Libres propos (personnalistes) sur la notion de vocation


Jean-François Petit
assomptionniste, Institut catholique de Paris

 

Il n’est pas déplacé, quand on réfléchit à des questions délicates comme celle des vocations en Église, de procéder à un détour par la philosophie. Ce « pas de côté » est à bien des égards salutaire pour formuler précisément ce qui est effectivement recherché. La philosophie étant elle-même quête de l’unique sagesse, pourrait-elle d’ailleurs se dispenser pour elle-même d’une réflexion sur le sujet ?

Dans ce but, le recours à la pensée d’Emmanuel Mounier (1905-1950) parait parfaitement judicieux. Le philosophe fut un vivant exemple d’une vocation très librement et consciemment choisie, sur laquelle il ne nous appartient pas ici de revenir en détail 1 : issu d’un milieu modeste, brillant agrégé de philosophie, Mounier avait tout pour faire une carrière réussie à Sorbonne. De cet itinéraire trop bien déterminé, le philosophe se détourna assez vite, ainsi que sa correspondance en témoigne : « Mon avenir ? Je vous en prie, laissez-moi croire qu’il n’est pas tracé avec la rigueur d’une courbe géométrique. Tout mais pas une ligne droite, obstinée, aveugle, avec un fauteuil au bout 2. »

Fondateur de la revue culturelle Esprit, organisateur du mouvement du même nom, Mounier eu un sens très vif de ce qui lui arrivait, tout en reconnaissant la part de mystère contenue dans chaque vocation. Plus que tout autre, le philosophe fit la chasse aux fausses justifications spirituelles, pour intégrer plus amplement le temporel dans la détermination de toute vocation. Ainsi le déclare-t-il à son ami Jean Guitton, dans la même lettre précédemment citée : « Ma vocation est très réellement façonnée par moi-même en collaboration avec l’intention divine ; elle subit des rebroussements, des coudes, des déviations, des accélérations selon les réponses que je donne aux événements, aux avances divines. Le dernier trait n’y sera donné que par l’acte de la mort 3. »

La mort prématurée de Mounier empêcha effectivement le déploiement de ses larges possibilités, tant le penseur possédait de talents, qu’il ne se priva pas de partager avec sa famille, ses amis, dans la recherche d’une fraternité universelle qui force encore aujourd’hui l’admiration. Son projet d’une cité personnaliste et communautaire, très lié à sa perception de la crise de civilisation de son époque, qu’il jugeait totale, était bâti sur le rêve d’une hospitalité inconditionnelle 4, décrite sans réserve : « Je rêve souvent d’un monde où l’on pourrait arrêter le premier venu au tournant d’une rue et, égal du premier coup à tout ce qu’il est, continuer avec lui sans autre étonnement sa conversation intérieure 5. »

Respecter le mouvement de la conception personnaliste de la vocation suppose, à partir de l’itinéraire biographique même de Mounier, de montrer brièvement la dramatique existentielle au cœur de chacune d’entre elle. Toute vocation est bien évidemment en premier lieu le développement de talents naturels. Ceux-ci sont contrariés ou confortés par des initiatives, y compris spirituelles. On peut ainsi par exemple empêcher toute véritable éducation de la dimension transcendante de la personne. Or celle-ci est aussi importante aux yeux de Mounier que celle de son incarnation dans le monde ou de sa communion avec son environnement. Sans entrer dans une systématique de la notion de personne 6, il n’est pas impossible de dégager quelques traits saillants de la conception personnaliste de la vocation. Ces traits saillants, quels sont-ils ?

En premier lieu, toute vocation suppose une acceptation du réel. Mounier insiste fortement sur cet aspect, à commencer au plan intellectuel. Une pensée vivante épouse les mouvements du réel en de continuels allers et retours. Les vocations raides, idéologiques, se nourrissent ou font plonger dans la reconduction d’un passé révolu ou dans des utopies dangereuses. L’ouverture au réel suppose donc d’épouser le monde de ce temps, sans s’y noyer ni s’en abstenir. Mounier avait cruellement perçu l’échec de vocations chrétiennes bâties sur la défensive, peureuses, ou inadéquates aux défis majeurs de son époque. Une certaine éducation religieuse en était à ses yeux malheureusement partiellement responsable. Celle-ci ne conduisait qu’à des étroitesses de vue, à la duplication de conceptions périmées, à l’absence d’une authentique profondeur. Toute vocation demande donc une conversion au réel. Cette acceptation n’est en rien abandon, relâchement, complaisance vis-à-vis de l’intolérable. Elle est nécessaire pour éviter toute forme de fuite, d’évasion contraire au dynamisme chrétien d’incarnation. Cependant, tout n’est pas à privilégier dans le réel : il est nécessaire de se concentrer d’abord sur ce qui fait sens, en d’autres termes, pour reprendre Mounier, ce qui est événement.

Sur ce point, on connaît généralement la formule célèbre de Mounier : « l’événement sera notre maitre intérieur 7 ». Pour le philosophe, toute vocation authentique se fait accueil des événements, des sollicitations profondes, en ayant parfois même à les affronter. L’événement, au sens formel du terme, prévu ou imprévu, mérite toujours d’être pris en compte. Il contribue à la construction de l’univers personnel et collectif. L’événement est éducateur. Il oblige à choisir. Très exactement, l’événement est l’acte générateur de la personnalité par lequel l’homme s’affirme comme être de risque. Une présence aux événements suppose donc un singulier courage. Personne ne peut répondre pour autrui. Les situations placent devant des alternatives, des choix, parfois dramatiques, sur lesquels un « oui » ou un « non » doivent être prononcés. Mounier aimait répéter l’avertissement de Pascal : « Dites oui, oui ou non, non ; le reste vient du démon ! » C’est dans le discernement des réponses aux événements que s’affirme donc toute vocation personnelle : l’un préférera la complaisance facile, l’autre ira jusqu’au don de sa vie. Faut-il trancher par avance ? Bien évidemment non. L’adhésion irréfléchie à des consignes préétablies ou le refus de toute forme d’autorité ne sont que les deux faces renversées de la même démission devant les événements. Certains préfèrent se décharger du fardeau de leur responsabilité sur des causes « indépendantes de leur volonté », d’autres s’en remettent à l’émotivisme instable du « feeling », comme si l’événement ne nous obligeait pas à ramasser tout ce que nous sommes, croyances et valeurs comprises, pour apporter une authentique réponse personnelle. Comme il le reconnut lui-même, la fréquentation du philosophe Paul-Louis Lansdberg, mort en camp de concentration, préserva Mounier de sombrer dans le purisme. L’essentiel était pour lui de ne jamais s’en tenir à des positions idéales sur le monde mais de se décider à y entrer pour faire preuve d’efficacité historique. Toute vocation doit donc être en partie considérée comme le fruit de cette dialectique entre événement et histoire. L’éternel lui-même se communique dans des conditions historiques. Héritier de Péguy, Mounier se refusait à passer à côté des événements, à les longer, plutôt qu’à plonger en eux, à s’y immerger tout entier pour en découvrir la signification réelle pour lui et pour le monde. Cette posture n’a, on le constate, rien à voir avec le seul calcul des intérêts ou un pragmatisme de bon aloi. Assumer réellement sa vocation, c’est parfois répondre de façon tranchée à des interpellations.

Resterait un dernier aspect à prendre en compte : celui du discernement de la réponse à un appel. Il est éminemment personnel et communautaire. Toute vocation authentique intègre les médiations nécessaires à sa réalisation, que celles-ci soient temporelles – une réponse peut par exemple être légitimement différée – ou structurel¬les – des étapes, des avis et des conseils sont aussi nécessaires. Nul n’est une île. Même des expériences peu communicables, de l’ordre de l’intuition ou de l’illumination doivent être authentifiées, notamment par les instances autorisées. Certes, une vocation, surtout quand elle est de type prophétique, conduit à bousculer les ordres établis. Rien n’est pire que le conformisme en la circonstance. Mais le sens du réel, de la juste distance ne doivent pas faire défaut pour autant. C’est pour cette raison que la pensée de Mounier conjugue en même temps l’engagement et le dégagement dans l’action, la proximité et la distance, la mêmeté et l’altérité. Une vocation se fonde toujours sur une unification de l’existence. Elle suppose un vif attachement aux grandes causes de l’homme et de Dieu tout en maintenant une possibilité de recul, de reprise pour éviter toute forme d’asservissement, d’exposition inutile ou de militantisme aveugle. En définitive, œuvrer utilement à la construction d’une vocation revient autant à favoriser l’adhérence intelligente au monde qu’à permettre du champ, du retrait dans le silence, la contemplation, l’attente bienveillante. Savant équilibre, menacé souvent de toute part, prompt à toutes les corruptions. La difficulté est d’imaginer la simultanéité des deux mouvements : au moment même où ma vocation se concrétise dans le dévouement avec fougue à telle ou telle cause, je dois garder conscience que celle-ci ne peut épuiser la totalité de ce que je suis et des valeurs qui m’animent. Il faut dès lors comprendre qu’il est dans l’action extérieure de glisser insensiblement vers une mort objective et dans celle de l’intériorisation de s’échapper vers la dissolution subjective. Ces tensions, constitutives de toute vocation, ne peuvent jamais être résolues intégralement, sauf à œuvrer à une personnalisation toujours plus grande de ce que je suis et de ce qui m’entoure. Ce n’est que progressivement, souvent par tâtonnements, que la vocation véritable apparaît, se corrigeant elle-même d’après les leçons de l’expérience, en s’éprouvant au contact du réel.

Qu’apporte en définitive la compréhension personnaliste de la notion de vocation ? Il n’est pas sûr qu’à elle seule, elle soit suffisante pour renouveler les approches contemporaines. Malheureusement, celles-ci sont souvent grevées par des abus de langage. Parler de « vocation professionnelle » n’est-il pas une ruse de plus du management postmoderne ? En Église, valorise-t-on suffisamment la vocation du genre humain dans son intégralité pour éviter de sombrer dans une mystique intimiste ? La crispation sur les conditions d’éclosion et de développement des vocations n’a jamais abouti qu’à de piètres résultats. Celle-ci prête le flanc à ce qui est sa contrefaçon, à savoir la recherche avouée ou non d’une singularité, aux dépens de ce que toute vocation mérite d’être, à savoir « disponibilité, accueil, présence, réponse, compréhension, bonheur des rencontres 8 ».

À une problématique de la minorité ou de l’avant-garde, le personnalisme invite en somme à préférer celle d’une présence charnelle à tous les milieux de vie, au monde total, à une compréhension de ses poussées hors de lui-même. N’est-ce pas ce sens de l’engendrement, de la transcendance de l’existence qui doit d’abord animer ceux qui en portent le souci institutionnel en Église ?

 

À tous qui doutent encore de la valeur de cette approche, Mounier avait répondu par avance : « Il n’y a plus de problème lorsqu’on a pleinement réalisé que sa vie entière est entre les mains de Dieu et que nos prudences n’y font rien 9. »

 

 

Bibliographie :

• Emmanuel Mounier, L’engagement de la foi, Parole et Silence, Saint-Maur, 2005.
• Emmanuel Mounier, Mounier et sa génération, Parole et Silence, Saint-Maur, 2000.
• Jean-François Petit, Petite vie d’Emmanuel Mounier, DDB, Paris, 2008.
• Jean-François Petit, Prier 15 jours avec Emmanuel Mounier, Nouvelle Cité, 2000.

 


1 - Cf. J.-F. Petit, Petite vie d’Emmanuel Mounier, DDB, 2008, pour ne présentation sommaire.
2 - E. Mounier, Lettre à Jean Guitton, 10 août 1928, Œuvres complètes, Seuil, Paris, 1962, t. 4, p. 436-437 (reproduit dans : Mounier et sa génération, Parole et silence, 2000).
3 - E. Mounier, id.
4 - Cf. J.-F. Petit, « Hospitalité conditionnelle ou aboslue », Cahiers de l’Atelier 517, mars 2007, p. 35-44.
5 - E. Mounier, Lettre du 5 février 1933 à Paulette Leclercq, sa future épouse, OC, t 4, p. 519.
6 - Cf J.-F. Petit, « Le concept de personne selon Karol Wojtyla et Emmanuel Mounier » dans : R. Guellec (dir.), Jean-Paul II, pape personnaliste. La personne don et mystère, Éd. du Carmel,Toulouse, 2008.
7 - E. Mounier, OC, t 4, p. 817.
8 - Ibid., id, p. 765-66.
9 - Ibid., id, p. 774.