se manifeste à Jésus (Josué), fils de Naué. Si elle peut en effet recevoir tous ces noms, c’est parce que du Père elle sert le dessein, et que par volonté du Père elle fut engendrée. Mais n’est-ce pas comparable à ce que nous voyons se produire en nous ? Lorsque nous proférons quelque parole, nous engendrons un verbe, mais nous le proférons sans amputation qui aurait pour effet de faire diminuer celui qui est en nous 12. »

La formation de la parole humaine constitue ici une analogie de la procession de la parole divine. Pour Justin cette parole est d’abord une « certaine puissance verbale », à laquelle l’Écriture attribue des noms différents, entre autres « fils », « sagesse » et « verbe ». Notre auteur reste prudent quant à l’analogie entre la génération du Fils et l’émanation de la parole, car la parole proférée par l’homme n’est jamais une personne 13.

Dans cette réflexion sur l’universalité de la parole de Dieu, la création de l’homme est considérée comme son expression particulière. Au moment de la création de l’homme est révélée la communauté entre le Père et le Fils, fondée par l’acte de parole, selon l’expression « faisons l’homme » (Gn 1, 26) : « Dieu s’exprime dans le même sens, à propos de la création de l’homme [citation de Gn 1, 26-28]. Pour que vous n’alliez point, détournant les paroles que je viens de citer, dire ces choses que disent vos didascales […] je vous apporterais encore les paroles prononcées par Moïse lui-même, grâce auxquelles, nous pouvons reconnaître que sans nul doute celui auquel il s’adresse est autre numériquement, et de nature verbale 14. »

Ce texte prépare sans doute la future interprétation trinitaire du pluriel « faisons » de Gn 1, 26 15, mais son idée principale est que la création de l’homme est précédée et fondée dans le fait que Dieu adresse la parole à quelqu’un d’autre – à son Fils – qui est pour cette raison considéré comme un être « de nature verbale », capable de prononcer et de comprendre la parole.

Néanmoins, afin d’assurer au logos une « puissance » propre et pour lui attribuer un rôle actif dans la Révélation, Justin met en évidence sa « rationalité » et non seulement sa capacité verbale. Nous lisons dans la Seconde Apologie : « Assurément, il est évident que notre doctrine surpasse toute doctrine humaine, parce que tout ce qui est du domaine de la raison est devenu le Christ, qui a paru pour nous, corps, raison (logos) et âme. De fait, tout ce qu’ont jamais découvert et dit de juste les philosophes et les législateurs, c’est par l’effort d’une raison partielle qu’ils l’ont atteint […]. Mais parce qu’ils n’ont pas connu tout ce qui est du ressort du Verbe (logos), qui est le Christ, souvent aussi se sont-il contredits eux-mêmes. Les hommes qui ont vécu avant le Christ, quand ils se sont efforcés, avec la seule capacité humaine, à l’aide de la raison, de contempler les réalités et d’en rendre compte, ont été traduits en justice comme impies et comme magiciens. […] C’est ce que notre Christ, par sa propre puissance, a accompli. […] le Christ, que même Socrate avait connu, car il était, et il est, la raison présente en tout homme, et il a prédit l’avenir par les prophètes et par lui-même, en revêtant notre nature soumise à la souffrance, et en donnant cet enseignement […] parce qu’il est la puissance du Père ineffable, et non une production de la raison humaine 16. »

Dans ce passage, Justin tente une explication approfondie de la présentation du Christ comme logos. Par rapport à Dieu, il est « sa raison », mais il rassemble en lui tout ce qui est raisonnable dans le monde. Justin ne fait pas appel à la naissance et à la prononciation de la parole humaine, parce que la « raison » prend la place de la « parole » comme caractéristique proprement humaine. Justin utilise le terme logos au sens de « raison » ou encore de la « puissance » raisonnable qui vient de Dieu.

Outre la présence du logos dans tout le genre humain – qui laisse entrevoir la dimension universelle de la Révélation – Justin connaît aussi l’idée de Révélation destinée à la création tout entière. Elle est élaborée dans l’Apologie 60 à partir du modèle platonicien de l’âme du monde exposé en Timée 36 b-c, lorsqu’il parle de « l’univers en forme de croix ». Or, cette lecture met en exergue le caractère raisonnable de la parole-logos qui, comme âme du monde, non seulement organise la création, mais aussi lui confère la raison. Justin identifie ce logos au Christ, « un homme crucifié », même s’il n’explique pas comment il est possible que cet homme-là puisse être aussi le logos de Dieu de toute éternité. Sa démarche constitue pourtant un véritable tournant dans l’approche tant de la Révélation que de la christologie, lorsqu’il fait de Jésus-Christ non seulement la Parole prononcée par Dieu, mais aussi la Raison dans laquelle Dieu se révèle.

L’idée d’« univers en forme de croix » se rencontre en particulier dans les textes proches du milieu antiochien de la fin du IIe siècle, tels l’homélie pascale du Pseudo-Hippolyte et l’œuvre d’Irénée de Lyon. Le premier texte parle de la croix comme « appui de l’univers, support de toute la terre habitée, entrelacement cosmique, tenant assemblée la variété de la nature humaine 17 ». Peut-être à la suite de Justin, Irénée de Lyon explique dans la Démonstration de la prédication apostolique comment le Verbe est répandu dans tout cet univers. Parce que dans son incarnation il se fait visible, de même aussi par la forme de la croix tracée sur l’univers il fait participer cet univers à sa crucifixion. Encore dans le Contre les hérésies, Irénée précise que : « L’Auteur du monde, c’est vraiment le Verbe de Dieu : or, c’est lui notre Seigneur, lui qui dans les derniers temps s’est fait homme, lui qui est dans le monde, lui qui au plan invisible soutient toutes les choses créées et qui s’est trouvé imprimé en forme de croix dans la création entière, comme Verbe de Dieu gouvernant et disposant toutes choses 18. »

Ce texte est la première attestation d’une lecture systématique de la Révélation, fondée sur l’événement du Verbe de Dieu « fait homme ».

 

Conclusion

L’idée de « Dieu qui parle » et de « parole de Dieu » constitue le fondement de l’approche théologique de la Révélation. Avant que la parole de Dieu soit identifiée à Jésus-Christ, elle fut entendue comme message adressé par Dieu aux hommes, surtout par l’intermédiaire des prophètes et des apôtres. Cette idée, entre autres, a donné naissance à la théologie des Écritures comme « Parole de Dieu ».

Une réflexion anthropologique et morale accompagne ce premier volet de notre question. La parole vient de Dieu pour « habiter en l’homme » et pour être ensuite proférée par l’homme au nom de Dieu. L’acte de la Révélation consiste alors dans la rencontre entre « Dieu qui parle » et l’homme en qui « habite la parole », également synonyme de loi morale et de raison.

L’acte de la création est la source de cette rencontre. « Dieu parle » au moment de la création du monde, mais surtout lorsqu’il crée l’homme. De ce fait, l’homme et l’univers sont originairement marqués par la « parole de Dieu » qui est l’expression de sa puissance. La venue du Christ, l’unique Parole de Dieu, constitue le sommet de la Révélation, parce qu’elle donne sens à tout ce que les hommes ont pu considérer comme message divin. Le Christ – Parole de Dieu révèle le sens donné par le Créateur à l’homme et à l’univers. Et il est, en retour, la seule réponse de l’humanité face à « Dieu qui parle ».

 

 


 

1 - Cf. B. Studer, art. « Révélation », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, Paris, Cerf, 1990, p. 2169-2173.
2 - Didaché 11, 1, Paris, Cerf, 1998, coll. « Sources Chrétiennes » 248 bis, p. 183-185.
3 - Cf. « Oracles sibyllins », dans Bible. Ecrits inter-testamentaires, A. Dupont-Sommer, M. Philonenko (éd.), Paris, Gallimard, « Bibl. de la Pléiade », 1987, p. 1035-1140.
4 - Ignace d’Antioche, Lettre aux Éphésiens 15, 3 ; Paris, Cerf, 1998, coll. « Sources Chrétiennes » 10, p. 73 (traduction amendée).
5 - Épître de Barnabé 16, 8c-10a, Paris, Cerf, 1971, coll. « Sources Chrétiennes »172, p. 193-195.
6 - Cf. The Odes of Salomon, J.H. Charlesworth (ed.), Oxford, Clarendon Press, 1973.
7 - À Diognète 11, 2-8 ; H.-I. Marrou (éd.), Paris, Cerf, 1965,coll. « Sources Chrétiennes » 33 bis, p. 79-81.
8 - Voir C. Panaccio, Le discours intérieur, Paris, Le Seuil, 1999, p. 30-36.
9 - Diogène Laërce, Vie des philosophes, I, 12. 10 - L’attribution de ce texte à Justin est assez évidente pour A. Wartelle, « Saint Justin, philosophe et martyr : De la Résurrection. Introduction et traduction », Bulletin de l’Association Guillaume Budé 1 (1993), p. 66-82. 11 - Justin, Res. 1, 10-14, tr. A. Wartelle, op.cit., p. 73.
12 - Justin, Dial. 61, 1-2, Ph. Bobichon (éd.), p. 347.
13 - Voir Hilaire de Poitiers († 367) : « Attends, voici la qualité du Verbe et son nom. Car il dit : ”Et le Verbe était Dieu.” Plus question ici d’un son de voix ou de l’expression d’une pensée. Ce Verbe-là est une réalité, non un son, un être, non une phrase, un Dieu et non pas un néant » ; cf. La Trinité, II, 15, Paris, Cerf, 1999, coll. « Sources chrétiennes » 443, p. 303.
14 - Justin, Dial. 62, 1-2, Ph. Bobichon (éd.), p. 349-351. 15 - Cf. Barnabé, 5, 5 ; 6, 12 ; Théophile d’Antioche, Aut. II 18 ; Tertullien, Adv. Prax. 12 ; Irénée de Lyon, Adv. Haer. IV, 20, 1 ; Dem. 55. Sur les interprétations juives du pluriel en Gn 1, 26, cf. Ph. Bobichon, « Appendice IV : Gn 1, 26 ; 3, 22 ; 19, 23-25 », dans Justin Martyr, Dialogue avec Tryphon, Ph. Bobichon (éd.), p. 948-952.
16 - II Apologie, 10, 1-8, A. Wartelle (éd.), p. 211.
17 - Homélies pascales, P. Nautin (éd.), Paris, Cerf, 1950, coll. « Sources Chrétiennes » 27, p. 51.
18 - Irénée de Lyon, Adv. Haer., V, 18, 3, Paris, Cerf, 1984, coll. « Sagesses chrétiennes ».