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La formation initiale, une grâce et une ascèse
Dans le cadre d’une réflexion sur l’engagement, il m’est demandé d’évoquer ici, au niveau du noviciat d’une communauté monastique cistercienne, quelles peuvent être les difficultés que rencontrent les jeunes frères et ce qui les aide à avancer vers leur engagement possible. Pour étayer cette réflexion, je me suis basé sur la propre expérience du novice que je fus, sur mon expérience de maître des novices et sur les échanges avec les frères et sœurs en charge de la formation.
cistercien de Soligny
Celui qui entre dans la vie monastique cistercienne est appelé par Dieu à suivre le Christ sur le chemin de l’Evangile, dans le charisme propre à saint Benoît et à la tradition de Cîteaux, au sein d’une communauté. A proprement parler, l’entrée dans la vie monastique n’est pas tout de suite un engagement. Les premiers vœux ne seront prononcés qu’au bout d’environ deux ans et demi et les vœux définitifs (profession solennelle) qu’au bout de cinq ans et demi au moins.
Le frère entre dans une communauté que le Seigneur a déjà rassemblée pour y être présent d’une manière toute particulière et va se laisser former par l’amour de Dieu et des frères. Et ceci est probablement le lieu du discernement que doivent opérer, ensemble, le maître des novices et le frère. Saint Benoît, au chapitre 58 de sa Règle, donne les grands axes du discernement à vivre : « Il [le maître des novices] examinera avec attention si le novice cherche vraiment Dieu, s’il est attentif à l’œuvre de Dieu, à l’obéissance, aux humiliations. » Dans un langage plus contemporain, nous pourrions dire que le maître des novices doit être attentif à l’authenticité spirituelle du désir du frère, à sa capacité pratique de réaliser ce désir, à sa maturité qui devra lui permettre d’assumer les difficultés inhérentes d’une vie commune en vue d’un engagement définitif. Sur le chemin qui conduit le frère au don de lui-même dans la consécration monastique ne manquent pas de surgir des difficultés mais aussi des découvertes stimulantes qui l’aideront dans sa suite du Christ.
En préambule, je voudrais dire quelques mots du milieu dans lequel entre le frère. S’il ne commence pas sa vie spirituelle en franchissant la porte du monastère, il commence une aventure spirituelle et une aventure humaine. Il est amené à quitter son milieu, quel qu’il soit, pour entrer dans un autre que je qualifierais de milieu monastique avec des spécificités, des normes qui peuvent lui sembler très hiérarchisées, très étroites eu égard aux sensibilités contemporaines. Le novice va devoir se situer dans une existence très ritualisée, dans laquelle il peut sentir quelque chose de l’ordre de la contrainte. Cela peut être écrasant ou très libérateur. Cela dépendra d’un certain nombre de facteurs personnels, communautaires mais aussi humains, spirituels. Notre milieu monastique peut avoir deux effets me semble-t-il : un effet très sécurisant qui, finalement, ne conduit pas à la liberté chrétienne, ni à l’apprentissage d’un amour authentique ; et un effet sectaire qui peut étouffer la vie. Ils conduiraient tous deux dans une voie sans issue. Entre ces deux abîmes, se situe la ligne de crête sur laquelle nous sommes appelés à marcher : avec la grâce de Dieu, dépasser de l’intérieur cette discipline (inévitable et nécessaire) pour avancer au large : « A mesure que l’on progresse dans la vie religieuse et dans la foi, le cœur se dilate, et l’on court dans la voie des commandements de Dieu, avec la douceur ineffable de l’amour » (RB, prologue).
La vie commune comme une grâce
Loin de trouver en face de lui un chemin uniforme, une histoire commune, des tempéraments adaptés... le frère fait très vite l’expérience de la diversité et rencontre des itinéraires variés, des désirs différents, des aspirations autre que les siennes. C’est dire si, très vite, il trouve le difficile affrontement des différences. C’est ce que l’on peut nommer l’expérience de l’altérité, concept cher à Emmanuel Levinas et dont le psychanalyste Jacques Arènes nous disait un jour au cours d’une conférence : « L’autre est insupportable parce qu’il n’est pas moi, alors comment entrer en relation avec l’autre sans détruire mon identité et sans détruire son identité ? » Prise dans un cadre de vie communautaire, cette question revêt un caractère essentiel que je qualifie souvent comme étant la découverte du domaine de la chasteté (qui n’est pas qu’affaire de sexualité et de génitalité), c’est-à-dire le respect de l’autre, de son espace de liberté, de sa singularité, l’acceptation du mystère de l’autre...
Cette expérience est une grâce. D’ailleurs, le frère novice, s’il traverse parfois douloureusement cette expérience voit, après coup, qu’il a vécu un temps de richesse et de grâce. La communauté, tout comme l’Eglise, et plus largement, tout comme le monde, est construite avec des générations, des expériences différentes. En ce sens là, des jeunes qui entrent aujourd’hui et qui n’auraient que peu ou pas d’expérience de vie ecclésiale, font très vite l’expérience que la communauté, c’est l’Eglise : un rassemblement de frères dans un même appel et une même vocation mais qui ne se sont pas choisis pour être frères, qui sont envoyés par le Seigneur les uns aux autres pour ensemble être témoins de sa Résurrection et du Royaume à venir.
La vie commune comme ascèse
Cette grâce est aussi une épreuve. Entré dans la vie monastique, le novice rencontre à un moment ou à un autre une certaine forme de déception, « la longue litanie des désillusions » !
Le frère peut passer par cette phase de déception, déception vis-à-vis des frères, déceptions vis-à-vis de lui-même. Il me semble que ce passage, cette Pâque, est comme primordiale car la communauté n’est pas un lieu d’émotions sentimentales mais un lieu de vérité.
Suivant le frère, la déception est comme imperceptible mais elle peut aussi être très violente et provoquer une profonde remise en cause des bases de la vocation et parfois même, des bases de la foi.
Ce peut être le passage de l’idéal à la réalité que je résumerais volontiers par un terme essentiel dans notre vie : l’ajustement. Oui, vraiment, le temps de la formation initiale est ce temps d’ajustement à soi, aux autres, à Dieu, et ce dans l’espace et le temps. Qui dit ajustement, dit chemin de simplification, de justesse. La vie en communauté n’est pas une belle idée figée, c’est une réalité en mouvement, vivante, humaine et spirituelle.
Vécue dans la dynamique du don, la vie monastique est centrée sur l’Autre dans une veille d’amour, dans une communion aux autres. En ce sens, la communauté est appelée « école de charité » où le frère est appelé à grandir dans l’amour de Dieu et des frères. Lieu de conversion s’il en est, où l’on doit se libérer de son égoïsme pour s’ouvrir à l’Autre et aux autres.
La part importante de vie solitaire et silencieuse qui marque notre vie monastique cistercienne invite le frère à être attentif aux autres, ce qui est une des qualités premières du veilleur. Le peu de dialogues institués entre les frères oblige à entrer dans un autre mode de présence à l’autre, ce que saint Benoît appelle dans sa Règle : « Se prévenir d’égards les uns les autres. » Il s’en dit parfois beaucoup plus long à travers un regard, un sourire ou un visage fermé qu’à travers un long discours.
Le rapport à soi
La communauté, la communion qui s’y vit renvoient le frère novice à lui-même, à son propre chemin de conversion. La vie commune quotidienne, les richesses et les faiblesses de la communauté et des frères nous renvoient à notre propre existence, à notre manière d’être et de nous comporter. L’autre est souvent le miroir de mes insuffisances, de mes manques. L’expérience la plus décapante semble bien être ce lent chemin de connaissance de soi qu’engendre un noviciat. Lente descente dans les profondeurs de son être vécue sous le regard de Dieu pour faire venir au jour le véritable enfant de Dieu que nous sommes. Il en va de l’ordre de l’enfantement et celui-ci ne se fait pas sans douleur. Mais peu à peu, le frère apprend à s’accueillir tel qu’il est, à se situer par rapport à lui-même.
Notre vie monastique est souvent comparée au désert. Dans la tradition monastique, le désert est le lieu du combat spirituel, combat contre le démon, combat pour unifier sa vie et maintenir son esprit fixé vers un but ultime qui est Dieu. Mais le désert est aussi lieu d’aridité où l’on apprend à se déprendre de soi pour mieux s’éprendre de Dieu et cela se fait parfois dans la souffrance.
En abordant la relation à soi, on est amené à parler de l’affectivité qui a quelque chose à voir avec l’amour, la relation à autrui et l’épanouissement humain ; de ce fait elle a une dimension sexuelle. Le frère novice, qui a parfois eu, avant son entrée, une vie affective et sexuelle active, doit découvrir que c’est dans une dynamique relationnelle - relation à soi, à autrui, au monde - qu’il est amené à assumer sa propre sexualité.
Il y a quelques risques auxquels il faut être attentif :
• Risque de déviation dans un milieu mono-sexué où la grande déviation possible est l’homosexualité. N’entendons pas par là que l’orientation hétérosexuelle s’en trouve changée, mais un frère, avec son potentiel affectif, ne trouvant pas son partenaire normal, va chercher à pallier ce manque dans une relation basée sur l’affectif. Cela ne veut pas dire que les amitiés particulières vécues dans les communautés sont douteuses, bien entendu ! Il est bon de vérifier avec le frère la justesse de cette relation, la manière dont elle est gérée.
• Risque d’une détérioration : une affectivité mal vécue peut conduire à de la raideur, de la dureté, de l’aigreur, de l’agressivité.
• Risque de régression à des stades inférieurs de l’affectivité : le narcissisme (culte du moi) ; le risque de l’illusion (en pratiquant la continence, on pratique la vertu. Or, continence n’est pas chasteté).
Il me semble que les frères peuvent avoir besoin d’être aidés dans l’aspect progressif des choses : il s’agit de renoncer à une vie de relations amicales telles qu’elles sont menées habituellement « dans le monde » (avec souvent, en contrepartie la découverte de ce qu’est la vraie profondeur de l’amitié), de renoncer à la vie conjugale, renoncer à la vie parentale. La chasteté est une tâche, un chantier toujours ouvert. Le frère aura parfois une manière volontariste de vouloir vivre cette dimension de sa consécration alors qu’il faut accepter une patiente, une généreuse intégration de sa sexualité et une unification de nos puissances d’aimer.
Avant que l’amour du Dieu vivant et de nos frères ait capté, drainé, unifié toutes nos puissances d’amour, il faut accepter de faire du chemin, un long chemin parfois pour certains, avec des moments de facilité, de difficulté, il faut le long apprentissage de la rencontre de l’autre, la longue mise en place d’une sagesse du corps et du cœur, des instincts, des affects, une patiente gestion de soi-même par soi-même... ainsi que l’expérience faite et ressentie, même ponctuellement, que Dieu peut être comblant. Alors, le frère mesure que sa vie donnée est une vie qui a du sens, qui vaut la peine d’être vécue.
Cela me permet de glisser vers quelques exemples plus concrets qui peuvent être énumérés sans nécessiter de développement particulier :
• la prière et la lectio divina sont souvent citées à la fois comme des difficultés et comme des aides pour surmonter les difficultés. Difficultés souvent dues à la sécheresse d’un temps gratuit pour rencontrer son Seigneur dans la prière ou la Parole. Aides, car la prière peut être vécue comme une ouverture à l’Autre, aux autres, plus largement au monde, et la lectio, car il est important pour durer de croire au chemin que Dieu nous propose à travers la Parole méditée.
• L’accompagnement spirituel et l’ouverture du cœur (chère à saint Benoît) comme lieu pour objectiver ce que vit le frère, comme une aide pour discerner ses désirs les plus profonds, pour libérer les entraves à la vie de l’Esprit... Mais cette pratique ne va pas forcément de soi ! Le frère a parfois besoin de temps avant de donner un droit de regard sur sa vie à quelqu’un. Ici entre en compte la confiance qui peut ne s’installer que très lentement ou même très difficilement entre le frère et son maître des novices.
• L’obéissance est ressentie comme une aide précieuse quand elle est bien comprise. Car elle n’est pas soumission, il ne s’agit pas, en obéissant, de faire ce qu’un autre dit comme si on vivait une abdication de l’usage de sa liberté ou de son autonomie personnelle. Obéir ne signifie pas ne pas vouloir, mais vouloir différemment de ce que j’aurais préféré si je m’étais retrouvé dans d’autres circonstances. Le frère fait souvent l’expérience d’une purification de son propre point de vue, d’une libération d’une certaine étroitesse et surtout d’une entrée plus profonde dans les vues et les voies de Dieu qui le dépassent.
• On pourrait encore citer la stabilité, la persévérance, la grâce de vivre dans l’instant présent...
Pour conclure, nous pouvons dire que les difficultés rencontrées en cours de formation initiale sont souvent des facteurs de croissance car elles sont le fruit d’un double mouvement qui favorise l’accès à la liberté : la sortie de soi et le retour sur soi. Le frère est donc comme provoqué à une plus grande liberté personnelle et est conduit à une vraie liberté spirituelle, celle des enfants de Dieu.
Fidèles à l’Esprit ou à la lettre ?
Frère Thomas parle des richesses et des faiblesses de la communauté. La question de la fidélité aux engagements n’est pas nouvelle. Devinez de quand date ce texte et qui en est l’auteur ?
J’ai reçu hier matin, en arrivant ici, votre lettre du 29 mai, qui ne m’a causé que du plaisir, à cause de la franchise avec laquelle vous m’y exprimez vos craintes. Vous savez que je n’ai jamais fui les conseils, et qu’en particulier j’ai toujours bien reçu les vôtres, et même vos corrections. Mes dispositions n’ont pas changé, et tel vous m’avez vu, tel je serai toujours, obligé sans doute de décider, tant que Dieu me conservera l’autorité, mais prêt à tout entendre, et à m’humilier devant le moindre des frères, s’il y a lieu de m’imputer des fautes. Vous savez, mon cher enfant, avec quel scrupule nous avons adopté l’entier accomplissement de nos saintes règles, en sorte que je ne crois pas que, nulle part ailleurs, elles soient si bien observées que vers nous. Un seul point restait, le plus difficile de tous, et je n’avais pas voulu le décider avant qu’une année d’expérience eût appris à nos frères ce qui était praticable, et comment l’office de nuit pouvait être placé, afin d’être à la fois réel et toujours praticable. Or le Père Jandel, le Père K. et moi, après une année d’expérience, avons reconnu qu’il était impossible à des religieux exerçant le ministère dans une ville, de se coucher avant dix heures du soir. Dès lors se lever à deux heures du matin devenait une tâche surhumaine, que les Ordres religieux les plus austères ne pratiquent pas, puisqu’ils se couchent à six heures du soir, pour se lever à onze heures ou minuit, ce qui leur donne toujours cinq ou six heures consécutives pour le premier sommeil. Reporter le lever à quatre heures du matin, c’était manquer évidemment à nos engagements, nous préparer pendant la moitié de l’année un jeûne de huit heures, rendu encore plus pénible par la récitation préalable de la plus longue partie de l’office au sortir du lit. En plaçant, au contraire, les matines à dix heures du soir, nous restions fidèles à la lettre et à l’esprit de nos engagements, ainsi qu’aux exemples les plus respectables, et nous évitions tous les inconvénients, en fondant une pratique toujours possible.
Premièrement, nous restions fidèles à la lettre de nos engagements, puisque l’office de nuit avait lieu avant deux heures du matin, et en se rapprochant de minuit, à mesure que s’avancerait la psalmodie.
En second lieu, nous restions fidèles à l’esprit de nos engagements, puisque nous avions un office de nuit réel, exigeant une veille assez longue, et placé circa mediarri noctem. En quelque temps que ce soit, dix heures du soir est la vraie nuit, et même une profonde nuit pendant les deux tiers de l’année.
Troisièmement, nous restions fidèles à des traditions respectables ; car, à côté de nous-mêmes, les Chartreux commencent l’office de nuit à onze heures du soir, et les Carmélites déchaussées, instituées par sainte Thérèse, à neuf heures du soir. Personne ne soupçonnera sainte Thérèse de relâchement, et de n’avoir pas su ce qu’est l’office de nuit. Or elle a voulu expressément, dans ses constitutions, que l’office de nuit commençât à neuf heures du soir, par la raison, dit-elle, que c’est l’heure où les gens du monde se rassemblent pour offenser Dieu, en sorte que les bals, les théâtres, les plaisirs s’étendant de neuf heures à minuit, c’est l’heure la plus convenable de la prière pour les âmes vouées au service de Dieu.
Votre erreur est de croire que l’interruption du sommeil est le but de l’office de nuit. Ce n’est pas son but ; l’interruption du sommeil a été introduite pour adoucir une veille trop longue, en finissant le jour de très bonne heure, et en le recommençant vers minuit et au-delà. C’est un adoucissement pour tous ceux qui peuvent se coucher avec le soleil et même bien avant le coucher du soleil en été. C’est ce que nous ne pouvons pas faire, et ce qui nous a obligés de chercher un moyen raisonnable d’accomplir la loi. L’office de nuit n’a péri dans notre Ordre et dans les Ordres semblables, que par l’impossibilité où l’on s’est trouvé de l’observer en dehors des noviciats, et surtout dans les couvents peu nombreux. Loin que nous trouvions là une cause de division, j’ai la confiance que ce règlement assure chez nous l’observance régulière, d’autant que notre règle n’a point déterminé l’heure précise de l’office de nuit.
Nos frères ont accepté cette solution ; ils la pratiquent avec joie. J’ai l’espoir, mon cher enfant, que l’obstacle ne viendra pas de vous, que j’aime à la vie et à la mort, et à qui j’ai donné des preuves de confiance, d’abandon et d’amour aussi multipliées que profondes. Disposé à me mettre sous vos pieds par esprit de foi et de pénitence, je ne puis pas renoncer au devoir de conduire, et de vous demander le sacrifice de votre manière de voir.
J’ai trouvé les frères de Nancy tranquilles et contents. Les frères A. et P. vont assez bien. Ils me chargent tous de leurs amitiés pour vous. Et moi, mon cher enfant, je vous embrasse et vous presse sur mon cœur comme toujours.