Dieu sait se faire entendre


Loïc Bournay
dominicain

Qu’est-ce qui m’a conduit vers la vie religieuse ? Au point de départ de ma vocation, il y a Dieu. En disant cela, je ne crois pas être très original, mais cela mérite peut-être quelques précisions : certes, Dieu a l’initiative de nous inviter sur un chemin de bonheur, mais comment s’assurer que le chemin emprunté est le bon ?

D’après mon expérience, lorsque Dieu a quelque chose à nous dire, il sait se faire entendre, même s’il doit souvent s’y reprendre à plusieurs fois ; pour s’en convaincre, il suffit de regarder le récit de vocation de Samuel (1 S 3).
Pour ma part, je n’ai pas entendu, un jour, « Entre chez les dominicains », ni perçu immédiatement ce possible chemin de vie avec une telle évidence que je n’avais plus qu’à m’y lancer. Pourtant, à un moment de ma vie, lors de ma préparation à la confirmation, et lorsque je la reçus, à vingt-trois ans, toute ma vocation m’a été donnée. Cela, je ne puis l’affirmer qu’avec le recul : tout m’a été donné, mais il m’a fallu accueillir ce « tout », peu à peu. L’essentiel m’était dit, mais il m’a fallu l’entendre, et l’accepter.

C’est là que des rencontres ont été importantes. Dans les femmes et les hommes que nous rencontrons, en effet, Dieu nous envoie des messagers, lorsque nous savons les reconnaître ; eux-mêmes ne sont pas toujours conscients, à ces moments, de la portée de leurs paroles. Je dois préciser que lors de ces rencontres, personne ne m’a dit où je devais aller, mais une présence, un dialogue, un regard, un sourire, bref, bien des signes discrets m’ont conforté dans le choix de la vie religieuse.

Si je suis entré chez les dominicains plutôt qu’ailleurs, c’est d’abord parce que j’ai rencontré des frères. Au premier abord, je ne me voyais pas spécialement prêcher, parler en public, mais quelque chose dans leur façon d’être m’a plu : une ouverture, un contact simple et direct, et une telle diversité entre les frères que je ne risquais pas d’avoir à me couler dans un moule étroit.

Pourquoi rester dans l’Ordre des Prêcheurs ? A présent, que reste-t-il de mon élan de départ, de l’enthousiasme des débuts, du temps de grâce du noviciat ? Pourquoi ai-je le désir de demeurer chez les dominicains, plutôt que de « prendre la porte » ?
En premier lieu, parce que le Christ est proche. Cela ne veut pas dire que je le ressente forcément, mais c’est d’abord par lui, avec lui et en lui que la vie religieuse vaut la peine d’être vécue. Sans lui, elle ne serait que folie, et tout bonnement impossible.
Mais la rencontre du Christ passe par notre humanité ; il a pour nom, pour visage, des hommes et des femmes que je rencontre. Bien souvent, il doit m’arriver de les croiser sans le reconnaître, mais lorsque je décèle sa présence, mon cœur s’élargit d’un amour renouvelé, d’un bonheur qui grandit. Certes, la rencontre du Christ demande aussi de regarder en face la souffrance : la sienne sur la croix, celle de l’humanité en souffrance, mais ce regard ne doit pas être complaisant ou morbide ; il s’agit de reconnaître la vie de Dieu qui se manifeste au cœur de cette souffrance, une vie qui transfigure et fait traverser l’épreuve. Ainsi se manifestent la Croix et la Résurrection du Christ au cœur de nos vies.

Certes, au quotidien, la vive lumière du Christ ne se manifeste pas tous les jours, pour éclairer la route. La régularité de la vie religieuse, la communauté, l’attention fraternelle, les personnes rencontrées hors de la communauté, peuvent être autant de soutiens dans les moments plus difficiles, dans les moments de doute. L’illusion serait de vouloir chercher refuge ailleurs, parce qu’ailleurs, vu de loin, peut sembler plus attrayant. Mais même dans le lieu le plus empreint de sainteté, il est impossible d’éviter, tôt ou tard, des difficultés, une ferveur, un enthousiasme, qui parfois retombent. Ce qui m’aide à poursuivre, alors, c’est la conviction que je me suis pas trompé au départ, parce qu’un jour, Dieu a crié d’une voix suffisamment forte à l’oreille de mon cœur (cf. saint Augustin, Confessions). Cette conviction est aussi renouvelée, de temps à autre, par des clins d’œil de Dieu, bien difficiles à décrire ; Dieu ne nous laisse jamais dans un désert, sans qu’il ne manifeste, tôt ou tard, des signes de sa présence.

Enfin, il me faut reconnaître que plus le temps passe, moins j’envisage, ne serait-ce qu’un instant, l’éventualité de construire ma vie autrement que comme dominicain. Ce n’est ni par paresse ni par résignation, mais bien à cause du bonheur d’un amour vécu, non un amour qui serait un bien gentil champ de petites fleurs bleues, mais un amour profondément ancré dans ce qui constitue notre humanité. Et lorsque brille avec force la lumière du Christ, force est de reconnaître qu’il n’est pas trop de toute une vie pour vivre d’un tel amour.