La foi comme vocation


Roland Lacroix
formateur dans le diocèse d’Annecy,
enseignant à l’ISPC (Institut catholique de Paris)

 

Depuis de nombreuses années, le catéchuménat d’adultes, dans l’Église catholique, est devenu une réalité incontournable. Difficile de décrire ces démarches nouvelles et inédites d’hommes et de femmes d’aujourd’hui, dont le « devenir chrétien » s’ancre dans la transformation d’une histoire personnelle. Véritables signes des temps dans des sociétés et à une époque où le christianisme n’est plus ce qu’il était, les catéchumènes témoignent de l’action toujours actuelle de Dieu et de son initiative toujours surprenante. Il serait nécessaire d’entendre chaque nouveau chrétien sur la manière dont la foi, d’abord comprise comme démarche volontaire et plutôt confidentielle, se vit progressivement, au fil du cheminement, comme réponse au don d’un Dieu qui s’autocommunique généreusement. L’itinéraire catéchuménat se révèle ainsi chemin d’initiation, d’une confiance initiale à la découverte de la foi comme vocation.

 

Tout commence par une confiance initiale

« Je ne fais confiance à personne… Je veux arriver à faire confiance… Je sais que si je peux arriver à faire confiance à Dieu, je pourrai faire confiance aux autres… » Ancrant ainsi sa demande de baptême dans son histoire personnelle, Viviane, jeune femme de vingt-cinq ans, fait écho, plus largement, à la crise actuelle de la confiance. En effet, à qui se fier quand les scandales dans les domaines politique, financier, sportif et même humanitaire font si souvent la une des médias, quand, dans un monde globalisé, on ne voit plus quel avenir envisager ? Or, impossible de devenir homme ou femme sans confiance, sans vivre l’acte fondamental de confiance qui permet au sujet humain d’advenir à lui-même, à son identité, en réali-sant son existence et en coexistant avec les autres. Comment même trouver la force de se lever le matin sans un minimum vital de confiance qui évite le repli sur soi et la peur de l’autre ? Cette crise de confiance affecte aujourd’hui tout acte de foi. La crise est profonde : en qui, en quoi croire aujourd’hui, alors même que la confiance en soi et les relations durables ne vont plus de soi ? Ainsi, notre société hypermoderne fragilise jusqu’au croire constitutif de l’humain. Et comment accueillir Dieu sans capacité à donner sa confiance ?

C’est dans ce contexte que, comme beaucoup de nos contemporains, les catéchumènes s’interrogent sur le sens de ce qu’ils vivent et de ce qu’ils ressentent. C’est souvent au cœur d’un questionnement vital que naît leur expérience spirituelle. Là où surgit une question de vie surgit la question de la foi, dans son commencement. Ils éprouvent également une sorte de curiosité spirituelle, semblable à celle de Moïse lorsqu’il fait un détour pour observer de plus près le buisson ardent (Ex 3, 3). Les personnes qui demandent le baptême se laissent, le plus souvent, questionner à partir d’expériences vécues. Sans ce questionnement et sans quelques détours, il n’y aurait pas de cheminement possible. Ainsi, si l’expérience première de la foi est l’expérience d’une foi personnelle, confinée dans l’intériorité, elle pressent déjà plus large qu’elle, un engendrement en soi à « plus grand que soi », qu’on ne sait pas nommer mais qui est là, au plus profond. Une présence nouvelle : « Je ne me sens plus jamais seul »…, disent souvent les catéchumènes au début de leur démarche, déjà apaisés par la naissance en eux d’une confiance dont la source ne leur est cependant pas familière. Ils ne se disent pas chercheurs de Dieu. Ils cherchent en fait à mettre des mots sur ce qu’ils sentent naître en eux et des chrétiens avec lesquels ils puissent avancer en confiance sur leur chemin de foi.

Les catéchumènes sont ainsi les témoins du questionnement contemporain et de la pertinence de la proposition chrétienne. Ils méritent donc toute notre attention. Ils n’ont d’ailleurs pas attendu de rencontrer des chrétiens pour commencer leur recherche. Voilà ce qu’entendent souvent les accueillants : « D’aussi longtemps que je me souvienne, je parle à Dieu. » « Depuis le temps que suis en recherche, j’ai lu la Bible, aujourd’hui j’ai décidé de faire un pas de plus. » L’approche de la foi et de Dieu des commençants est aussi d’une grande richesse et d’une grande diversité : « Dieu est comme un fluide en moi » dit une catéchumène. « Moi, dit une autre, c’est Jésus qui m’attire. » Le chemin vers Dieu commence par une expérience spirituelle intuitive, attachée à l’histoire personnelle, à la psychologie, à la personnalité des individus. Les manières de dire sont diverses et témoignent de cette quête dont la demande explicite du baptême est, déjà, un aboutissement. Les catéchumènes n’ont donc pas à découvrir la foi à partir de rien, puisqu’ils font déjà, et parfois de manière forte, l’expérience de cette confiance initiale, déclic de leur cheminement.

 

D’un Dieu suggestif au Dieu inattendu

Écoutant ainsi les catéchumènes, nous ne pouvons que constater que Dieu est le premier acteur de leur itinéraire de foi. Si des personnes cheminent vers le baptême, ce n’est pas simplement parce qu’elles se posent des questions, ou parce qu’on leur propose la foi, mais parce que de l’intérieur même de leurs interrogations et de leur existence elles ont perçu l’écho de la Parole de vie que Dieu leur adresse. Il est d’ailleurs remarquable que les catéchumènes ne séparent jamais expérience de vie et expérience de foi. Ils ne ressentent pas ce genre de clivage en eux. Ils ne considèrent pas la foi comme un ajout à leur existence, un « en plus ». Pour eux, devenir chrétien, ce n’est jamais pour la forme. Leur désir d’authenticité bouscule même leurs accompagnateurs et les membres de la communauté. Leur foi rayonne et ils n’hésitent jamais à en rendre compte autour d’eux, ce qui leur cause parfois quelques difficultés, car les réactions de leur entourage ne sont pas toujours bienveillantes. Ils n’ont de cesse de vouloir faire partager l’apaisement et la joie éprouvés grâce à la foi qui les anime désormais, même balbutiante.

L’itinéraire catéchuménal que l’Église leur propose est pourtant loin d’être superflu. Il va offrir les lieux, les espaces, le temps, les rencontres, les rites liturgiques qui vont les accompagner dans la maturation nécessaire de leur foi intime et les faire « entrer dans » (sens premier du mot initiation) le mystère de la foi professée par les chrétiens. Mais il leur faut une sacrée dose de confiance pour se laisser faire et accepter d’une part d’être accompagnés par des personnes qu’ils ne connaissent pas, d’autre part de commencer un cheminement sans savoir ce qu’il sera exactement et ce qu’ils deviendront en étant initiés. Ce lâcher-prise dans la confiance, envers l’Église qu’ils ont sollicitée et qui va les guider, est déjà une manière de laisser venir à soi, d’accueillir un Dieu déjà autre que celui dont ils avaient pressenti intuitivement l’existence et la présence. Mais ce n’est que petit à petit qu’ils vont réaliser que Dieu est premier dans leur démarche, qu’il les a cherchés avant même qu’ils se mettent en route, leur demandant : « Où es-tu ? » (Gn 3, 9). Jusque-là, ils se considéraient en recherche, en quête pratiquement solitaire. « J’ai fait mes expériences… La foi, c’est entre Dieu et moi », disaient-ils. L’itinéraire catéchuménal va les conduire à éprouver – l’épreuve fait traditionnellement partie de toute initiation – un renversement : devenir des enfants (Mc 10, 15) répondant à ce que Dieu, leur Père, a déjà fait en eux et pour eux. Expérience nouvelle qui sollicite l’ouverture de leur cœur, de leur esprit, de leur intelligence, et qui passe par leur corps, d’où l’importance des étapes liturgiques de l’initiation chrétienne. Tout leur être doit être tendu vers cette transformation-conversion, dans l’accueil d’un Dieu qu’ils n’attendaient pas. Ceci commence dès la première étape, l’entrée en catéchuménat, lors de laquelle tout leur corps est signé, « en détail » pourrait-on dire – les yeux, la bouche, les oreilles, le cœur, les épaules… C’est tout entier qu’ils sont baptisés et c’est leur confiance totale qui est sollicitée dans le devenir chrétien. Ceci peut alors provoquer une crise, car il arrive que l’expérience spirituelle première, dont nous avons parlé, résiste à l’annonce chrétienne, qui fait « passer » (au sens propre du mot, par le baptême) par le mystère pascal, le procès, la mort et la résurrection de Jésus. Devenir chrétien demande ainsi de s’ouvrir dans la confiance au Dieu inattendu : Jésus-Christ, à la radicalité de son Évangile, à l’expérience de ses témoins, à la communauté rassemblée en son nom. Devenir chrétien passe par la découverte d’un Dieu reconnaissable dans le Crucifié – car c’est bien dans cette figure-là que Jésus est reconnu Fils de Dieu (Lc 15, 39) –, condition nécessaire pour que l’itinéraire catéchuménal fasse passer au-delà de la croix, dans la lumière de la résurrection. Le baptême est alors le signe le plus fort de la réponse des catéchumènes dans la confiance. Le rite de l’eau, lorsqu’il est vécu par immersion de la tête, signifie l’abandon corporel du baptisé qui, après avoir dit un « oui » définitif dans la profession de foi, lâche prise dans la confiance et se risque à perdre souffle pour renaître à une vie nouvelle.

Par l’initiation chrétienne, l’Église propose aux catéchumènes de prendre du temps pour laisser cette conversion s’opérer en eux. C’est un temps habité par les rencontres avec les accompagnateurs, mais aussi par les étapes liturgiques de l’initiation chrétienne, éléments essentiels et premiers de l’itinéraire. La liturgie d’initiation ne parle en effet que de don, le catéchumène ne faisant que recevoir : le signe de croix (sur tout le corps, nous l’avons évoqué), la Parole, l’eau, le pain, le vin… Il n’est pas possible dans le cadre de cet article de décrire en détail l’itinéraire liturgique catéchuménal. Durant ce cheminement, les gestes et les paroles liturgiques permettent d’entrer mieux que toute explication dans le mystère pascal. De plus, la liturgie laisse la liberté à Dieu d’engendrer lui-même à sa vie, par le Christ, l’initiateur en personne. Lors des étapes liturgiques, il n’y a d’ailleurs plus ni accompagnateurs ni catéchumènes, mais des frères et des sœurs expérimentant ensemble le mystère pascal, le don inouï que Dieu fait à l’humanité. L’Église est elle-même alors initiée, éprouvée dans sa capacité de patience, de démaîtrise et également de confiance en l’initiative de Dieu. Car comment savoir quand l’action initiatique du Christ va opérer ? Quelques mois après son baptême, Séverine s’exclame : « Ce jour-là, je suis éclose, aujourd’hui, je mûris ! » Frédérique, elle, se souvient précisément de la septième rencontre avec son accompagnatrice, alors qu’il était question des prophètes : « J’ai vécu un retournement, une conversion. Si j’avais l’amour de Dieu en moi, j’ai compris la foi. […] J’ai compris que tout ce que j’avais vécu jusqu’a lors au niveau spirituel avait un but : mon cheminement vers le Christ. » Les catéchumènes expérimentent la confiance en expérimentant un chemin d’initiation que ni eux, ni leurs accompagnateurs, simples aînés dans la foi, ni l’Église elle-même ne maîtrisent, tout en le favorisant : « Sentir sur mon épaule la main de mon accompagnateur m’a aidée à me laisser faire », explique Martine parlant du geste de l’imposition des mains lors d’une étape de scrutin. Ce n’est pas à force d’arguments que l’on peut convaincre quelqu’un à se convertir. La conversion est un long processus qui met en jeu toute la tradition rituelle de l’Église.

 

Une confiance orientée vers la vocation

Le passage est donc délicat, dans l’initiation chrétienne des catéchumènes, entre la perception subjective de Dieu et la compréhension de la démarche croyante comme une réponse à l’initiative de Dieu. Mais un autre passage est à effectuer, difficile lui aussi, surtout dans les temps que nous vivons. Dans le Rituel pour l’initiation chrétienne des adultes, il prend la forme de la deuxième étape liturgique : l’appel décisif des catéchumènes, célébré le premier dimanche de carême. Le mot « appel » ne fait pas partie du vocabulaire initial des catéchumènes. Or, ce jour-là, un grand moment de l’année liturgique rencontre un grand moment de la structuration chrétienne des catéchumènes. Les catéchumènes sont appelés par leur prénom par l’évêque, et répondent par un « Me voici » qui n’est pas sans rappeler les « Me voici » bibliques. Ils se lèvent alors et vont signer le registre des appels décisifs. Ce rite signifie ainsi que si le catéchumène est toujours quelqu’un qui demande, c’est l’Église qui, au moment décisif, quarante jours avant Pâques, l’appelle, au nom du Christ, et lui demande sa décision. Devenir chrétien apparaît alors une véritable vocation, le lieu où se vérifie la parole de Jésus à ses disciples : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et institués pour que vous alliez, et que vous portiez du fruit et que votre fuit demeure » (Jn15, 16). Chacun répond à l’appel, chacun à sa manière décide, mais c’est Dieu d’abord qui décide d’être actif à l’égard de chacun. Ce jour-là les catéchumènes forment une communauté de désir qui rencontre la communauté appelante qu’est l’Église. Quarante jours plus tard, lors de la vigile pascale, alors que tous les textes lus racontent l’histoire du peuple de Dieu auquel celui ou celle qui s’apprête à recevoir l’eau du baptême appartient désormais, la litanie des saints, chantée pour introduire le rite du baptême, lui signifie qu’il n’est pas le premier, que des aînés dans la foi, à la vie imprégnée d’Évangile, l’ont précédé, faisant de leur vie une vocation, signifiant que c’est donc possible et pas hors de portée.

Le baptême inaugure une confiance plus radicale, celle de fils et de fille de Dieu. Il reste aux nouveaux chrétiens à poursuivre l’apprentissage de cette vocation inédite pour eux. C’est ce que signifie le fait que l’itinéraire catéchuménal ne se termine pas aux sacrements de l’initiation, mais qu’il se déploie à partir du lendemain de Pâques en mystagogie. Ce temps de relecture du cheminement est aussi un temps-sas d’entrée dans la communauté chrétienne. Il permet à cette dernière de poursuivre son rôle de communauté d’apprentissage auprès des néophytes, continuant à les conduire au mystère de la foi (sens premier du mot mystagogie) grâce aux médiations de la Parole de Dieu, de la liturgie et de la Tradition. L’eucharistie prend une place centrale. Seule des trois sacrements d’initiation qui soit réitérable, elle dit la poursuite nécessaire de la marche – on n’a jamais finir de devenir chrétien – et nourrit la vocation naissante des nouveaux chrétiens. Mais dans un contexte qui pousse plutôt à revendiquer l’autosuffisance – on peut se passer du Dieu de Jésus-Christ pour être homme ou femme – le croire s’en trouve subjectivé et désinstitutionnalisé ; on perçoit la difficulté de vivre cette vocation de fils ou fille de Dieu auprès de frères et de sœurs chrétiens que l’on n’a pas choisi, dans des communautés chrétiennes qui ne correspondent pas toujours à ce que l’on espérait, qui ne sont pas si fraternelles que l’on pensait. C’est un des plus importants défis de l’initiation chrétienne aujourd’hui.

Autant les nouveaux venus portent leur vocation baptismale dans le « monde » – ils sont témoins du ressuscité là où ils vivent, n’hésitant jamais à témoigner de leur foi –, autant il leur est difficile de la vivre en Église. Cela interroge les communautés chrétiennes plus promptes à être des communautés d’activités que des communautés d’apprentissage de la vie et de la confiance chrétiennes. C’est dommageable pour les néophytes non pas parce qu’ils ne deviennent pas membres actifs de l’association-Église, mais parce que la vocation chrétienne se vit dans une certaine tension : devenir chrétien, c’est à la fois se réaliser, devenir soi, et dans le même temps se convertir, sortir de soi, se décentrer pour accueillir Dieu et les autres. L’équilibre est ainsi toujours précaire entre un mouvement d’accomplissement et de structuration de soi – dans la reconnaissance de l’initiative d’un Dieu Père dont l’Évangile nous révèle la force de vie qui vainc la mort elle-même, ce qui correspond à notre aspiration la plus fondamentale – et un mouvement nécessaire de dépassement de soi, de transformation, de conversion – dans une transformation radicale de nos manières de penser et d’agir pour faire de notre vie une vocation. Il s’agit de devenir adultes dans la foi et en même temps de devenir comme des petits enfants pour accueillir le Royaume de Dieu. Un soutien fraternel dans des communautés de foi à taille humaine est ainsi indispensable aux nouveaux chrétiens pour qu’ils tiennent dans la confiance. Alors que l’actualité que nous vivons interroge constamment notre position de sujets croyants, pensons à la fragilité des nouvelles plantes (sens étymologique du mot néophyte) que Dieu a plantées parmi nous.

Avec les catéchumènes, nous avons la chance de vivre le mouvement de la foi en ses commencements. La confiance en est sûrement le maître-mot. Mais aussi la grâce. Les catéchumènes savent lui ouvrir largement leur intelligence et leur cœur, sans préjugés ni présupposés, sans la tenir prisonnière de leurs représentations et de leurs appréhensions. En faisant spontanément confiance à une Parole et à un Esprit qui les ont interpellés au cœur même de leur existence, ils ont pu découvrir le Christ comme chemin de vérité, de lumière et de vie. Écoutons-les. Ils ne cessent de nous dire ce que Dieu a fait pour eux. Ils nous disent l’initiative incessante de ce Père qui n’en finit jamais de solliciter notre confiance.