Dynamique de l’engagement baptismal


Paul Legavre
Jésuite

Aller ensemble aux sources de l’engagement : voilà l’invitation faite au début de cette méditation sur l’engagement selon la tradition ecclésiale. Comment se déploie la logique chrétienne de l’engagement ? Quelle lumière nous apporte la tradition de l’Eglise ? Cette intervention sera en contradiction avec plusieurs des observations très pertinentes de Robert Rochefort sur la situation présente. C’est que la crise du militantisme, notamment, oblige à poser autrement la question des sources de l’engagement et à nous tourner résolument vers le dynamisme baptismal.

Une composition personnelle de lieux

En guise d’introduction, une composition personnelle met en scène des lieux qui me parlent de l’engagement, au plus près.
Je viens d’arriver à Saint-Denis, où nous vivons à neuf jésuites, au milieu des habitants d’une cité dans trois des quatre cents appartements de la cité Gaston Dourdin, dans une vie commune et communautaire simple. Certains sont davantage engagés au service du diocèse, d’autres sont encore en formation théologique, d’autres enfin travaillent à Paris, dans les revues et au Ceras, le centre de recherches et d’action sociale.

Une des raisons qui ont amené la Compagnie de Jésus à Saint-Denis était la perception des évolutions de l’enseignement supérieur. A côté des aumôneries de grande école ou du réseau des écoles de l’Icam, nous avons voulu nous rendre présents aux étudiants en difficulté. En partenariat avec la Communauté Vie Chrétienne, les religieuses Auxiliatrices et le diocèse, a été fondé il y a quatre ans le Cised, le Centre d’initiatives et de soutien aux étudiants de Saint-Denis. Dans une petite maison en face de l’Université Paris VIII, les étudiants sont accueillis (deux cent cinquante l’an passé) par trente-cinq bénévoles, qui les aident dans leurs études : les matières principales sont français, langue étrangère et bureautique.
Et voilà une première façon de parler de l’engagement. La grande majorité des usagers sont des étrangers, primo-arrivants, qui ont parfois fait un premier cycle dans leur pays. Arrivés en licence ou maîtrise à Saint-Denis, ils peuvent être perdus, et sont heureux d’apprendre à mieux s’exprimer en français ou à maîtriser le traitement de texte (des balbutiements pour la rédaction d’un CV à la mise en forme d’un mémoire).

Deux Marocaines, qui portent le foulard (là-bas, ce n’est pas un problème !), ont compris qu’elles pouvaient entrer dans un échange de savoirs. L’une d’elles, très heureuse de bénéficier d’un soutien en français, a réalisé qu’elle pouvait aider en informatique. Et la voilà s’engageant dans le centre auprès d’autres étudiants. Car il n’y a pas de fraternité sans égalité, aime à dire Jean-Noël Gindre, le directeur du Cised. Si on réduit les gens à leurs besoins, s’ils ne sont que les bénéficiaires d’un service, on détruit le potentiel que contient la relation d’aide. Des Marocaines, mais aussi bien, par exemple, des étudiantes en médecine du centre Laënnec, chrétiennes, venues toute l’année dernière une demi-journée par semaine à Saint-Denis faire de la conversation française avec des maghrébins. Offrir de la conversation en français, ce n’est pas technique. Une relation se noue. Tous les bénévoles font cette expérience : dans un premier temps, ils voient d’abord le savoir qu’ils peuvent apporter. Progressivement des relations d’égalité en humanité peuvent se nouer.
Que les étudiants aient trouvé ces jours-ci, près des postes informatiques, un mot en français et en arabe de notre évêque, le Père Olivier de Berranger, pour leur souhaiter une bonne fête de l’Aïd, à la fin du Ramadan, suscite des questions. Ils voient ainsi la communauté chrétienne attentive à eux, à travers ces chrétiens engagés à leur service. L’engagement au Cised est multiforme. Car la maison est aussi aumônerie de la Mission étudiante catholique d’Ile-de-France. Des étudiants chrétiens viennent nourrir leur foi, dans des partages bibliques ou lors de l’eucharistie hebdomadaire, suivie d’un repas partagé avec les usagers du Cised. Ces traces d’engagement humble, modestes, vite effacés, ont une vraie saveur dans le désert des facs.

Je pourrais aussi présenter un groupe de jeunes de la paroisse Sainte-Jeanne-d’Arc dans le quartier de la Mutualité à Saint-Denis, une zone pavillonnaire constellée de sept cités. De jeunes jésuites de la communauté se sont relayés depuis quatre ans pour accompagner ce groupe, dont les membres maintenant sont en train de s’insérer dans la vie active. Une maturité, aussi, pour se mettre désormais au service des autres : ils animaient récemment la messe de la paroisse, et ils ont raconté à la communauté leurs engagements. Ils sont d’origine ivoirienne, tamoule, française. L’une animait l’accueil de la rencontre des jeunes de Taizé à Paris ; avec d’autres elle va participer à la préparation d’un rassemblement diocésain au printemps. Deux garçons viennent d’accepter de venir s’investir dans l’aumônerie des jeunes de la ville, débordée de manière heureuse en cette rentrée par quatre-vingt jeunes, pour l’essentiel des Antillais et des Africains. Une autre encore, s’engage dans l’animation du catéchuménat des 15-18 ans.

Continuons cette composition très personnelle de lieux où j’ai vu vivre de l’engagement ces dernières semaines. L’Action populaire (le Ceras) fêtait son centenaire très récemment. Je voudrais simplement évoquer le visage d’une jeune femme qui participait avec moi à l’animation d’un atelier sur l’avenir de la démocratie. A l’issue d’une école de commerce, elle avait lancé une entreprise d’insertion, sur Toulouse (le recyclage d’appareils ménagers). Eprouvant le besoin de souffler après plusieurs années d’engagement soutenu, elle quitte son entreprise quand, quelques jours plus tard, a lieu l’explosion de l’usine AZF. Aussitôt recrutée par la Fondation de France, elle coordonne l’attribution de dons privés, avec des budgets importants à gérer, des dispositifs à inventer, pour rejoindre les gens dans leur détresse, via les associations comme le Secours catholique ou le Secours populaire. Cela devait durer quelques mois. Elle y est encore. Engagée dans la Communauté Vie Chrétienne, cette jeune femme est de ce côté de la générosité chrétienne et de la diaconie de l’Eglise.
Saint-Denis est l’une des villes où se tenait le Forum social européen : j’y ai vu de nombreux jeunes, assez radicalisés, mais aussi interrogatifs sur l’avenir. Dans un séminaire sur l’avenir des jeunes issus de l’immigration, ils étaient impressionnants, ces étudiants noirs ou maghrébins qui racontaient leurs études supérieures, et leurs combats pour l’intégration. Le lendemain, aux Semaines Sociales de France, ce beau lieu d’expression d’un christianisme ouvert et engagé dans la société, j’ai rencontré d’autres jeunes, au sein de l’assemblée, écoutant le philosophe Patrick Viveret analysant la crise de l’écosystème et ses conséquences pour l’avenir de l’humanité.

Composer, recomposer les lieux personnels qui me parlent de l’engagement des jeunes, au plus près de ces derniers jours, permet de situer ma parole. J’aurais pu tout aussi bien faire mémoire avec beaucoup de gratitude de tant d’étudiants que j’ai vus s’engager dans la communauté chrétienne et dans la société pendant les dix années où j’ai été aumônier d’étudiants ! Est première en moi la gratitude, plus importante que le constat des difficultés rencontrées sur le terrain de l’engagement des jeunes. Certains peuvent bien se complaire dans des discours sur le déclin du catholicisme ou la crise du militantisme. Mais, sans nier le moment difficile que traverse l’annonce de la foi dans notre pays, il est possible de nous réjouir d’être associés à la vitalité, même modeste, de beaucoup de lieux où émergent de nouvelles façons d’inventer l’avenir de la foi, pour les jeunes chrétiens minoritaires de notre pays.

Aux sources de l’engagement : “Que nous faut-il faire” ?

Actes 2, le récit de la Pentecôte va guider notre méditation. « Tous sont remplis de l’Esprit Saint et ils se mettent à parler dans d’autres langues selon ce que l’Esprit leur donne » : chacun les entend parler dans sa propre langue.Comment les entendons-nous chacun dans notre langue maternelle ? Nous les entendons parler dans nos langues des grandeurs, des merveilles de Dieu.
Au départ, un événement,une expérience de Dieu qui concerne Pierre et les disciples ET les auditeurs. Un événement sur lequel ils n’ont pas prise. Mais qui amène à se situer. Un signe en butte à la contradiction (certains raillent). Cette expérience n’est pas indicible puisque, justement, elle donne la parole aux uns et elle fait entendre aux autres dans leur langue maternelle - dans la langue de la mère - les merveilles de Dieu. Qu’est-ce que cela veut dire ? Voilà la question qui naît et à quoi répond le discours de Pierre. En substance, il leur dit : « “Cet homme, que vous avez tué, Dieu l’a ressuscité.” Le cœur bouleversé d’entendre ces paroles, ils disaient à Pierre et aux autres : “Que nous faut-il faire ?” »
Souvent, à l’origine de l’engagement au service d’une cause, se tient un refus. La révolte contre l’injustice en est l’un des principaux ressorts. L’engagement peut vivre de la haine pour l’oppresseur ou l’ennemi de classe. Il peut aussi se nourrir de compassion. L’engagement de l’abbé Pierre pour les sans-abri, l’hiver 1954, repose sur une révolte et une compassion. Le Père Ceyrac est l’une des figures contemporaines de l’engagement qui m’a le plus marqué : missionnaire jésuite en Inde dans les années trente, puis parmi les réfugiés cambodgiens, pauvres de tout, dans les années quatre-vingt et aujourd’hui, assailli par les dizaines de milliers d’enfants de la rue à Madras. Il vit du refus d’un ordre des choses qui condamne tant de pauvres, mais aussi de compassion, une compassion qui se réjouit de la beauté première des êtres, jusque dans leurs conditions de vie infra-humaines.

D’où viennent ce refus, cette révolte et cette compassion, chez tant de personnes engagées ? Ils disent une réaction instinctive, le refus d’une situation donnée, ou au contraire une décision profondément mûrie, portée par une éducation. Maïté Girtanner avait dix-neuf ans, elle était à l’aube d’une carrière prometteuse de pianiste quand, instinctivement, elle a dit non et refusé l’occupation nazie. Engagée dans la Résistance, elle a commis, la peur au ventre, des actes d’une témérité folle. Arrêtée, affreusement torturée, en proie pour le restant de ses jours à la douleur de ses nerfs détruits, elle raconte comment son tortionnaire nazi est venu recevoir son pardon, quarante ans plus tard, avant de décéder. A aucun moment la haine n’avait submergé cette résistante, cette chrétienne.
L’engagement peut aussi jaillir du trop plein de la vie. Une jeune femme me disait comment son désir de devenir religieuse était né d’une prise de conscience : « Cette vie en moi que je recevais de tant de manières dans l’Eglise, elle débordait de moi, je voulais la partager, la communiquer à d’autres. »
Que nous faut-il faire ? « Et Pierre répond : “Convertissez-vous, repentez-vous : que chacun reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit.” Ceux qui accueillirent sa parole reçurent le baptême et il y eut environ trois mille personnes ce jour-là qui se joignirent à eux. »

Le Père Philippe Lécrivain, théologien aux Facultés jésuites de Paris, insiste, dans son commentaire de ce récit : il n’est pas d’engagement en christianisme sans appel, sans être appelé, sans « vocation ». Oui, pas d’engagement sans appel. Mais si un appel s’avère possible, c’est parce qu’il y a eu d’abord l’événement, cette expérience de Dieu vécue par Pierre et par les auditeurs. Je veux souligner ce passage entre « Qu’est-ce que cela veut dire ? » et « Que nous faut-il faire ? » La réponse de Pierre est simple : changez de vie, vivez au nom du Seigneur, recevez l’Esprit Saint. Convertissez-vous, repentez-vous : que chacun reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint Esprit. Une parole née d’un événement a suscité un désir. Ce désir devient un acte : ils entrent dans le peuple des baptisés. Leur manière de vivre est appelante. Tous les sommaires des Actes racontent la croissance de la communauté. A un appel, qui dit aussi la vocation de Pierre, le récit passe à un appel du Peuple. Du désir au baptême, et, au cœur, ce « changez de vie ! »

L’engagement baptismal :
« Être chrétien, cela engage ! »

Tout engagement en christianisme est, d’une manière ou d’une autre, un déploiement de l’engagement baptismal. La tradition de l’Eglise l’atteste. Cette proposition est le cœur de cette intervention.
Un axe de travail aurait pu être de contempler des figures admirables de la charité chrétienne, comme Martin de Tours ou Vincent de Paul qui ont durablement marqué la mémoire de notre pays. Je préfère évoquer la situation présente : il n’est pas indifférent que notre session se déroule alors que les communautés chrétiennes sont engagées dans notre Eglise de France depuis un an dans une réflexion sur l’acte catéchétique et la veillée pascale. La redécouverte de la veillée pascale fait partie des grands dons de Dieu à l’Eglise, dans le renouveau liturgique qui a préparé Vatican II. Et voilà qu’appuyés sur une pratique de plusieurs dizaines d’années, nous sommes invités à prendre toute la mesure de la veillée pascale, au cours de laquelle ont lieu notamment les baptêmes d’adultes et de jeunes, comme paradigme de l’expérience chrétienne.
Les catéchèses baptismales de Jean Chrysostome, données pendant les trente jours qui précèdent la veillée pascale, ainsi que les catéchèses mystagogiques de Cyrille de Jérusalem éclairent ce point. Dans ces textes du IVe siècle, joyaux de notre tradition, il n’est pas question du mot « engagement ». Mais il est frappant de constater combien un Cyrille de Jérusalem déploie pour les nouveaux baptisés la grandeur de l’engagement de Dieu en leur faveur.
En Jésus, Dieu s’est engagé en notre faveur. Mieux comprendre la dynamique baptismale peut aider puissamment des jeunes à entrer plus avant dans une dynamique de l’engagement baptismal. La confirmation est confirmation des promesses du baptême et engagement au service de la cause de Jésus. Dans la préparation de la confirmation des jeunes, nous avons tout à gagner à approfondir ce point avec eux.
Dans le baptême, nous sommes livrés à un autre, associés de l’intérieur à sa mort pour vivre de sa vie. Se découvre le sens profond de la foi. Etre chrétien, c’est reconnaître que toute chose est fondée sur le Christ, comme le dit la prière d’ouverture de la fête du Christ roi de l’univers. Toute chose est fondée sur le Christ ; les événements de l’histoire des hommes, douloureuse et magnifique, sont ultimement fondés en lui, nos existences aussi sont ultimement fondées en lui. Etre chrétien, c’est être référé à un autre, c’est appartenir à un autre. Les Pères de l’Eglise le soulignent avec force, après Saint Paul, dans l’explication des rites baptismaux. Dans l’illumination de la foi, le chrétien a renoncé aux démons et au mal, il a dépouillé le vieil homme, il a revêtu le Christ, il marche désormais à sa suite. Le changement de vie qu’entraîne très concrètement le baptême est développé à l’infini dans ces catéchèses. La dimension éthique de la vie est portée par la foi.

Quand le groupe Bayard a lancé la nouvelle formule de la revue Croire aujourd’hui, en mars 2001, avec son supplément Croire jeunes chrétiens, le premier numéro s’intitulait « Etre chrétien, à quoi cela engage ? » Le simple fait d’être chrétien engage, les jeunes le savent trop bien. Car cela peut les démarquer de leur entourage. Vous êtes en vacances avec des amis « pas spécialement chrétiens ». Arrive le dimanche. Qu’allez-vous faire ? Décidez d’aller à la messe, et voilà les questions qui arrivent ! Pourtant est-ce là d’abord ou là seulement que se situe la différence, entre ceux qui vont à la messe et ceux qui n’y vont pas ? Serait-ce dans plus d’amour et de générosité ? Mais, bien sûr, nous connaissons tous des hommes et des femmes qui sont engagés au service des autres et qui ne se réclament d’aucun Dieu. Nous n’avons pas fini de comprendre comment vivre la différence chrétienne, en ne laissant personne sur la touche par exemple. C’est une question essentielle pour les éducateurs de la foi auprès des jeunes.
Il est certain qu’être chrétien ne peut pas concerner la seule vie privée. D’une manière ou d’une autre, tout ce que nous vivons, avec ses enjeux humains, est appelé à être vécu devant Dieu, dans son Esprit. Même si accepter de vivre publiquement comme chrétien n’est pas facile et peut parfois demander un certain courage. Chez beaucoup, à l’égard des « cathos », la dérision n’est jamais loin, même si certains font preuve de respect et même d’intérêt, dans la rencontre interpersonnelle.

Je l’ai dit, nous connaissons tous des hommes et des femmes qui sont engagés au service des autres, sans pour autant être chrétiens. Cela ne doit pas inquiéter les jeunes catholiques. Réjouissons nous plutôt que l’Esprit de Dieu ne cesse de travailler l’humanité, bien au-delà des frontières de l’Eglise, pour susciter un monde nouveau, un monde plus humain. Car d’une certaine manière, être homme, c’est toujours s’engager, selon les deux pôles de l’engagement : la promesse et le service d’une cause. On se lie par une promesse : la profession de foi, la confirmation permettent de reprendre à son compte les promesses de notre baptême, si nous avons été baptisés à la naissance. Le choix qui a été fait par les parents, les jeunes sont amenés à le ratifier et à en vivre, même de façon balbutiante, parce qu’ils éprouvent que là est la vérité de l’existence. Ils entrent alors dans un chemin de fidélité.
Mais il s’agit également de servir la cause de Jésus. Les chrétiens aussi sont atteints par l’injustice et la refusent, à la suite de Jésus qui refusait l’exclusion des lépreux de son temps, allait vers eux, pour les toucher et les guérir, au risque de se trouver soi-même exclus. Car chez Jésus, la compassion était la plus forte : refus de l’injustice et compassion sont deux des grands ressorts de l’engagement que les chrétiens partagent avec beaucoup d’autres et auxquels les jeunes vibrent profondément.

L’aventure chrétienne, toujours singulière

Continuons à lire ensemble Actes 2, afin de laisser la dynamique communautaire de l’engagement chrétien émerger : « Ils étaient assidus à l’enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. La crainte gagnait tout le monde : beaucoup de prodiges et de signes s’accomplissaient par les apôtres. Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient ensemble et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun. Unanimes, ils se rendaient chacun assidûment au temple ; ils rompaient le pain à domicile, prenant leur nourriture dans l’allégresse et la simplicité de cœur. Ils louaient Dieu et trouvaient un accueil favorable auprès du peuple tout entier. Et le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut. »

Là se trouvent les trois dimensions qui caractérisent la vie de la communauté chrétienne et pas seulement le ministère ordonné. L’engagement chrétien se déploie selon trois termes : annoncer (marturein), célébrer (liturgein), servir (diaconein). Quand Proposer la foi aujourd’hui, le document des évêques de France, invite à aller au coeur de la foi et à vivre l’Eglise, il renvoie à cette trilogie.
Dans le « Projet d’avenir pour le diocèse de Saint Denis. Document d’étape », le Père Olivier de Berranger évoque les éléments constitutifs de la communauté chrétienne à partir des Actes des Apôtres : « Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres (catéchèse, prédication), fidèles à la communion fraternelle (solidarité, partage, vie de charité qui rayonne), à la fraction du pain (eucharistie, vie sacramentelle) et aux prières (vie spirituelle, intériorité, discernement personnel et communautaire). »
A l’origine de la vie chrétienne, d’une manière ou d’une autre, il y a un saisissement, une expérience spirituelle qui met en marche, une recherche de Dieu qui n’aura pas de fin. Le chrétien est un itinérant, sans cesse à la recherche du Dieu toujours plus grand. Aumônier d’étudiants, j’ai appris le bonheur des pèlerinages, sur les routes vers Chartres ou Loyola, comme pédagogie de la foi.

Pour parler des formes que prend l’engagement chrétien, le Père Lécrivain aime, après Michel de Certeau, développer trois postures. A l’écart : le Christ se retire en solitude pour contempler le Père. C’est le « pas sans Lui » de toute vie chrétienne. En partage : en communion, les chrétiens vivent le partage de la mémoire évangélique. C’est le « pas sans les autres », pas sans les autres disciples, communion ecclésiale qui est corps du Christ. En solidarité : « pas sans eux », pas hors du monde.
Toute vie chrétienne est un « mixte », un composé de ces trois postures, avec des accents personnels. Qu’est ce qui va alors singulariser les engagements, sinon l’expérience spirituelle, qui donne progressivement, et pas à pas, son authentique personnalité à celui qui s’est mis en marche. Dans la réponse intime au :« Qui dis-tu que je suis ? », une réponse s’invente en actes et en vérité, le disciple invente avec son Dieu l’avenir.

Toujours dans cette troisième partie, je voudrais tirer une conséquence pour nous, qui sommes « avec ceux qui s’engagent » et m’avancer vers ma conclusion.
Aumônier d’étudiants pendant dix ans, j’ai compris progressivement qu’un des rôles majeurs que je pouvais jouer auprès de jeunes chrétiens engagés dans la construction de leur vie, était de les aider dans un discernement des charismes : « Qu’est-ce que Dieu t’a donné, comme dons, comme ressources, pour témoigner de Jésus ressuscité, dans la communauté, dans ton milieu d’études, dans la profession que tu es en train de choisir ? Comment participes-tu par tes engagements à l’édification du Corps du Christ dans l’humanité ? »
Nous entrons là dans ce que j’appelle la lecture spirituelle de la vie, la nôtre d’abord. Comment aider des jeunes à entrer dans ce chemin si nous-mêmes, nous nous en dispensons ? Par quels chemins l’Esprit nous a-t-il menés ? Nous sommes différents, d’une autre génération. Ils ne passeront certes pas par les mêmes chemins que nous. Nous devons nous souvenir de ce qui pouvait passer pour des incohérences aux yeux des autres, quand nous étions jeunes. Aider d’autres, aider des jeunes à entrer dans la lecture spirituelle de leur vie est essentiel pour leur permettre de s’engager en vérité.

Dans un numéro de la revue Christus sur la lecture spirituelle, j’ai raconté l’histoire d’un étudiant, Jean-Marie. Chrétien, il vient me parler de temps à autre de son existence et de sa recherche de Dieu. Ce jour-là il m’entretient de son désir de servir les autres. Puis il évoque les « petits cours » qu’il donne pour arrondir ses fins de mois dans une famille où le frère et la sœur rencontrent des difficultés scolaires. Il dit son agacement : le garçon ne travaille pas ; vraiment, il est négligent. Il va échouer à son bac, et ces cours coûtent de l’argent pour sa mère qui doit travailler depuis que son père est décédé. Jean-Marie, énervé, a du mal à « aimer » ce jeune, si peu consciencieux, si différent de lui. Dans la conversation, je reviens sur cet agacement et ce jugement. Une suggestion me vient : « Tu donnes ces cours pour gagner de l’argent. Pourquoi n’irais-tu pas faire de même en prison, gratuitement ? » J’oublie ensuite cette conversation et ce conseil. Quelques mois plus tard, Jean-Marie me raconte, ému, la relation qu’il a su créer, malgré ses appréhensions, avec un jeune détenu maghrébin, guère plus âgé que lui, à la faveur de cours avec le Genepi. « C’est incroyable la joie que je ressens, sur le chemin du retour, après l’avoir quitté. » Jean-Marie a découvert la joie qui vient de Dieu, une joie qui l’étonne et que désormais il va apprendre à repérer, dans d’autres champs de son existence, sous des formes parfois obscures : Dieu n’est plus seulement pour Jean-Marie celui dont il est fait mémoire dans l’assemblée chrétienne, dans le partage des Ecritures et du Pain, il est aussi celui qui se donne à l’homme de façon souvent imprévisible, quand les gestes de Jésus sont posés dans nos existences et que nous les reconnaissons, dans son Esprit.
C’est en cet endroit que naît la lecture spirituelle de la vie. L’entrée dans un regard contemplatif sur notre existence nous apprend, dans la gratitude, à reconnaître Dieu à l’œuvre dans nos vies même. Il nous faut être attentifs à ces pédagogies, pour permettre que Dieu puisse se révéler dans des existences comme la source de la joie.

J’aime caractériser la lecture spirituelle de la vie comme cet acte de faire retour sur soi devant Dieu, à partir de ce que je vis, de ce que je fais et éprouve. Louis Lallemant, ce grand spirituel jésuite du XVIIe siècle, ne cesse de revenir dans ses instructions sur les grands dangers de l’action qui nous fait nous répandre à l’extérieur. Il invite à « entrer en son intérieur » pour apprendre à coopérer aux mouvements de l’Esprit : « Voulons-nous connaître si nous sommes du nombre des sages ou des fous, examinons nos goûts et nos dégoûts, soit à l’égard de Dieu et des choses divines, soit à l’égard des créatures et des choses de la terre. D’où naissent nos satisfactions et nos déplaisirs ? En quoi est-ce que notre cœur trouve son repos et son contentement ? Cette sorte d’examen est un excellent moyen pour acquérir la pureté de cœur. Nous devrions nous en rendre l’usage familier, examinant souvent pendant le jour nos goûts et nos dégoûts, et tâchant peu à peu de les rapporter à Dieu. »

Jusqu’à l’engagement de sa vie

En conclusion, je voudrais revenir sur les deux faces de l’engagement : sa face nocturne, de refus et de révolte devant l’inhumain ; sa face solaire de don de soi et de lumière. Sur ce versant, resplendit en particulier la grandeur de l’homme et de la femme dans le don mutuel d’une parole et d’une promesse qui, librement, les lient à jamais : « Je te reçois comme épouse, comme époux, et je me donne à toi pour t’aimer fidèlement tout au long de notre vie. »
L’expérience de l’Esprit va singulariser l’engagement jusqu’à entraîner dans un choix de vie. Tel est l’horizon de notre accompagnement. Le discernement des charismes va jusqu’à aider à faire entendre la question : « Quels appels pour ma vie ? Quel choix de vie faire pour servir davantage celui qui m’a créé et qui m’aime ? » Etre avec ceux qui s’engagent va jusqu’à trouver le chemin qui permet de faire entendre la figure double que prend la vocation aujourd’hui : vocation au mariage chrétien, vocation à une vie consacrée.

Le beau texte de Charles Péguy sur le père de famille développe une métaphore maritime superbe pour dire l’engagement :« Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison avec lui […] Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. Littéralement lui seul est aventurier, court une aventure. »
A Tor Vergata, lors des JMJ de Rome, quand Jean-Paul II a parlé aux jeunes des défis du troisième millénaire, il a employé cette belle expression de « sentinelles du matin ». Aidons les jeunes à être des sentinelles du matin, celles qui ne se laissent pas endormir par de fausses promesses, mais sont passionnés du service de l’homme.


Annexe

Le père de famille

Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille. Les autres, les pires aventuriers ne sont rien, ne le sont aucunement en comparaison avec lui […] Lui seul est littéralement engagé dans le monde, dans le siècle. Littéralement lui seul est aventurier, court une aventure. Car les autres, au maximum, n’y sont engagés que de la tête, ce qui n’est rien. Lui au contraire il y est engagé de tous ses membres. […] Lui seul il souffre d’autres. Au deuxième, au vingtième degré. Il en fait souffrir d’autres, il en est responsable. Lui seul il a des otages, la femme, l’enfant, et la maladie et la mort peuvent le frapper dans tous ses mem­bres. […] L’événement, le malheur, la maladie, la mort, tout l’événement, tout le malheur a barre sur lui, toujours ; il est toujours exposé à tout, en plein, de front, parce qu’il navigue sur une énorme largeur. Les autres se faufilent. Ce sont des corsaires. Ils sont à sec de toile. Mais lui, qui navigue, qui est forcé de gouverner sur cette immense largeur, lui seul il ne peut point passer inaperçu de la fatalité. C’est donc lui qui est engagé dans le monde, et lui seul. Tous les autres peuvent s’en jouer. Lui seul paye pour tout le monde. Chef et père d’otages lui-même il est toujours otage. Qu’importe aux autres les guerres et les révolutions, les guerres civiles et les guerres étrangères, l’avenir d’une société, l’événement de la cité, la déchéance de tout un peuple. Ils n’y risquent jamais que la tête. Rien, moins que rien. Lui au contraire il n’est pas seulement engagé de toutes parts dans la cité présente. Par cette famille, par sa race, par sa descendance, par ses enfants il est engagé de toutes parts dans la cité future, dans le développement ultérieur, dans tout le temporel événement de la cité.

Charles Péguy, œuvre en prose, 1909-1914,
La Pléiade, Gallimard, 1961, p. 373 et ss.