Quelques considérations sociologiques sur Prêtres-Academy


Céline Béraud,
sociologue,
maître de conférences à l’université de Caen

 

On a beaucoup parlé des prêtres à la fin du mois de juin 2008, non pas seulement en raison de la petite centaine d’ordinations qui ont été célébrées en France à ce moment-là, mais du fait d’une initiative du service des vocations du diocèse de Besançon, qui plagie certains éléments de la Star Academy, émission de téléréalité bien connue des adolescents. Au cours de quatre épisodes accessibles sur Internet, il s’agissait de présenter « l’aventure au quotidien » de deux prêtres (Michel et Christophe) et d’un diacre ordonné prêtre à la fin de la série (Franck). Au-delà de l’audace formelle, l’objectif affiché est de donner de l’Église catholique et de ses prêtres une image « dépoussiérée » et réaliste. Dans ce court article se trouvent développées quelques considérations sociologiques relatives à cette Prêtres-Academy, dont le succès d’audience semble avoir largement dépassé les attentes de ses concepteurs.

 

Faire événement

Dans un contexte marqué par la pluralité religieuse (avec une visibilité particulière de l’islam, visibilité très largement cultivée par les médias) et davantage encore de la montée de l’indifférence par rapport aux institutions confessionnelles (dont témoigne la part croissante de notre contemporains qui se déclarent « sans-religion » dans les sondages d’opinion), les catholiques français, notamment les plus jeunes (clercs ou laïcs) ont le sentiment d’être méconnus, voire incompris. Un tel sentiment est nourri par le phénomène d’« exculturation », concept forgé par Danièle Hervieu-Léger pour rendre compte du processus, en cours dans notre pays, de dé-liaison entre la culture catholique et l’univers civilisationnel qu’elle a contribué à façonner pendant des siècles. On assiste ainsi à « l’épuisement d’une identité qui a perdu son ancrage dans une culture commune, longtemps partagée au-delà du groupe amenuisé de ses fidèles » 1, qui rend le catholicisme socialement « illisible ». Or, la prêtrise relève très largement de cette méconnaissance. Pour la grande majorité de nos contemporains, les occasions de rencontrer des prêtres se font rares. Ils n’ont en général aucune idée de ce que peut faire un prêtre en dehors de dire la messe (rassemblement liturgique qu’ils ne distinguent souvent pas d’une célébration sans eucharistie). Ses conditions de vie modeste et plus encore son célibat relèvent également de cette « illisibilité ».

Quand un large public, au-delà du cercle réduit des pratiquants réguliers, a-t-il l’occasion d’entendre parler de l’Église catholique et de ses clercs ? Les affaires de prêtres démis de leur fonction, parce qu’il vivent de manière clandestine en concubinage, font le miel des journalistes. Le scandale de la pédophilie (dont les cas n’ont pourtant pas été statistiquement plus étendus dans l’Église catholique que dans d’autres institutions religieuses ou séculières), également très médiatisé, a nourri un climat de suspicion généralisée par rapport aux membres du clergé, dont beaucoup ont souffert au cours des dernières années. De manière plus positive, les temps forts du calendrier liturgique (Toussaint, Noël et Pâques principalement) peuvent conduire les médias généralistes à s’intéresser au catholicisme, à ses fidèles et à ses permanents. Ces mêmes médias, régionaux ou nationaux, rendent également parfois compte des cérémonies d’ordinations. Celles qui se tiennent à Notre-Dame à Paris, du fait de leur mise en scène particulièrement étudiée et soignée (que l’on doit à Mgr Lustiger) et au nombre relativement élevé de candidats à la prêtrise, font de temps en temps l’objet d’un reportage dans l’un des journaux télévisés du soir. Les grands quotidiens nationaux se saisissent parfois de l’occasion pour évoquer les caractéristiques démographiques du clergé catholique français ou présenter certaines de ses activités. Dans les autres diocèses, où peuvent s’écouler plusieurs années sans qu’aucune ordination sacerdotale ne soit célébrée, ce type de cérémonie rassemble par milliers des fidèles venant de tout le département et constitue un moment festif. Un article y est généralement consacré dans la presse locale. Enfin et surtout, Jean-Paul II, à l’occasion de ses visites mais également par l’invention de grands rassemblements comme les JMJ, a su acculturer le catholicisme à la culture de l’événement et en tirer profit pour contrer l’image d’un catholicisme atone et vieillissant. Les médias s’en sont révélés friands. C’est indéniablement dans cette veine que s’inscrit l’entreprise du service des vocations du diocèse de Besançon.

La forme participe de la dimension événementielle de la Prêtres-Academy. Elle est censée, selon la technique du « buzz », permettre la diffusion de l’information à peu de frais. Et surtout, elle est également intrinsèquement incongrue, donc en elle-même susceptible de faire parler d’elle : la téléréalité (dont ne sont retenus que quelques traits) semble a priori entrer en contradiction avec les valeurs et principes catholiques. On a, de ce fait, beaucoup insisté sur le caractère très innovant de l’entreprise. Pourtant, la mise en perspective historique permet fortement de le relativiser. Comme l’ont notamment montré notamment les recherches de Michel Lagrée, dans ses rapports à la modernité tout au long des XIXe et du XXe siècles, l’Église n’a pas hésité à adopter les innovations techniques les plus efficaces à son action, notamment dans les domaines de l’information et de la communication 2.

S’il s’agissait de faire événement, l’objectif a été atteint. Le bouche à oreilles a parfaitement fonctionné sur le net. Le public atteint (du moins ce qu’en donne à voir l’analyse du questionnaire auquel les internautes étaient invités à répondre) est jeune : un peu moins de deux répondants sur trois a moins de 35 ans. Si la majorité des auditeurs déclare un lien avec le catholicisme (même modéré), un sur quatre ne se reconnaît pas dans cette confession et 6 % se disent en recherche. Les médias ont pris rapidement le relais et se sont largement fait l’écho de la Prêtres-Academy bien au-delà de la seule sphère confessionnelle et locale. On peut cependant remarquer que les analyses qui sont développées à cette occasion sont le plus souvent superficielles et très redondantes.

 

Quels prêtres nous montre-t-on et de quoi parlent-ils ?

Les prêtres sélectionnés pour se mettre en scène dans les quatre épisodes de la Prêtres-Academy sont présentés comme « plutôt jeunes » et de « styles différents ». Les trois « témoins », y compris Michel qui approche la cinquantaine, font en effet partie des « jeunes prêtres », catégorie relativement extensible dans le clergé français, dont la moyenne d’âge atteint soixante-dix ans. Si Franck, avec son col romain et l’importance qu’il accorde à son bréviaire, présente un profil plus traditionnel que les deux autres, la diversité n’en est pas moins assez limitée. Avec trois profils, il n’était d’ailleurs pas concevable de refléter l’hétérogénéité du clergé catholique français.

Le terme « témoin » est préféré à celui de candidat, qui est pourtant d’usage dans la téléréalité. Il n’a pas été choisi au hasard. Les prêtres, notamment les plus jeunes, sont souvent amenés à produire dans leurs activités ecclésiales, un discours sur soi devant des grou¬pes d’aumôneries, de confirmation, etc. Le témoignage apparaît même comme un véritable filon éditorial, depuis au moins les années 1980, c’est-à-dire au moment même où l’image sociale de la prêtrise s’est considérablement brouillée. Les titres de ces ouvrages sont assez révélateurs : comme l’indiquent certains d’entre eux, pour n’en citer que deux, il s’agissait d’ouvrir « les portes du presbytère  » 3, de faire raconter à une génération « son métier » 4. Cette littérature de témoignage a continué à se développer depuis, en adoptant des genres différents : autobiographie, entretien avec un journaliste, recueil de plusieurs récits de vie, journal de bord et même une fiction 5. Au-delà du monde de l’édition, certains prêtres se sont également aventurés sur Internet, en ayant notamment recours au blog pour mettre en ligne des homélies ou des prières, mais également pour parler d’eux et leurs activités. En juin 2007, La Croix dénombrait une trentaine de blogs tenus par des séminaristes ou des personnes déjà ordonnées. Un an après, la Prêtres-Academy empruntant la technique du « buzz » constitue une autre façon de communiquer sur Internet.

Sur quoi portent les témoignages ? Partout, dans les ouvrages que l’on vient de mentionner, les blogs et également la Prêtres-Academy, il est question du quotidien de la vie des prêtres, dans sa banalité même. Les protagonistes s’attachent aussi à rendre compte d’un engagement singulier, qui ne semble plus en phase avec l’air du temps. Ce qui ressort, c’est un discours sur l’accomplissement personnel. Les témoins s’attachent à montrer qu’ils sont des hommes épanouis, équilibrés et heureux. Dans le dernier épisode, Christophe dit avoir pensé à la prêtrise « grâce au témoignage de prêtres heureux ». Le discours du bonheur tient toute sa place dans la pastorale des vocations, alors même que l’image sociale du prêtre semble être aujourd’hui davantage celle d’un homme condamné à l’isolement et la frustration. Des comparaisons pourraient d’ailleurs être conduites avec d’autres représentations de la prêtrise, représentations que l’Église ne maîtrise pas : celles de la publicité, des séries télévisées ou encore du roman 6.

 

Quelles réactions ?

Le succès d’audience de la Prêtres-Academy n’est pas sans lien avec le fait que les représentations sociales attachées à la prêtrise se sont brouillées et que cette figure est devenue assez largement énigmatique. Le prêtre n’est plus un notable. Son rôle peut désormais apparaître comme superfétatoire dans une société très largement sécularisée, où la part des personnes se déclarant catholiques n’a cessé de décroître, où les biens de salut que lui seul est habilité à délivrer ne sont plus demandés que par une petite minorité. Par ailleurs, son mode de vie atypique le situe en marge des principales instances de socialisation que sont le couple et le travail. Pourtant (et peut-être même de ce fait), l’audience de la Prêtres-Academy est le signe d’un intérêt pour cette figure méconnue, volontiers perçue comme désuète, qui ne suscite plus aujourd’hui des réactions anticléricales, mais désormais au pire de l’indifférence et au mieux une certaine curiosité chez des individus qui n’entretiennent qu’un lien faible, voire inexistant, avec le catholicisme. Les jeunes prêtres, du fait de leur rareté statistique, sont tout particulièrement susceptibles de nourrir cette curiosité. « Souvent, on s’étonne de notre jeunesse », dit Christophe dans le deuxième épisode. L’engagement exigeant, que constitue la vocation sacerdotale, peut être perçu comme performance de l’ascèse 7 et fait du prêtre un « extrémiste de soi » 8. La prêtrise a donc quelque chose d’une aventure susceptible de nourrir une certaine fascination chez nos contemporains. C’est la thématique annoncée dès le premier épisode : « Franck, Michel et Christophe vont témoigner de leur aventure au quotidien. » Mais, c’est dans le quatrième épisode, au cours duquel sont diffusés des extraits de l’ordination de Franck et la question de l’engagement abordée, qu’elle est vraiment développée.

Les critiques, quantitativement minoritaires (tel que le donne à voir le dossier de presse et surtout les commentaires laissés par les internautes) sont principalement de deux ordres, très différents voire opposés. La forme, celle de la téléréalité, jugée « racoleuse » et « déplacée » a en outre entraîné certaines désapprobations. Le parti pris est celui de présenter la vie ordinaire des trois prêtres, jusque dans sa trivialité. Ainsi, Michel est filmé, dans sa cuisine, en train de laver une salade. Il évoque son jardin et ses poules, la nécessité de « moments de respiration », « des loisirs nécessaires pour toute personne ». Dans l’un des séquences, Christophe circule à vélo. Il évoquera plus tard sa pratique du jogging, du tennis et du ski. Il y aurait là, selon certains, une désacralisation de l’état sacerdotal. À l’inverse, du côté de Golias, on considère que la vision qui est donnée de la prêtrise est bien trop classique : « On replâtre façon moderne, on repeint en fluo des murs mangés par le temps mais on ne rénove pas en profondeur. » Si la forme a pu faire parler d’elle, le contenu des différents épisodes n’a rien de bien révolutionnaire. Elle n’a d’ailleurs entraîné aucune désapprobation officielle de la hiérarchie catholique.

Au final, l’expérience de la Prêtres-Academy est certainement moins originale qu’elle ne peut le paraître de prime abord. Elle s’inscrit dans la culture de l’événement, que Jean-Paul II a contribué à diffuser dans le catholicisme. Elle emprunte à la modernité certains de ses instruments sans porter pour autant sur le fond de message très novateur (ce que l’Église sait faire depuis longtemps, contrairement à certaines idées reçues) : usage d’Internet, éléments de la téléréalité (un logo, un générique et un confessionnal pour l’essentiel, ce qui en ce qui concerne le dernier point peut sembler être un juste retour des choses). Les témoignages, qui y sont présentés par Franck, Michel et Christophe, sont très proches de ceux que l’on trouve dans toute une série d’ouvrages écrits par des ecclésiastiques, souvent encore jeunes. Ils visent à rendre compte tout à la fois de leur quotidien dans sa banalité et de la singularité de leur engagement. L’audience importante dont a joui l’initiative du diocèse de Besançon provient certainement dans la mise en commun de ces différents éléments. Il est par contre bien plus difficile de se prononcer sur l’impact d’un tel événement.

 

Derniers ouvrages parus :
• Les courants contemporains de la sociologie, PUF, Paris, coll. « Licence », 2008.
• Prêtres, diacres, laïcs. Révolution silencieuse dans le catholicisme français, préface de Danièle Hervieu-Léger, PUF, Paris, coll. « Le lien social », 2007.
• Le métier de prêtre, approche sociologique, préface de Jean-Paul Willaime, Ed. de l’Atelier, Ivry-sur-Seine, 2006.

 


1 - Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 311.
2 - Michel Lagrée, La bénédiction de Prométhée. Religion et technologie XIXe et XXe siècles, Paris, Fayard, 1999.
3 - Gérard Bessière, Jacques Piquet, Julien Potel et Hyacinthe Vulliez, Les portes du presbytère se sont ouvertes. Deux mille prêtres racontent, Paris, DDB, 1985.
4 - Pierre Duclos, Les prêtres. Une génération raconte son métier, Paris, Seuil, 1983.
5 - Voir par exemple : Claude Goure, Cinq prêtres dans l’histoire. Confidences de 1944 à nos jours, Paris, Bayard, 2004 ; Patrice Gourrier, J’ai choisi d’être prêtre. Un autre regard sur le monde. Entretiens avec Jacques Rigaud, Paris, Flammarion / Desclée de Brouwer, 2003 ; Père Olivier-Marie, Curé de campagne ,Paris, Arléa, 2001. Et pour la fiction : Pietro De Paoli, 38 ans, célibataire et curé de campagne, Paris, Plon, 2006.
6 - Voir les travaux en cours de l’historien Frédéric Gugelot.
7 - Céline Béraud, « Prêtres de la génération Jean-Paul II. Recomposition de l’idéal sacerdotal et accomplissement de soi », Archives de Sciences Sociales des Religions, 133, 2006, p. 45-66.
8 - Sylvain Venayre, La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne, 1850-1940, Paris, Aubier, 2002.