Un travail du pardon filial, porte de la béné-diction


 Anne-Marie Saunal
psychologue clinicienne, psychanalyste
co-animatrice de séminaires sur vie psychique et vie spirituelle

 

L’invitation biblique à aimer son prochain, à ne pas garder de rancune envers lui, à dire du bien de lui devient inatteignable lorsque celui-ci nous a offensé gravement. La tentation est grande alors pour le sujet de le maudire et de renoncer à la relation. Comment un être traumatisé, blessé peut-il vivre un passage authentique, en toute liberté, du maudire au bénir, notamment avec ses parents ; comment passer de la parole de mort qui juge, condamne, à une parole de vie qui fait grandir soi, l’autre et la relation qui nourrit et restaure, qui ouvre à la joie ?

C’est le « travail du pardon », long processus de souvenir et de deuil qui le permet ; il est la porte d’un pardon pleinement consenti, et non d’un pseudo-pardon plaqué par idéal, par obligation et qui ne peut durer, s’incarner dans la personne.

Pour se mettre en travail vers le pardon psychique qui seul peut restaurer, redonner vie à la relation, la psychothérapie ou l’analyse constituent un lieu adapté : sur le divan, rares sont les patients qui ne découvrent pas du ressentiment envers leurs parents, leurs frères et sœurs et eux-mêmes ; cet affect négatif de colère les fait souffrir plus qu’ils ne l’imaginent et ils expriment le désir de retrouver la paix. C’est le processus du pardon qui va les faire passer de la souffrance, du mal traumatique à la Parole et au Désir. Jusqu’où ce passage s’avère-t-il thérapeutique ? Après avoir expliqué ce qu’est le « travail du pardon » aux parents, puis le pardon lui-même, j’évoquerai en quoi il est thérapeutique. Dans ce travail, j’aborde le pardon en « clinicienne », sur un plan psychique, mais un rapide détour par la tradition judéo-chrétienne me semble nécessaire.

Lévinas, citant le Talmud 1, nous invite à une exigence absolue envers notre prochain : « les fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées par le Jour du Pardon ; les fautes envers autrui ne lui sont pas pardonnées si, au préalable, il n’a pas “apaisé autrui”. Bien que Dieu soit l’autre par excellence, le prochain est plus autre que Dieu » en conclut l’auteur. La réparation est davantage présente dans l’Ancien Testament.

Nous savons combien le pardon est au cœur de la religion chrétienne. La prière du Notre Père (Mt 6, 12) est claire : nous ne serons pas pardonnés par Dieu si nous n’avons pas pardonné à notre offenseur. C’est pour notre joie que Jésus nous demande cela ; tant Il sait combien les relations entre humains sont imparfaites mais essentielles !

En revanche, il nous est « commandé » d’honorer nos parents. Comment y parvenir avec des parents peu honorables ? Honorer en hébreu veut dire non pas aimer mais « donner du poids » à des êtres, à ce qu’ils sont, à leur histoire. Ainsi pour Daniel Sibony, « on peut respecter le père violeur comme père et l’écarter comme violeur, pour inscrire malgré lui l’interdit de l’inceste ! 2 » Cet exercice ardu nous permet de nous engager sur notre propre route sans avoir à nous retourner sans cesse vers eux, sans que leur poids nous entraîne à les maudire. Ce qui est en jeu, c’est d’accepter ses parents avec leurs limites, leurs manquements ce qui parait parfois inacceptable. Ce commandement d’honorer ses parents est le seul assorti d’une promesse, celle de connaître de vieux jours ! Mais comment arriver à dire du bien de ceux qui nous ont éprouvés parfois au-delà de nos forces ? En nous mettant en travail vers le pardon, en travail vers la lumière.

 

Qu’est-ce que le pardon au sens psychique ?

Au sens étymologique, pardon veut dire « don total », don parfait. Il est un don par surcroît, le don suprême, absolu, offert après une offense, par un être blessé, en lieu et place de la haine et du désir de vengeance. Le pardon se situe dans l’au-delà du jugement, il est le Don par excellence, le don des dons. Il n’est pas l’excuse, la clémence, la compréhension ni la compassion même si celles-ci peuvent aider à pardonner. Il n’est pas non plus l’exonération, qui peut le remplacer quand l’offense est « impardonnable ». Le pardon est à l’opposé de l’oubli – il est impossible de pardonner une blessure oubliée. Néanmoins, si l’on n’oublie pas, il faut éviter de cultiver son souvenir, de l’instrumentaliser. Lytta Basset explique 3 : face à l’impuissance engendrée par la blessure, nous pouvons tenter de renoncer au ressentiment, de « laisser aller » le mal subi afin que la vie, la relation redevienne vivable, vivante. C’est le sens du mot grec aphiêmi pour le pardon : « laisser aller la dette », « remettre la faute ».

Le « métier de parents étant en quelque sorte impossible », comme le disait Freud, chacun n’a-t-il pas quelque chose à pardonner aux siens ? Le ressentiment peut aller parfois jusqu’à la haine pathogène, pénible et souvent inconsciente. Certains, quelle que soit leur vie spirituelle, ressentent le besoin de faire la paix avec le parent qui les a blessés. Comment peut se vivre ce processus dans la cure ou en psychothérapie alors que le pardon est un concept philosophique et religieux qui semble étranger à la psychanalyse ?

Louis Beirnaert, jésuite et psychanalyste écrit : « Le psychanalyste est tout entier du côté de ce qui est ailleurs appelé pardon. Pas en parlant du pardon au nom de l’amour… mais cela est bien de l’ordre de l’éthique 4. » Pardonner à ses parents a pu constituer en pratique un critère de fin d’analyse car cela constitue le signe d’un certain détachement à leur égard.

Écoutons Béatrice : « Mon père, c’est une traîtrise vis-à-vis de moi-même de ne plus le détester. Le problème n’est pas pour moi comment pardonner, mais plutôt quoi précisément. Je me suis construite dans une spirale basée sur le fait qu’il est l’homme à abattre mais comme je n’ai pas accepté ma propre existence, je ne sais pas le mal qu’il m’a fait. Et moi, ne lui en ai-je pas fait aussi ? Tout est flou, pourquoi je le hais, pourquoi j’ai pitié de lui ? Je priais enfant pour qu’il meure. Ça me dégoûte de parler de cela, de dépendre encore de lui. J’aimerais que vous ne compreniez pas ce que je dis, d’ailleurs, je suis persuadée qu’en sortant d’ici j’aurai tout oublié. Ça ne m’appartient pas ! »

Dans ces paroles, tout est là : la construction de soi fondée sur la haine, la difficulté à définir l’objet du pardon, la réciprocité des offenses, la dénégation, le vœu de mort, l’oscillation entre haine et pitié, puis le déni, le refus de tous ces sentiments. Ainsi l’on voit que le pardon ne peut être que le fruit d’un processus psychique, « travail du pardon » dont nous évoquerons les phases après avoir cité les préalables.

Premier préalable : après le déni, reconnaître l’offense et la blessure subies

Certains patients ne mesurent pas la violence et n’avouent pas la souffrance subie car ils préfèrent rester dans une illusion relationnelle avec leurs parents. Plus grave encore, certains s’accusent eux-mêmes de l’offense reçue. Corinne justifie la violence de son père qui l’a frappée et insultée par une petite erreur qu’elle a commise. Ces patients agissent ainsi car ils n’ont pas appris à se respecter.

Parfois l’origine de la blessure est repérée mais sa gravité n’est pas perçue. Il en va ainsi de certains gestes « anodins » qui se révèlent en fait incestueux comme, par exemple, un père qui demandait à ses filles de le laver dans son bain.

Deuxième préalable : parvenir à se rappeler des blessures subies

Alban me dit : « Pardonner c’est cesser de leur en vouloir sans oublier le mal qu’ils m’ont fait. »

Les traumatismes sont souvent refoulés et pourront émerger au cours des séances. Ainsi le patient va peu à peu prendre la mesure des violences que ses parents lui ont fait vivre ; cela n’était pas aussi normal ni aussi facile qu’il l’avait cru. La violence pour moi c’est toute non-réponse, ou non-reconnaissance d’un besoin fondamental de l’enfant : le besoin de soins, d’amour, de respect, d’éducation, celui d’être respecté dans son statut d’enfant et sa place dans la famille, dans son intégrité corporelle et psychique, celui de ne pas être utilisé comme un objet. Cela ne va pas de soi même dans les milieux dits privilégiés, les êtres humains sont d’une grande inventivité en manière d’atteinte à l’autre. La violence verbale n’est-elle pas la pire des blessures ? Certaines phrases assassines s’inscrivent à jamais au plus profond de la mémoire.

Les temps de séparation, l’abandon ou les abus de toute sorte, peuvent être refoulés et oubliés par le patient. Une personne qui a été gardée par ses grands-parents quelques temps peut avoir refoulé cet épisode mais elle souffre d’angoisses d’abandon. Le souvenir pourra resurgir lors d’une séance avec sa charge de douleur et de colère. Le traumatisme sera travaillé afin de moins souffrir des séparations. Certains patients font l’apprentissage de l’auto-compassion, pour le petit enfant qu’ils ont été, et peuvent apprendre à le consoler en eux.

Troisième préalable : renoncer au repentir des parents

Il est rare que les parents demandent pardon car ils ne sont souvent pas conscients des dégâts provoqués ! Le patient a besoin que les parents reconnaissent leur faute, et c’est légitime. Dans certains cas ce repentir intervient quand on ne l’attend plus, quand un renoncement a été opéré.

Renée a mis des mois à admettre que sa mère l’avait fortement blessée. Elle se plaisait à répéter que sa mère était incapable de faire mal même à une mouche. Au bout de trois ans et contre toute attente, quand elle a commencé à formuler des reproches à sa mère en séance, puis directement, cette dernière lui demande pardon. Les parents de toute religion demandent encore trop rarement pardon à leurs enfants, sauf à l’approche de leur mort.

Se rappeler des blessures et des offenses subies, les reconnaître au lieu de les nier, ne pas attendre de ses parents qu’ils manifestent leur repentir et, enfin, renoncer à les juger – si l’on tend à tout cela – n’est-on pas déjà entré dans le travail du pardon ?

 

Le pardon, fruit d’un processus psychique

Emma a beaucoup souffert des absences répétées de sa mère à cause de son travail. Maintenant elle souffre de terribles angoisses d’abandon et de crises de boulimie Elle en veut profondément à sa mère et aborde l’idée du pardon : « Est-ce légitime de vouloir que maman me demande pardon ; soit je la blesse pour aller mieux, soit je me blesse moi-même. Je dois avancer pour ne pas faire comme elle avec sa mère. » Après cette séance, sa mère lui a demandé pardon et me dit : « J’ai pris une place, j’ai été enfin reconnue, maintenant elle n’est plus toute-puissante. J’ai pu lui pardonner, je me sens en paix. »

Au sens psychique, le pardon est un « acte de pensée » conscient donc, marquant le dépassement, le renoncement au ressentiment, acte posé au terme de tout un très long processus qui ne peut être donné qu’après la cicatrisation de la blessure. Julia Kristeva, novatrice, lui confère «  une capacité de guérison, de recréation de l’être humain, une issue à la mélancolie et à la répétition 5 », issue de la pulsion de mort. Pour en parler, je me suis inspirée du bel ouvrage de Maryse Vaillant 6, et j’ai tenté de comprendre ce qui se passe dans l’inconscient du pardonnant.

 

Le travail du pardon

En tant que processus, le pardon est très complexe, non linéaire et comporte des phases qui peuvent aboutir au pardon en lui-même ; il implique aussi bien souvent un pardon à soi.

Première phase : la retraversée de sa souffrance

Cette première phase nécessite beaucoup de courage pour le patient et l’analyste aussi parfois, il convient de travailler les souvenirs retrouvés. « Si l’on n’entend pas sa souffrance, comme le cri d’un sujet naissant, l’homme sera condamné à ne pas être reconnu comme un fils d’homme promis à la joie de la rencontre 7. » Sinistre souffrance qui nous prive de la plus grande joie, celle de la rencontre ! Parfois, lors d’une séance, les patients pleurent pour la première fois des chagrins d’enfants : courte séparation, cadeau de Noël inexistant ou mal choisi, etc. Ce travail de mémoire est indispensable et permet au sujet de s’approprier son histoire, de la retraverser afin de la métaboliser. Il va guérir peu à peu la mémoire blessée du sujet.

Deuxième phase : la colère ou la haine

En cas de grave traumatisme, haine ou colère sont légitimes. Certains ne les éprouvent pas car ils ne savent pas se respecter eux-mêmes, on ne le leur a pas appris. Il m’est apparu en clinique que le transfert peut être un puissant moteur pour que le patient dise sa colère – la souffrance et le transfert étant les deux moteurs de la cure. Si les parents n’ont pas reconnu leurs fautes, c’est l’offensé qui est accablé de leur poids et ressent une culpabilité inconsciente.

Ainsi le patient va pouvoir se mettre en colère contre son analyste, représentant le parent blessant, et parviendra à se libérer au mieux de cette culpabilité inconsciente, un poison. Souvent les patients n’ont jamais exprimé des reproches à leurs parents et je leur répète qu’on peut aimer quelqu’un et avoir des reproches à lui faire. Au contraire, si l’on relit bien le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18), l’on s’aperçoit qu’il est dit juste avant : « Tu dois le réprimander, ou l’admonester, ainsi tu n’auras pas la charge d’un péché à cause de lui » souligne Marie Balmary 8.

C’est bien pour parvenir à aimer l’autre malgré tout qu’il est indispensable de lui faire ce reproche, de tenter de lui montrer le mal dont il est l’auteur, même involontairement. Pouvoir affronter l’autre constitue parfois une petite victoire sur soi. Ainsi le ressentiment perd de son pouvoir, le désir de vengeance pourra être dépassé et la chaîne du mal interrompue.

Souvent un long travail est nécessaire avant d’être prêt à faire le moindre reproche à ses parents ; la peur d’être rejeté paralyse. Quand les parents sont décédés ou se rendent hors de portée, nommer tout ceci sera encore plus précieux. L’analyste peut encourager le patient à exprimer son hostilité afin qu’il ne la retourne pas contre lui-même en se faisant du mal.

Écoutons Marc qui, à quarante ans, est toujours célibataire : « Cette haine de ma mère est terrible car elle m’a fait mourir et maintenant, j’ai peur d’être détruit quand je regarde une femme… Si ma haine disparaissait je n’aurais plus de raison de vivre. »

En effet la haine envers un parent est constitutive du lien. Le sujet devra retraverser ce sentiment qui pourra se transformer en compassion ou en amour. La haine est à l’image des premières rages du bébé, entrelacée à la tendresse pour sa mère, défensive quand l’extérieur le frustre, lui fait peur. Mais comme elle maintient dans un enfermement psychique destructeur, culpabilise et angoisse, il est vraiment vital de l’exprimer pour la dépasser.

Le patient apprend d’abord à accueillir cet affect, même ses vœux de mort sans se juger lui-même. Savoir accueillir soi et autrui est le fruit d’un long chemin, mais y parvenir est très libérateur… De séance en séance le patient va écluser sa haine, sa colère, va l’« user » en quelque sorte. Pourtant à critiquer ainsi ses objets d’amour, il va craindre de les détruire, de les perdre comme lorsqu’il était bébé. Il risque alors de retourner sa colère contre lui sous forme de dépression.

Troisième phase : le risque de dépression

Cette phase douloureuse permet au patient de se différencier un peu plus de ses parents. Elle est due à tous ces remaniements. Là aussi, le psychanalyste saura être contenant, un peu plus présent. C’est cette position résolument adoptée qui permettra au patient de vivre différents renoncements et deuils : celui du parent idéal, de la relation idéale, de son statut de victime, de souffrant, de l’histoire qu’il aurait aimé vivre, de celui qu’il aurait aimé être. Il aura à accomplir le deuil de la souffrance et du passé afin de pouvoir entrer dans une autre trajectoire.

Cet état dépressif entraîne la cohorte de symptômes bien connus : ralentissement, émoussement des affects, perte du désir de vivre, fatigue et douleurs diverses. La profondeur et la durée de l’épisode dépressif varient bien sûr d’un sujet à l’autre.

Après cette étape, une ouverture intérieure advient, conduisant à une forme d’acceptation de son parcours, de ses épreuves d’enfant et de ses parents tels qu’ils sont. Mais c’est avec nos blessures et pas malgré elles, que nous sommes invités à parcourir notre route, avec ses blessures plus ou moins bien cicatrisées, car acceptées. Cette épreuve peut ouvrir certains à une dimension spirituelle. Chacun peut lui trouver un sens, sans dolorisme de mauvais aloi.

Quatrième phase : du renoncement à l’acceptation

Cette étape est essentielle car il est impossible de pardonner tant que la souffrance est trop vive. Le patient cherche souvent à comprendre le comportement de ses parents. Il pourra peut-être intérioriser que le parent fautif, compte tenu de son histoire et de sa pathologie, n’a pas pu agir autrement, même s’il lui a fait subir le pire. Quand il parvient à se libérer du pouvoir octroyé à ce parent, le regard sur lui peut changer, le patient peut le regarder de nouveau comme un être humain.

 

Le pardon à soi

Le sujet peut prendre conscience que lui aussi a pu blesser ses parents, ou qu’une part de lui a été complice des blessures subies. « Il a fait de son mieux, celui qui n’a pu faire autrement », écrit Freud au pasteur Pfister. Ces propos si justes aident l’analysant à changer de regard sur l’enfant qu’il a été. Dépasser sa culpabilité permet de se pardonner – préalable indispensable au pardon à l’autre : ainsi la personne ne sera plus liée, détruite par le mal qu’elle a fait et pourra poursuivre plus légèrement sa route. « Le pardon rend le fardeau léger » écrit Kierkegaard. Cette culpabilité de s’être trop peu défendu est longue à se résoudre, tant sa source et son ancrage sont profonds dans l’inconscient. Elle empêche de s’estimer, de s’aimer suffisamment. Comment en effet pouvoir à la fois se haïr et se pardonner, se haïr et exister ?

Certains patients se trouvent « trop nuls » pour vivre tout cela, pour se pardonner. Notons cependant que pour Hannah Arendt, le pardon n’existe que dans l’altérité. Je crois possible ce pardon, qui s’adresse en quelque sorte à un autre en soi.

En la matière, chaque cas est unique, singulier, il ne faut surtout pas se faire violence pour aller plus vite, chacun fait comme il peut.

 

Le pardon en lui-même

Le sujet donne ou pas ce pardon, une fois le processus accompli. Cela n’appartient qu’à lui, chaque pardon est unique et mystérieux et personne ne peut en juger.

Robin souffre de paranoïa mais il a accepté de se soigner. J’assiste au long processus de transformation de sa haine pour son père. Un jour il m’annonce qu’il l’a revu et a pu lui dire son amour. Libéré, il pleure de joie en me l’annonçant. Sans être guéri de sa psychose, il vit maintenant plus sereinement. L’acte du pardon lui a apporté une paix supérieure plus profonde que le seul processus de transformation de la haine. Le patient vit le pardon qu’il accorde comme le signe tangible de son évolution intérieure.

Aux États-Unis, il existe des « thérapies du pardon » qui planifient un pardon en un certain nombre de séances. Il existe un risque de pardon trop rapide, car le patient peut se sentir obligé de pardonner. Comme pour le don, une obligation de pardon n’aurait aucun sens. Il faut déjouer un autre risque : à vouloir trop « réparer » le parent des sentiments hostiles qu’on a pu nourrir envers lui, on peut lui accorder un pseudo pardon, de culpabilité. En revanche, la capacité de sollicitude dont parle Winnicott, peut faciliter le passage du besoin de réparation au pardon.

Cécile a été mise en pension à sept ans. Sa mère l’y a reconduite d’autorité alors qu’elle l’avait supplié de venir la chercher, croyant qu’elle ne survivrait pas à la séparation. Ma patiente a réussi à lui pardonner en reconstituant l’histoire de sa mère. La haine a disparu. Cette haine qui l’a fait cruellement souffrir a mis des années à s’atténuer. Elle l’avait transférée sur moi et posait en cure de multiples actes agressifs qui lui ont été salutaires.

Pardonner ne signifie pas tout accepter de l’autre sans respect pour soi. Il n’y a pas forcement une reprise de relations, ni réconciliation, mais une relation plus juste. Le pardon donné n’est jamais définitif, cent fois sur le métier il faudra remettre cet ouvrage. Il est parfois asymptotique quand il porte sur un acte très grave. C’est souvent dans l’après-coup que l’on se rend compte du pardon donné. Le pardon n’est pas magique. Il reste parfois impossible. On peut s’y prédisposer, non s’y contraindre. Il s’agit d’accepter nos limites, nos incapacités. En dernier ressort, n’avons-nous pas à nous pardonner de ne pas parvenir à pardonner totalement ? Le don, le pardon nous échappent sans cesse.

Je me suis interrogée sur la visée thérapeutique de ce processus ainsi que sur les mécanismes psychiques qui l’ont rendu possible. Paul Ricœur 9 estime que le pardon peut être thérapeutique, à travers « le double processus de souvenir et de deuil qu’il implique ».

 

Le travail du pardon, un double processus du deuil et du souvenir, est-il thérapeutique ?

C’est du parent qui a été blessant qu’il s’agit de faire le deuil, ce qui semble a priori impossible. On pourra vivre seulement un deuil relatif qui est un détachement nécessaire pour moins souffrir.

Selon Freud « nous ne savons renoncer à rien, nous ne savons qu’échanger une chose contre une autre ». Le travail de deuil consiste à « se détacher degré par degré de l’objet d’amour », lequel est aussi objet de haine – jusqu’au point où il pourra être de nouveau intériorisé dans un mouvement de réconciliation semblable à celui, opéré en nous par le travail du souvenir 10. Freud explique que, comme le patient répète au lieu de se souvenir, le psychanalyste se « doit de lui demander de trouver le courage d’affronter sa maladie et ses souvenirs. Ainsi, le travail du souvenir met un terme à la compulsion de répétition ». Le patient pourra accéder à la remémoration consciente en séance, puis à la perlaboration, processus thérapeutiques.

Puis il aura à vivre le deuil de son « mal ». En russe, le mot rancune signifie « mémoire du mal ». Comment dépasser cette rancune et transfigurer notre mémoire blessée ? Il s’agit d’humaniser ce souvenir, de l’assimiler ; c’est grâce à cette humanisation de la mémoire qu’on sera en mesure de vivre belles relations.

Ricœur poursuit : « Personne, pas même Dieu, ne peut modifier ce que l’on a vécu. » Mais le sens de ce qui nous est arrivé n’est pas fixé : on peut appréhender différemment les choses dans un effet d’après-coup en se situant du point de vue de l’autre, on peut en modifier le récit. Il s’agit de convertir le sens du passé. « Le travail du souvenir nous met sur la voie du pardon en délivrant l’autre de la dette. L’oubli passif quant à lui, est une fuite, une stratégie d’évitement qui constitue une entreprise perverse de mauvaise foi. » La mauvaise foi constitue un mal, à partir duquel on ne peut avancer. Le pardon ne peut se fonder sur cet oubli de mort et non de vie. Mais « en contrepartie et en complément de ce travail du souvenir, existe un oubli actif et libérateur » qui rend possible la disposition au pardon.

L’offense commise fonctionne comme une dette que le parent contracte auprès de son enfant. Tant que le regard de l’offensé sur le passé ne se modifie pas, le parent reste débiteur.

Ainsi, poursuit Ricœur, « le pardon se trouve à la convergence de ces deux processus de souvenir et de deuil, mais il ne peut se résumer à leur addition : il s’ajoute en apportant ce qui en lui n’est pas travail, mais don. Il accompagne l’oubli actif lié au travail de deuil et c’est à ce titre qu’il peut devenir thérapeutique. Il porte sur la dette qui paralyse la mémoire, pas sur la trace de l’événement ». Celui qui ne libère pas l’autre, son parent, de la dette créée par l’offense, enchaînera ses propres enfants.

 

Deux outils psychiques vont servir le processus de pardon : le transfert et la conversion de la haine

Le transfert est l’ensemble des affects que le patient projette sur l’analyste et qui s’adressent en quelque sorte à ses parents dans son inconscient. Le transfert sur l’analyste de ses affects hostiles va devenir un puissant moteur du processus de la transformation de la haine.

De fait, le sentiment filial envers la mère est ambivalent dès le départ. Chez le bébé, la haine est plus ancienne que l’amour. Cependant, cette haine primaire n’est pas opposée à l’amour, au contraire, elle assure la conservation du moi chez le bébé pour qui l’extérieur, quand il est frustrant, est perçu comme un danger.

Cette transformation de la haine va opérer une distance à l’égard du parent concerné, un certain détachement salutaire, une pacification, car la haine c’est encore du lien. Pardonner nécessite d’être un peu distancié de ses parents. Il peut s’agir, de renoncer en quelque sorte à la haine, de travailler à s’en défaire. Haïr ses parents, ses origines, une partie de soi, est un désastre psychique.

La haine que le sujet éprouve se révèle par des symptômes tels que les idées de persécution, des obsessions, des maladies identiques à celles du parent blessant, comme dans l’hystérie. Pour Freud, la disparition du symptôme exige une reconversion de cette haine, « un renversement de la pulsion dans le sens inversé » 11 autrement dit en amour. La haine sera convertie. Avec mes patients j’ai constaté que, si cet affect ne disparaît pas totalement il perd de son pouvoir de destruction. Pardonner permet une disparition de ces symptômes ou un allègement.

La violence de la haine est à convertir, à mettre au service de l’amour et cela passe par le pardon. Si l’analyste accompagne ces transformations, en toute rigueur, il n’est pas là pour les provoquer, ni pour « éduquer » son patient.

Christophe a été très abîmé par la maladie alcoolique et la violence de son père. Plus tard, il se voit confier la mission d’aller visiter des prisonniers. Quand l’un d’eux lui parle du mal qu’il a fait à sa femme, Christophe est saisi de compassion et pour la première fois, sans angoisse ni haine, il voit le visage de son père se dessiner à côté de celui du prisonnier. Le processus du pardon est entamé, après quelques mois de cure.

Pour Julia Kristeva 12, la psychanalyse a l’ambition de « dénouer la folle vérité de la haine ». Cette ambition ne pourrait être séparée de celle du pardon théologique, de la renaissance de sujet. Selon elle, l’inconscient doit transiter par « l’amour du pardon » pour ne plus être enfermé dans la pulsion de mort.

 

Le pardon, porteur de guérison ?

Grâce au pardon, le sujet pourra changer de trajectoire et arrê¬ter de se détruire pour se venger de l’offenseur. Cette transformation libère son cœur et son corps, une paix intérieure s’installe. Le sujet sera restauré par ce pardon, qui lui permettra d’aimer de nouveau le parent blessant. En effet, la pire blessure n’est-elle pas de devoir enfouir au fond de soi, pour se protéger, l’amour que l’on éprouve pour un parent ? Le pardon libère presque de soi ; il permet de mieux vivre avec le traumatisme subi, il répare la mémoire qui se retrouve vive et pacifiée et permet parfois une vraie renaissance. Il constitue une des seules issues au mal subi. Or, ce processus n’est-il pas une composante de tout parcours analytique ? Comme pour la guérison, ne peut-on pas dire que le pardon n’est pas au bout du chemin, mais qu’il est le chemin.

L’interprétation de l’analyste, un pardon des temps modernes ?

Pour Julia Kristeva 13, Freud a mis en œuvre l’interprétation qui serait une variante post-moderne du pardon. On ne peut s’empêcher de penser au sacrement de l’absolution que le prêtre donne au pénitent, lui transmettant le pardon de Dieu. Le pardonné retrouve la paix, s’allège. En cure, grâce à l’écoute bienveillante le patient est mis hors jugement, comme « pardonné » d’avance de ses turpitudes secrètes. Peut-on dire qu’avec l’interprétation, l’analyste est dans le don, dans le don parfait ? L’écoute, même rémunérée, est-elle un don ? De nombreux patients m’en ont remerciée, ils la recevaient comme une forme d’amour. L’analyste fait ainsi don de sa parole interprétatrice et celle-ci permet au patient d’avancer, d’être parfois apaisé.

Mais jusqu’où peut-on associer la psychanalyse et la confession ? Pour le catholique, la confession est un sacrement, une thérapeutique de l’âme, un don de Dieu. L’interprétation du psy, quant à elle, est une parole, thérapeutique du psychisme, humaine, limitée. Elle est un don, du symbolique, mais inscrite dans une relation non gratuite. Pour moi, l’interprétation ne constitue pas un pardon au sens strict, mais elle peut permettre d’y accéder.

Cette « potentialité de pardon en l’Homme », constituant ce qu’il y a de plus sacré, peut-elle être considérée comme « la spécificité de l’être humain » ? Cette question nous ouvre à l’essentiel : je pense que le pardon nous fait accéder au sacré, telle une respiration hors de notre nature blessée. En pardonnant, l’homme blessé exerce une capacité symbolique sacrée, telle l’empreinte divine située au plus intime de son être, porteuse de Vie. Ne parvient-il pas ainsi à aimer le prochain qu’est son parent ou au moins, à l’honorer ? Le pardon aux parents permet d’entrer dans la joie de la relation vivante, restaurée, alors qu’elle était perdue. Ainsi la relation négative pathogène pourra-t-elle devenir plus saine, plus adulte dans la réalité. Le pardon ne restera pas un vœu pieux, un idéal inatteignable mais un processus de désir, de vie, concernant l’être humain tout entier.

 


1 - Emmanuel Levinas, Lectures talmudiques, Éditions de Minuit, 1968, 2005.
2 - Daniel Sibony, Les trois monothéismes, Paris,Le Seuil, 1998.
3 - Lytta Basset, Le pouvoir de pardonner, Paris, Albin Michel, 1999.
4 - Louis Beirnaert, Aux frontières de l’acte analytique, Paris, Seuil, 1987.
5 - Julia Kristeva, « Dostoïevsky, une poétique du pardon » in revue Autrement, Le pardon, n°4, avril 1991.
6 - Maryse Vaillant, Il n’est jamais trop tard pour pardonner à ses parents, Paris, La Martinière, 2001.
7 - Maurice Bellet, L’écoute, Paris, Desclée De Brouwer, 1989.
8 - Marie Balmary, Le sacrifice interdit - Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986.
9 - Paul Ricoeur, « Le pardon est-il thérapeutique ? », Esprit, n°210, mars 1995.
10 - Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1989.
11 - Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, coll.« Petite Bibliothèque », 1988. 12 - Julia Kristeva, Pouvoirs et limites de la psychanalyse, Paris, Fayard, tome 3, 2005.
13 - Op. cit.