La réponse de confiance faite à Dieu


Jean-Louis Souletie
frère missionnaire de Sainte-Thérèse,
Institut catholique de Paris
 

 

Dieu parle à un monde qu’il crée

Dire que Dieu parle signifie dans la Bible que Dieu est un être personnel qui s’adresse à d’autres personnes, soit dans leur individualité, soit pris ensemble dans leur sociabilité. Tout cela est évidemment une manière anthropomorphique de parler de Dieu. Ainsi l’Écriture décrit le champ théologique de la foi comme celui de la relation. Elle parle d’appel de Dieu vers l’homme et d’alliance entre Dieu et Israël. Elle situe la prière comme cette relation entre Dieu et l’homme.

La première conséquence au plan théologique de ce donné biblique est que Dieu ne parle pas à un chaos. Le récit de la Création montre que, originairement – et donc à tout instant – Dieu organise un monde dans lequel l’homme est placé en situation de réponse et de partenaire. La réponse de l’homme ne prend donc pas sa place dans un cosmos chaotique. Le chaos a été surmonté par la Parole divine créatrice et séparatrice entre les eaux d’en haut et les eaux d’en bas… entre l’homme et le femme. Et en cela, la création est déjà un acte de salut car Dieu crée en organisant ce monde pour qu’il échappe au tohu-bohu. À partir de là, quand Dieu s’adresse à l’homme, il parle à quelqu’un capa¬ble de lui répondre parce qu’il est créé dans un monde organisé où Dieu l’a disposé pour servir la création, il l’a créé à son image et à sa ressemblance dans une disposition de salut.

Henri de Lubac (sj) dessine l’itinéraire chrétien comme le passage de l’image à la ressemblance, par le Christ 1. L’homme et Dieu sont dans le même monde. Personne n’est en-dehors du Royaume, même si tout le monde n’est pas chrétien. De Lubac explique que l’univers est créé par le Logos par quoi il révèle quelque chose de l’autocommunication de Dieu jusque dans la récapitulation finale à laquelle il est destiné. Image et ressemblance sont les catégories principales de la théologie de la création chez de Lubac. L’Image est comme le cachet de la création dans la personne humaine comprise dans la perspective de l’incarnation. La ressemblance comme potentiel de similitude avec Dieu accompagne la personne et se réalise par le Christ selon l’Esprit dans l’attente de la récapitulation définitive. Dieu créateur se révèle de manière plénière quand il communique ce qu’il est à ce qui n’est pas lui. Est surnaturel alors tout ce qui est touché progressivement par cet accomplissement de l’acte créateur. L’homme peut le savoir par la révélation mais ne le comprend pas autrement que comme un mystère. Il l’accueille. La vocation à la filiation divine exprime ce rapport du créé au surnaturel selon la modalité du paradoxe propre à de Lubac.

 

Dieu rencontre des obstacles

Il est curieux pour le lecteur biblique de s’apercevoir dès le départ des Écritures que, lorsque Dieu s’adresse à l’homme, survient simultanément, c’est-à-dire originairement et donc maintenant – le mensonge. Ce que dit le serpent est faux car en Gn 3, 1 il est écrit : « Vraiment ! Dieu vous a dit : Vous ne mangerez pas de tout arbre du jardin » alors qu’en Gn 2, 16, Dieu dit : « Tu pourras manger de tout arbre du jardin mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance de ce qui est bon ou mauvais », même si ses propos sont validés par la femme, puis par Adam : « Il vous a dit qu’il ne fallait pas manger de tous les arbres du jardin. » En fait, Dieu a dit l’inverse : « Vous pouvez manger de tous, sauf de celui-là. » L’homme ratifie le mensonge. Il commet d’abord une erreur en ne faisant pas attention à ce que dit le serpent et il s’engouffre dans l’idée inverse ainsi proposée. Il ne perçoit pas que Dieu a dit le contraire de ce qu’affirme le serpent. Cela signifie que lorsque Dieu parle, on peut entendre l’inverse de ce qu’il dit. Cette mise en scène traduit l’idée que le serpent induit un doute sur le donateur : Dieu n’est pas bon, il n’a pas tout dit. L’autre devient forcément un danger, une menace que traduit le fait de se cacher pour Adam et Éve.

Si dès le commencement Dieu rencontre des obstacles quand il s’adresse à l’homme, l’ensemble de l’histoire des alliances que Dieu fait avec Israël mais aussi l’histoire des rois raconte une histoire compliquée à travers les soubresauts politiques où la question est toujours la même : on préfère s’appuyer sur des alliances historico-politiques plutôt que sur la fidélité au Seigneur libérateur du peuple de l’Égypte. C’est la même chose avec les prophètes : quand Dieu veut faire se lever un prophète, il a souvent du mal à lui faire dire oui.

 

Ces obstacles sont interprétés, dans la tradition chrétienne, comme le combat spirituel

Les obstacles à la Parole de Dieu, dans l’Écriture, ont été interprétés dans la tradition chrétienne comme le combat spirituel, dont on peut prendre par exemple comme figure (et elle est souvent reprise par les mystiques) celle du combat de Jacob (Gn 32, 25-33). À l’instar de celui-ci, le combat spirituel affecte définitivement d’une blessure celui qui cherche la volonté de Dieu. La réponse de la foi est une réponse qui affecte le corps parce qu’elle s’éprouve au risque de ce discernement dans lequel, comme Job, l’homme discute avec Dieu et le met insolemment à l’épreuve. Les apophtegmes des Pères du désert le relatent également, tout comme les mystiques tels Jean de la Croix ou Thérèse d’Avila. Il n’est pas toujours question d’ailleurs de résistances opposées par l’homme à la volonté de Dieu. Le cas de Thérèse de l’Enfant-Jésus cherchant sa vocation en interrogeant les Écritures est typique d’un combat qui n’est pas fait d’abord de résistances. Ses grands désirs la font souffrir à l’oraison. C’est à l’Écriture qu’elle s’expose comme elle le raconte dans le Mansucrit B de son autobiographie. Elle le fait de manière opiniâtre, jusqu’à entendre dans le texte paulinien la révélation de sa vocation d’être, au cœur de l’Église, tout simplement l’amour.

La nature du combat spirituel chrétien est de passer de l’esclavage à la filiation, tel qu’en parle saint Paul aux Romains. Se comporter comme un esclave vis-à-vis de Dieu, à la manière du fils aîné de la parabole, c’est rester dans son quant-à-soi, dans son autonomie. C’est répéter la défiance de la Genèse, où il est suggéré par le serpent que le donateur (Dieu) n’est pas bon, qu’il a caché jalousement sa connaissance à l’homme pour ne pas la lui partager. Il s’ensuit cette étrangeté, entre l’homme et Dieu, où l’homme apprend qu’il est nu et doit se cacher devant celui qui l’a créé. Le fils aîné de la parabole des deux fils (Lc 15) reste au dehors, ne reconnaît pas son cadet comme son frère et le désigne au Père comme « ton fils ». La relation filiale est pour lui comptable : « Mais il répondit à son père : “Voilà tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé un seul de tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau, à moi, pour festoyer avec mes amis” » (v. 29). Cette manière de rester extérieur à la filiation, de comptabiliser la relation au Père, de douter finalement de sa générosité répète le drame des origines. L’homme demeure finalement esclave et n’obéit à Dieu que de l’extérieur dans l’attente d’une rétribution qui ne sera jamais assez grande finalement à ses yeux.

On peut alors comprendre ce qu’est la liberté chrétienne par rapport à l’obéissance. Le pécheur est celui qui se trouve dans la situation d’esclave et qui, par là même, ne comprend Dieu que de l’extérieur, comme s’il n’était pas dans le même monde que lui. Il entend Dieu comme celui qui donne des ordres, qui punit, qui tranche, qui rejette, comme s’il n’y avait pas eu de révélation de la filiation adoptive du monde et des hommes par Dieu en Jésus-Christ. C’est cela être pécheur, à savoir se mettre en-dehors de la relation filiale. Saint Paul, au contraire, propose d’entrer dans la relation filiale où l’on comprend que la liberté de la réponse croyante surmonte la tentation de l’esclave qui obéit aux ordres sans comprendre.

Quand le Christ est-il d’ailleurs le plus manifestement exposé dans sa liberté souveraine ? C’est au moment où il est le plus obéissant, à Gethsémani : « Non pas ma volonté mais la tienne » (Lc 22, 42). La liberté de la réponse croyante n’est pas une liberté entre deux choses qui au final n’est que la plus petite des libertés. La liberté de la réponse que le croyant fait à Dieu, est la liberté de quelqu’un qui découvre sa vocation, qui s’accorde progressivement à l’appel que Dieu lui fait. Cet appel n’est ni brutal ni extérieur comme l’ordre d’un maître à son esclave mais intime comme celui que le fils ou la fille entend et déchiffre intérieurement au long de son histoire, comme cette découverte progressive de ce qu’il doit faire, qui n’est pas écrit à l’avance, comme ce que Dieu attend de lui. Il découvre alors et en même temps que Dieu n’est pas maîtrisable, qu’il n’a pas la main sur Dieu, que Dieu lui échappe toujours. C’est pourquoi toute réponse libre à Dieu comporte – à cause de la transcendance de Dieu et son mystère – une nécessaire part de discernement et un risque : une liberté engagée et un risque parce qu’on ne peut pas mettre la main sur Dieu et dire : « Je suis sûr que Dieu m’a parlé ». Le discernement est à la fois le risque d’une liberté qui s’engage à déchiffrer l’accord profond entre soi et ce qu’on a à faire et en même temps découvrir que c’est bien Dieu qui le dit mais que l’on ne peut pas posséder celui qui le dit ni ce qu’il dit. On ne peut donc pas opérer de vérification, au sens mathématique du terme, sous la forme d’une emprise. On ne peut le vérifier que sous la forme d’une obéissance, c’est-à-dire d’une liberté qui s’offre. Jésus sait qu’il doit faire ce qu’il engage de lui, au moment où il le fait, sans pouvoir mettre la main sur son Père, en se comportant précisément comme le Fils qu’il est. Il sait qu’il est pleinement accordé, totalement uni au Père à ce moment-là, mais il ne peut pas posséder cette union. Elle est justement de l’ordre de la non possession, c’est-à-dire de l’amour.

 

Discernement et vérification de la réponse

Le fait que Dieu parle à l’homme, comme on vient de le dire, oblige l’homme à entrer dans une tâche de discernement qui, conjointement, lui donne de découvrir que Dieu est toujours plus grand que ce qu’il s’imaginait et qu’il n’est donc pas maîtrisable. Ce serait la tentation que la Bible décrit dans l’idolâtrie. Ce discernement comporte une part de risque car il est toujours exposé à la perversité, comme l’a clairement exprimé le récit de la Genèse avec l’histoire du serpent.

Le discernement n’est pourtant pas laissé à l’anarchie du jugement. La Tradition peut s’appuyer fermement sur les fruits de la réponse humaine à Dieu, fruits que la Bible décrit à travers le Décalogue dans le premier Testament, les Béatitudes dans les Évangiles et les charismes chez Paul. Ces trois champs fournissent dans la tradition spirituelle des éléments valides pour le discernement chrétien.

Tout discernement s’expose toutefois à l’erreur et à la perversion. Un petit exemple nous permettra de le comprendre. Un père, devant son enfant qui a fait de grosses bêtises, mobilise ses énergies, lui donne une gifle pour redresser la situation. Or un témoin de la scène se met à invoquer la miséricorde et la liberté du sujet pour critiquer ce père avec sa gifle sûrement maladroite. Cela s’appelle être pervers. Car une telle intervention sape l’autorité du père alors qu’il vient de puiser au fond de lui-même la ressource de poser cet acte d’autorité pour instaurer une première distinction entre le bien et le mal pour l’enfant ; du coup cette intervention justifie la faute de l’enfant. On peut toujours ainsi invoquer la parole de Dieu de manière perverse en empêchant de discerner ce qui est vrai, juste et beau de ce qui est faux.

La réponse de l’homme à Dieu passe par l’accomplissement de la Loi (cf. l’évangile du jeune homme riche, Mc 10, 17-27). Mais celle-ci n’est pas le terme de l’éducation chrétienne au discernement. Il faut encore aller jusqu’où Jésus veut conduire cet homme, jusqu’à la sequela Christi, jusqu’à la suite du Christ, c’est-à-dire précisément jusqu’à son obéissance, marcher derrière lui selon le commandement fait à Pierre. Le discernement s’achève dans la suite du Christ, dans la compagnie du Christ, dans la communion au Christ. Ici chacun est invité à aller plus loin que l’accomplissement de la loi, comme l’écrit saint Paul aux Romains, ce qui lui permettra de dire que les païens peuvent être agrégés à l’Église.

En régime chrétien, le discernement de la réponse juste à Dieu a comme critère l’amour. « L’amour seul est digne de foi » écrit le théologien suisse H. Urs von Balthasar. Devant la croix, dans un regard de pécheur, nous comprenons qu’aimer a échoué : le Christ est mort alors qu’il a aimé les gens de manière radicale. Le larron et le centurion découvrent, non plus dans un regard de pécheur mais dans un regard de sainteté et de foi, qu’aimer n’est pas accomplir une performance, une réussite, un but, mais c’est être renvoyé à une exigence toujours plus haute que l’accomplissement de la loi. Jésus a appelé à aimer comme lui. En liant son destin à sa parole, il a donné le principe pour distinguer entre ceux qui en appellent formellement au commandement de l’amour pour se débarrasser des exigences de la loi et ceux qui, pour obéir en vérité, peuvent dépasser quelquefois la forme provisoire que peut revêtir la loi à tel moment ; mais ils ne le font que dans cette conduite risquée dont ils sont prêts à endurer les conséquences. Le discernement ne s’achève pas avec la réussite d’un programme religieux mais par la dilatation de l’amour (cf. saint Augustin). Il s’agit d’une aventure historique, individuelle et collective qui n’a pas de terme dans le temps de l’histoire mais dont l’issue selon l’hymne des Corinthiens (1 Co 12, 31-13, 13) est éternelle : « J’aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ; il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ; il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne passera jamais. »

 


1 - Théologie dans l’histoire : t. 1, La lumière du Christ, Avant propos de Michel Sales sj, Desclée de Brouwer, Paris, 1990, 224 p.