Qui cherchez-vous ?


Mgr Claude Dagens
évêque d’Angoulême,
membre de l’Académie française

 

Nous vous proposons ici le texte des interventions données par Monseigneur Claude Dagens, au cours d’une retraite pour les séminaristes de Bordeaux qu’il a animée, à l’abbaye de Notre-Dame de Maylis, au début du carême, du 11 au 13 mars 2006.

 

 

1er jour

 

“Convertissez-vous et croyez à l’Évangile !“

J’ai la joie d’être avec vous, sous le soleil ou sous la pluie, en tout cas sous le ciel des Landes, pour vivre avec vous quelques heures de récollection. Avec tout ce qu’exprime ce terme de récollection :
• Se recueillir devant Dieu, pas devant les hommes, mais devant le Père qui voit dans le secret. Se recueillir, c’est-à-dire laisser venir en nous et rassembler en nous tout ce que nous pourrons confier à Dieu, livrer à Dieu. Tout : le meilleur, le médiocre et le pire. On entre en retraite par cet acte radical de confiance en Dieu.
• Se recueillir pour entrer en dialogue avec Lui. En commençant par faire silence et par écouter : « Qui es-tu Seigneur ? Et qu’attends-tu de moi ? » Et prendre alors ses distances avec soi-même : il y a le travail ordinaire, il y a les relations ordinaires, les rencontres ordinaires, plus ou moins faciles ou difficiles. Il y a les événements qui nous marquent et qui laissent des traces en nous. Ici, durant ces heures de récollection, nous sommes libres pour une rencontre personnelle avec Lui. Personnelle, avec tout ce que cela suppose de liberté personnelle, et même de solitude. Et, en même temps, nous sommes solidaires dans cette démarche. La manière dont chacun va se rendre attentif à Dieu, à sa Parole, à ses appels, a des conséquences pour les autres, au-delà des apparences. Nous sommes embarqués dans la même aventure. Nous pouvons prier aussi, réellement, effectivement, les uns pour les autres.

La prière de l’Église qui ouvre ce temps de Carême donne toute sa profondeur à ce temps de conversion : « Accorde-nous, Dieu tout puissant, tout au long de ce Carême, de progresser dans la connaissance de Jésus Christ et de nous ouvrir à sa lumière par une vie de plus en plus fidèle. » Tout y est : l’acte essentiel de notre foi chrétienne qui va à la personne de Jésus Christ, à la connaissance du Christ, avec le cheminement de la foi, l’entrée progressive dans le mystère de Dieu révélé en Jésus Christ ; et le changement de vie, la conversion des mœurs, tout ce travail intérieur par lequel nous déblayons en nous le chemin vers le Christ, avec ce que cela implique de choix, de résistances, de combat spirituel.

Je voudrais qu’ensemble, nous entendions comme à neuf l’appel de Jésus qui ouvre l’Évangile. C’est la première prédication de Jésus, en Galilée. « Convertissez-vous et croyez à l’Évangile. » Quelque chose de nouveau commence dans le monde. Cet appel de Jésus ouvre à cette nouveauté. Nous avons besoin d’entendre cet appel comme pour la première fois. Comme les catéchumènes de nos diocèses, ces hommes et ces femmes à qui j’ai adressé samedi dernier à Angoulême l’appel décisif au baptême. Et auparavant, nous avions médité ensemble cet évangile de Marc. C’était étonnant de spontanéité. Ils s’étonnaient du baptême de Jésus, de son séjour au désert, de ses tentations. La nouveauté de la foi. L’ouverture à Dieu. La joie d’être vraiment appelé à une vie nouvelle, à l’intérieur de leur humanité, de leurs épreuves, souvent d’ordre familial. (Je pense à Samia, à Corinne). Avec ces deux éléments décisifs pour toute conversion :
• Pour eux, Dieu est vraiment Quelqu’un qui a un visage, Quelqu’un à qui ils peuvent se confier, Quelqu’un qui fait Alliance avec eux, qui s’engage avec eux.
• Grâce à Dieu, grâce à cette Alliance de Dieu, eux-mêmes deviennent quelqu’un. Ils parlent d’eux-mêmes à la première personne. Ils disent « je », et leur « je » fait appel à cette profondeur cachée de leur être, et de leur être en état de renaissance. Et l’Église leur apparaît alors comme un Corps vivant, une famille véritable où ils se sentent reconnus, et où ils vont vivre une véritable renaissance. (Cf. cette femme de trente ans en route vers le baptême : « C’est comme si la vieille femme qui est en moi mourait. »)

Nous pouvons demander cela pour nous-mêmes au début de ce Carême :
• la grâce d’être étonnés de cette liberté de Dieu quand il s’ouvre à nous, quand il nous appelle à nous ouvrir à Lui et à devenir nous-mêmes, en acceptant et en pratiquant cette ouverture ;
• la joie de croire que c’est Dieu, Lui le premier, qui nous trouve, qui nous aime, qu’il est la Vérité vivante et que l’on peut l’aimer comme une personne. (cf. la conversion de Charles de Foucauld) ;
• le désir d’aller au cœur du mystère de Dieu quand il s’ouvre à nous, comme Benoît XVI le redit fortement dans son encyclique : « Dieu a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils, son unique, afin que tout être humain qui croit en lui ne périsse pas, ne se perde pas, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). La foi chrétienne est une affaire de vie et de mort, ou plutôt elle est victoire sur la mort, la mort vaincue par Dieu lui-même en Jésus Christ, quand il vient prendre sur lui tout ce qui nous détruit. La Pâque : fête centrale de la foi chrétienne et de la vie chrétienne. L’appel à renouveler ici même les promesses de notre baptême…

 

2e jour

 

« Que cherchez-vous ? » (Jn 1, 38)

Ce qui nous est commun et qui nous réunit à Maylis, c’est que nous sommes des disciples de Jésus appelés à devenir apôtres de Jésus. Mais, tout en devenant apôtres, en exerçant le ministère aposto¬lique, nous demeurons disciples et nous avons besoin de le demeurer. Nous ne cessons pas d’apprendre à être du Christ et à vivre du Christ.

Comme les apôtres qui sont d’abord devenus des hommes nouveaux à partir et à cause de leur première rencontre avec Jésus. C’est la première rencontre qui décide de tout, qui engage tout, qui porte tout en germe. Ou, plus exactement, le dialogue qui s’est accompli au cours de cette première rencontre se déploie à travers tous les événements et tous les changements de l’existence.

Nous progressons dans la connaissance de Jésus-Christ, non pas en revenant en arrière, par le souvenir, mais en laissant se déployer ce qu’il nous a été alors donné d’entendre, de voir et de comprendre. Nous demeurons des convertis. Nous ne cessons pas de nous convertir au Christ, tel qu’il nous a été donné de le découvrir dans sa nouveauté.

Comme les premiers apôtres : André et son compagnon, sans doute Jean, disciples de Jean-Baptiste qui deviennent disciples de Jésus. C’est ce déploiement de la conversion que je voudrais suivre à travers le récit de Jean (1, 35-39).

 

La foi de Jean-Baptiste, celui qui précède Jésus

La foi des apôtres est comme précédée et anticipée par la foi de Jean-Baptiste, le premier témoin de l’Agneau de Dieu, de Jésus. Jean appartenait sans doute à un groupe baptiste, peut-être à la communauté des Ésséniens. Il a commencé à croire en Jésus et en sa mission parce qu’il a reçu des signes et qu’il les a accueillis. Deux signes intimement liés l’un à l’autre.

Le signe qui vient d’en haut : la colombe, le don de l’Esprit Saint et la Parole du Père désignant le Fils. Jean est l’homme qui voit ce qui lui a été annoncé. Cet homme, Jésus, qui vient à lui, il vient de Dieu, il porte la marque du Dieu sauveur d’Israël. Il est son envoyé, son Fils.

L’autre signe, c’est celui qui est lié au baptême. Jésus est descendu dans l’eau. Il s’est plongé. Il s’est mis du côté des hommes pécheurs. Les Pères de l’Église développeront cette symbolique de la descente dans l’eau : plongée dans les profondeurs du Jourdain et remontée. Charles de Foucauld insistera sur ce mouvement d’abaissement du Fils. En Jésus, Dieu vient tout saisir et tout renouveler de notre humanité.

Parce qu’il a vu ces deux signes (le don de l’Esprit Saint et la plongée dans l’eau), Jean Baptiste peut témoigner de sa foi. Et sa parole appelle : « Voici l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1, 29). Parole prophétique, qui suscite chez d’autres l’acte même de foi dont elle procède. Grâce à Jean, la foi en Jésus peut naître chez d’autres. C’est l’expérience d’André et de son compagnon.

 

La naissance de la foi des apôtres

Ces deux hommes commencent à croire non pas sur la parole de Jésus, mais sur la parole de Jean, qui indique la direction de Jésus, qui regarde vers Lui, tout en restant tourné vers ses disciples.

Qui a éveillé en nous la foi ? Qui a été pour nous comme un relais de Dieu et de son appel ? Sur la parole et le témoignage de qui avons-nous commencé à devenir chrétiens ? Qui nous a mis sur le chemin de Jésus ? À nous d’exercer notre mémoire. Notre foi au Christ passe presque toujours par des relais humains. Et souvent, nous ne le comprenons que longtemps après. Le travail de la foi passe par la durée de la vie.

Chacun peut faire cet exercice de mémoire croyante. Dieu nous a parlé à nous aussi, à travers des hommes et des femmes qui ont été pour nous comme des prophètes. Je me souviens de la foi simple de mes parents et de leur vie droite conforme à leur foi. Je me souviens du prêtre qui m’avait convaincu de communier plus souvent quand j’étais enfant, et d’ouvrir l’évangile, et de prier… Je me souviens de cet autre prêtre qui a rendu pour moi l’Évangile parlant de la personne vivante de Jésus, après que lui-même ait personnellement été renouvelé dans sa foi au Christ par l’épreuve de la captivité : pour parler de Dieu aux autres, il avait eu besoin de le découvrir comme une présence fraternelle. Qui sont nos Jean-Baptiste ?

 

Deux hommes qui deviennent disciples de Jésus

Avant tout, un regard vers Jésus et un mouvement vers Lui : ils le suivent silencieusement. Ils n’osent pas lui parler. Ils sont loin d’avoir tout compris de Lui. Ils ne le connaissent presque pas. Et pourtant, à cause de Jean Baptiste, leur cœur s’est éveillé. Le premier mouvement de la foi, comme l’ « inamoramento », comme le premier mouvement de l’amitié ou de l’amour. C’est Lui, et il y a en lui comme un mystère, c’est-à-dire une réalité profonde, précieuse qui appelle… Et, au fond de soi, la question qui ne s’éteindra pas : « Qui est cet homme nommé Jésus ? Que porte-t-il en Lui ? Quel mystère ou quelle présence l’habite ? »

À partir de ce premier mouvement, de ce pressentiment, un dialogue s’engage. C’est Jésus qui a l’initiative. Comme souvent dans l’Évangile. Comme avec la femme de Samarie ou comme avec les disciples d’Emmaüs. « Que cherchez-vous ? » (Jn 1, 38). Non pas : « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? » Jésus ne s’intéresse pas à leur identité ou à leur caractère, mais à leur désir, à leur attente profonde. Et ils se savent certainement accueillis et compris par Quelqu’un qui a discerné leur attente profonde.

Autrement dit, Jésus est intéressé par ce qu’ils portent en eux, par leur désir profond. Sa question libère ce désir profond. Comme pour la femme de Samarie : « Donne-moi à boire. » Seul un amour désintéressé peut ainsi toucher au cœur des hommes ou des femmes en état d’attente. La grâce de Dieu passe à travers l’humanité de Jésus.

Pédagogie du dialogue : gratuité et profondeur. Rien d’intéressé. Aucune manipulation. Seulement un appel qui s’adresse à l’intériorité, à la liberté, au cœur : « Si tu savais le don de Dieu… »

Ces deux hommes réagissent par une question qui doit leur paraître anodine ou convenue. « Où demeures-tu ? » (Jn 1, 38). « Tu ne viens pas de Jérusalem, tu n’appartiens pas à la communauté des Esséniens ou à d’autres groupes baptistes. Alors, d’où viens-tu ? Où demeures-tu ? »

Cette question les dépasse. La demeure de Jésus, Jean l’évoque à d’autres moments, et Jésus lui-même la révèle. Sa demeure, c’est son Père. Ou bien c’est le cœur des hommes qui acceptent de l’accueillir en eux. « Si quelqu’un m’aime, […] nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jn 14, 23).

Mais tout le mouvement de la conversion est engagé par la réponse de Jésus : « Venez et vous verrez » (Jn 1, 39).

Un déplacement et un regard ou une découverte. Autrement dit, pour voir Dieu et ses signes, il faut se déplacer, consentir à se mettre en route, être en chemin, devenir « un adepte de la voie », reconnaître en Jésus le chemin vers le Père.

Et le chemin qui commence ce jour-là ne s’interrompra jamais. Nouvel exode, passage à travers les grandes eaux de la Passion et de la mort, et entrée dans la lumière du Père.

André et Jean ont dû se souvenir de ce premier appel, quand ils sont présents aux dernières heures de Jésus, et surtout quand ils seront témoins du dialogue de Jésus avec Thomas : Jésus chemin vers le Père… (Jn 14, 1-10).

Je retrouve ici les catéchumènes. Ils savent qu’ils ne sont pas arrivés. Ils acceptent de « passer par Jésus ». Ils en sont heureux. Ils nous rappellent cette réalité constitutive de notre vie chrétienne. En devenant chrétiens, nous acceptons de passer par le Christ. Et Lui n’en finit jamais de venir nous chercher : il nous saisit, il nous façonne. Et nous, nous n’en finissons jamais de nous laisser saisir et façonner et renouveler, et ce travail passe par nos choix, nos résistances, nos refus, nos épreuves, et aussi nos découvertes et nos libérations. Le pire serait de s’arrêter.

La pleine vérité de l’existence chrétienne, c’est le mystère pascal, c’est le Christ mort et ressuscité, vivant au-dedans de nous, au-dedans de ce qui nous blesse ou qui nous passionne. Mort et résurrection, engloutissement et relèvement. Le mystère pascal en nous. Vivre la Pâque avec le Christ (cf. 2 Co 4, 5-6).

 

3e jour

 

Progresser dans la connaissance de Jésus-Christ ressuscité

C’est la première responsabilité des apôtres. C’est le contenu central de la première prédication de l’apôtre Pierre à Jérusalem : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié » (Ac 2, 36). Le cœur de notre mission d’apôtres, c’est d’annoncer Jésus ressuscité et de témoigner de Lui, en paroles, et aussi en actes et en signes, et parfois en silence. Et, en même temps, de conduire à Lui le peuple des baptisés.

« Souviens-toi de Jésus-Christ, ressuscité d’entre les morts ! » (2 Tm 2, 8), écrit Paul à son disciple Timothée. Et il sait lui-même de quoi il parle ainsi : il a été saisi par le Christ ressuscité et crucifié. Il vit de Lui, de Lui tel qu’il a appris à le connaître : vainqueur de la mort, vivant et venant à nous pour que nous vivions de sa Pâque.

Cela – c’est-à-dire ce travail par lequel nous apprenons à aller au cœur du mystère de la foi, à la personne de Jésus vivant, ressuscité, pour témoigner de Lui – cela est toujours nouveau. Cela exige une conversion permanente : comment faire cet apprentissage ? Comment connaître le Christ ressuscité pour vivre de Lui et pour conduire à Lui ? Comment nous ouvrir effectivement à cette révélation décisive, vitale du mystère pascal de Jésus Christ ?

L’Évangile répond à cette question par un récit dont la richesse est inépuisable. On l’appelle le récit « des pèlerins d’Emmaüs ». C’est une catéchèse de résurrection. C’est l’écho d’une expérience vive, saisissante qui nous est proposée.

Nous allons scruter et suivre ce récit, comme une initiation à la connaissance de Jésus Christ ressuscité. Comment vient-il à nous ? Comment se révèle-t-il comme le Ressuscité ? Comment va-t-il transformer ces deux hommes brisés par la mort en témoins de sa Résurrection, associés au ministère des apôtres ?

Il faut suivre les trois étapes de cette Révélation progressive :
• C’est le Christ ressuscité qui vient à eux, qui s’ouvre à eux, sans être reconnu. C’est l’étape du dialogue sur la route.
• La Révélation du Christ passe par la Parole de Dieu, par l’Ecriture. Elle n’est pas inventée. Elle se comprend à l’intérieur de l’histoire du salut.
• Le signe du Christ ressuscité se manifeste à travers le geste du pain rompu. C’est la troisième étape. La lumière du Christ jaillit à travers son Corps. Et elle leur est communiquée. L’échange des paroles est inséparable du geste sacramentel.

C’est le Christ ressuscité qui vient à eux, qui s’ouvre à eux (Lc 24, 13-24)

« Il vient » : ce mot exprime souvent les apparitions du Ressuscité, notamment au Cénacle. Il vient. Il prend l’initiative de venir. La puissance de sa résurrection se manifeste à travers cette venue. C’est un acte de liberté souveraine. Rien ne l’empêche d’être là, même si on comprend plus tard.

Il vient, sans s’imposer, sans chercher à être reconnu. Le texte de Luc précise : « Jésus lui-même s’étant approché faisait route, cheminait avec eux » (Lc 24, 15). Le premier signe du Christ ressuscité, c’est sa proximité personnelle, fraternelle : il est là, il écoute et il marche avec eux.

Sans être reconnu : présence cachée, qu’ils reconnaissent et qu’ils comprendront plus tard. Et que comprennent-ils alors de Jésus ressuscité lui-même ?

Qu’il a tout accepté d’eux, et en particulier leur désarroi, leur tristesse, leur révolte, leur incompréhension. Jésus écoute ces deux hommes dire eux-mêmes leur souffrance, leur déception, leur formidable illusion sur Dieu et sur la victoire de Dieu. Ils espéraient, ils imaginaient un Messie triomphant : « Nous espérions, nous, qu’il était Celui qui allait délivrer Israël. » (Lc 24, 21). Délivrer politiquement, militairement, par la force.

Ce qu’ils comprennent alors, c’est la nouveauté bouleversante de l’engagement de Dieu manifesté à travers la Croix de Jésus. Et nous n’en finissons jamais nous-mêmes d’accueillir cette nouveauté, de nous y convertir. Dieu ne s’impose jamais aux hommes. Il consent à être refusé, rejeté, méconnu. Mais notre refus, notre rejet ne font pas obstacle à sa Révélation.

C’est cela la puissance de la résurrection du Christ : il vient tout assumer de notre humanité. Et quand il vient à nous, Ressuscité, c’est encore et toujours de l’intérieur de notre humanité blessée.

La pédagogie de Jésus pour les disciples d’Emmaüs devrait faire partie de tout acte d’évangélisation. Comme disciples de Jésus et comme apôtres du Christ ressuscité, nous sommes appelés à pratiquer les mêmes attitudes, à évangéliser comme Lui :
• Être là, simplement, d’une proximité fraternelle, patiente, écoutante et aimante.
• Accepter, comme Jésus de la part de ces deux hommes, des paroles de révolte ou de désespoir.
• Apprendre ainsi à vivre la Pâque avec Jésus, c’est-à-dire à prendre sur nous, à accueillir en nous tous ces cris et toutes ces attentes qui habitent notre humanité. À les prendre sur nous avec la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances. Eux ne le méconnaissent pas encore. Mais Lui reconnaît en eux cette formidable reconnaissance de Dieu et cette puissance de refus qu’il a affrontées : « Père, pardonne-leur ! Ils ne savent pas ce qu’ils font ! » (Lc 23, 34). Ils ne savent pas ce qu’ils disent ! Ils ont encore à progresser dans la connaissance du mystère pascal et à s’ouvrir à sa lumière qui passe par la Croix.

La vérité et la lumière de Dieu passent par la Croix du Christ (Lc 24, 25-27)

Et pas seulement par une illumination subite qui ne laisserait aucune trace. Mais par une initiation qui fait appel à la Parole de Dieu, à l’histoire du Salut. C’est cela qui, par la suite, garantira la vérité de leur expérience. Ils n’ont pas succombé à une illusion passagère. Parce que Jésus n’a pas cherché à les éblouir. Il leur a ouvert, expliqué, déployé la Parole de Dieu, l’Écriture. Il a rendu l’Écriture parlante de la Vérité de Dieu.

Nous avons là la clé de la vérité chrétienne. C’est une vérité qui passe par l’histoire, et cette histoire de Dieu se déploie à travers l’Écriture sainte. Mais il faut que l’Écriture devienne parlante de Dieu, révélatrice de la Vérité de Dieu.

Pour ces deux hommes, le scandale, c’est la Croix, comprise comme un échec absolu. Et Jésus ne cherche pas à les démentir. Il va faire un long détour, « à partir de Moïse et des prophètes » (Lc 24, 27). Il n’a pas recours à une affirmation péremptoire : « C’est ainsi ! Acceptez le scandale ! » Mais il leur pose une question : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ! » (Lc 24, 26).

Dieu se révèle de façon radicalement nouvelle à travers l’histoire du salut et la Croix de Jésus. Dieu ne s’impose jamais. Dieu n’est pas à notre image. Le Père de Jésus n’est pas comparable aux dieux que s’inventent les hommes. Les hommes s’inventent un Dieu qui est la projection de leurs désirs. Dans l’Écriture et à travers la Croix, Dieu révèle son identité, son cœur : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique… » (Jn 3, 16).

C’est un renversement radical. Nos illusions sur Dieu sont alors révélées, dénoncées ou comme dissoutes, ou plutôt elles deviennent inconsistantes, mensongères. Benoît XVI, dans sa première homélie d’évêque de Rome, a insisté sur ces illusions qui nous habitent et sur la vérité de Dieu révélée dans le Christ : « Combien de fois désirerions-nous que Dieu se montre plus fort, qu’il frappe durement, qu’il terrasse le mal… Mais le monde est sauvé par le Crucifié, et non par ceux qui l’ont crucifié » (homélie du 24 avril 2005).

Évangéliser, c’est aussi ouvrir la Parole de Dieu pour qu’elle vienne contester nos idées trop humaines de Dieu et nous initier à sa vérité vivante, chrétienne, qui « rayonne sur le visage du Christ » (cf. 2 Co 4, 5-13).

Nous ne pouvons donner cette explication à d’autres qu’en entrant nous-mêmes dans le mystère du Christ. « Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts » vient aussi agir en nous. Nous vivons de Lui. Nous vivons la Pâque avec le Christ.

 

Les deux disciples sont appelés à vivre et à témoigner du Christ ressuscité (Lc 24, 28-32)

C’est l’étape de la halte à Emmaüs, qui pourrait être comme l’achèvement de cette rencontre et de ce dialogue, et qui va devenir un point de départ, non plus à travers un échange de paroles, mais à travers le langage des signes.

Les deux pèlerins désirent s’arrêter et, sans le dire, ils voudraient garder Jésus pour eux, peut-être le questionner en face à face : « Mais, enfin, qui es-tu ? Quel est ton secret ? D’où vient cette lumière qui est en toi ? » Mais Jésus va simplement laisser parler le langage des signes, ou plutôt le signe, le grand signe du pain rompu et donné, le signe eucharistique.

Écho de la première pratique de l’Eucharistie par la première génération chrétienne. Pas seulement la liturgie juive du repas pascal, mais une liturgie nouvelle, avec la proclamation et l’écoute de la Parole du Salut (Moïse et les prophètes) et l’accomplissement du signe qui parle de Jésus dans l’acte même de sa Pâque : Jésus offert, Jésus livré, Jésus pain de vie, Jésus nourriture pour la route…

« Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent » (Lc 24, 31) : le signe ne parle pas seulement de ce qu’il signifie. Il éclaire toute la route. Il fait comprendre les événements passés : la mort de Jésus sur la Croix et leur propre cheminement. Le Ressuscité est reconnu. Les deux hommes s’ouvrent au plein sens de sa Pâque. Ils deviennent témoins. Et ils ne peuvent plus garder pour eux-mêmes ce qu’ils ont reçu et compris à travers cette rencontre, ce dialogue et ce signe. Ils vont à Jérusalem. Et leur expérience va être authentifiée par les apôtres : « C’est vrai ! Le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon ! » (Lc 24, 34). Dès les débuts, ce sont les apôtres qui garantissent la vérité de la foi et de l’expérience chrétiennes.

L’évangélisation passe par les signes, spécialement par les signes sacramentels, et tout particulièrement par l’Eucharistie, à charge pour nous d’y conduire comme à une source et comme à une halte sur la route, inséparable de ce qui précède, le dialogue de la foi, et de ce qui suit, la mission de témoignage du Christ dans le monde avec l’Église des apôtres. Source de vie, pour des jeunes qui la cherchent…