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Oser appeler ? Qui ? Comment ?
archevêque de Clermont
C’est devenu un « bateau », ou, si l’on préfère, un lieu commun : en France, le mot vocation est inévitablement et immédiatement associé au mot crise. Un peu partout, dans les médias, il est énoncé, en plus, que cette crise est définitive et irrémédiable. Pourtant, quelques obstinés, dont je fais partie, s’efforcent de penser et de dire que les choses ne sont peut-être pas aussi définitives qu’on veut bien le dire et que l’on s’efforce de le faire croire.
C’est pour moi une conviction existentielle : répondre à l’appel du Christ pour se mettre au service de l’Eglise et des hommes, dans le sacerdoce et/ou la vie consacrée, a toujours autant de sens aujourd’hui qu’hier. Ce n’est pas une démarche réservée à quelques sujets d’élite ou à quelques marginaux. Ce n’est pas non plus une démarche réservée aux ressortissants des pays pauvres. C’est un préjugé tenace que de dire qu’il n’y aura plus, désormais, de vocations sacerdotales ou religieuses en Europe, mais que celles-ci nous viendront du Tiers-Monde, où leur nombre augmenterait à proportion inverse de la richesse de ces pays.
Il faut lutter contre ce préjugé. Il ne faut pas renoncer à « proposer la vocation » aux jeunes de notre pays. Car s’il est bon de répondre, il doit être, corrélativement, aussi bon de proposer l’appel. En effet, pour que quelqu’un puisse répondre, il faut au moins qu’il ait entendu la question. Mais comment entendre si personne ne répercute l’appel ? La phrase de saint Paul, dans sa lettre aux Romains, est toujours d’actualité : « Mais comment l’invoquer sans d’abord croire en lui ? Et comment croire sans d’abord l’entendre ? Et comment entendre sans prédicateur ? » (Rm 10, 14). Il convient d’observer et de redire : la foi chrétienne ne germe pas spontanément dans le coeur des hommes. Elle est réponse à un appel reçu de la part de Dieu, révélé en son Fils Jésus-Christ. C’est la loi de l’incarnation : la révélation du Christ ne peut pas parvenir jusqu’à nous sans médiations humaines. Pour que la Bonne Nouvelle parvienne jusqu’à nous, il a fallu la médiation de la Tradition des Apôtres, il a fallu la médiation des longs siècles de l’Eglise. Pour que cette même Bonne Nouvelle retentisse dans le cœur de nos jeunes contemporains, il faut la médiation de communautés vivantes, capables de témoigner de ce qu’elles ont reçu, et capables aussi de répercuter l’appel de Jésus.
Dans les limites de ce bref article, je ne reprendrai pas ce que j’ai pu développer déjà ailleurs (1). Je souligne seulement ceci : aujourd’hui, alors que l’interpellation est devenue la procédure la plus habituelle pour les candidats au diaconat permanent, il semble difficile de la transposer pour les candidats au presbytérat et/ou à la vie religieuse. Il convient donc d’analyser cette réticence. Est-elle réellement fondée ?
En première approximation, il semble assez logique qu’il en soit ainsi. Chacun voit bien que ce n’est pas la même chose de poser la question d’un éventuel ministère diaconal à un homme déjà engagé dans le mariage et la vie professionnelle et de poser la question d’un éventuel ministère presbytéral à un jeune qui est encore à la recherche de son avenir professionnel et familial. Ce qui fait évidemment la différence, c’est le rapport à l’état de vie, et pas seulement le rapport à la vie familiale.
Dans le cas du diaconat permanent, on considère que celui qui est marié et engagé de façon stable dans un métier, ainsi que dans des responsabilités ecclésiales, associatives, culturelles… peut se déterminer librement devant la question qui lui est adressée par un membre de la communauté chrétienne. Il est censé avoir aussi la liberté de discerner en couple avant de répondre à l’Eglise qui s’adresse à lui par le biais de cette interpellation. Même lorsque l’interpellation pour le diaconat est adressée à un homme mûr resté célibataire, on considère que cet homme aura la liberté de se déterminer librement, et de façon adulte, dans la mesure où le diaconat ne le conduira pas nécessairement à quitter ni son métier, ni son environnement habituel.
Les choses semblent beaucoup plus difficiles, et même toutes différentes, dans le cas de l’appel à la vie religieuse ou au ministère presbytéral (2). Il est vrai que la réponse à cette interpellation suppose un changement radical d’orientation et concerne toutes les dimensions de l’existence de la personne qui répond. En effet, le choix de s’orienter vers le ministère presbytéral implique de s’interroger sur la possibilité de consacrer sa vie dans le célibat. Ce choix implique aussi, du moins dans la plupart des cas, une disponibilité pour un service qui amène à renoncer à une carrière professionnelle. Il est donc assez compréhensible que beaucoup de gens hésitent à poser la question d’une telle orientation à des jeunes. La plupart des gens ressentent comme une hésitation à l’idée « d’influencer » un jeune en l’interpellant sur la possibilité qu’il aurait de réfléchir au ministère presbytéral ou à la vie religieuse. On le voit, c’est ici la question de l’état de vie qui est déterminante et qui fait obstacle à l’interpellation.
Déjà, beaucoup de personnes, même des catholiques engagés, ont comme une réticence à encourager un jeune qui exprime de lui-même le désir d’un tel engagement. A fortiori, ces mêmes personnes sont-elles très réticentes à l’idée de poser une question à un jeune qui ne semble pas y penser de lui-même. Mais faut-il s’en tenir à cette première réaction ?
Il me semble qu’il convient d’analyser plus avant cette réticence. Que signifie-t-elle en réalité ? Pour en avoir souvent parlé, et dans des circonstances très diverses, je crois qu’il faut dépasser la première crainte « d’influencer » les jeunes à qui la question sera adressée.
En effet, poser une question ce n’est pas donner la réponse. Au contraire, c’est susciter la possibilité de répondre ! Supposons un jeune qui n’aurait jamais eu l’idée que cette vocation spécifique puisse le concerner. A partir du moment où quelqu’un lui demande s’il n’a jamais réfléchi à cette possibilité (3), voilà que la question va faire son chemin dans sa tête et dans son cœur. Mais il est clair que la réponse n’est pas donnée d’avance. C’est au jeune qui a été interpellé qu’il appartient désormais de réfléchir, de prier, de discerner et de répondre. Positivement ou négativement.
Si ce jeune répond positivement, le voilà engagé dans une recherche. Mais cette recherche n’est pas encore une décision. Il faudra beaucoup de temps et de maturation pour que la recherche débouche, éventuellement, sur un engagement.
Si ce jeune, en conscience, répond négativement, la question n’aura pas été inutile. Elle aura permis à quelqu’un d’affermir sa détermination à continuer dans le chemin où il est déjà engagé.
Mais il faut encore aller plus loin dans la réflexion. La question posée impliquant un choix relatif au célibat, il est intéressant de noter ceci :
• Si le jeune qui a été interpellé répond positivement, il s’engage dans une recherche concernant la possibilité de devenir prêtre. Et si, après un temps de discernement, il s’aperçoit que sa vocation n’est pas de rester célibataire, il aura évidemment la possibilité de s’orienter autrement et de réfléchir à un mariage éventuel.
• Si le jeune qui a été interpellé répond négativement, le temps qu’il aura pris pour discerner ne lui aura pas été inutile. En effet, à partir de ce moment-là, il pourra se dire, et dire à ceux qui l’interrogeront : réflexion faite, ma vocation, c’est le mariage.
Ce n’est donc pas jouer sur les mots, ni abuser du paradoxe, que de faire observer ceci : ce jeune, grâce à l’interpellation qui lui aura été adressée, pourra s’engager dans le mariage avec la conscience que le mariage est pour lui… une vocation. Tant que de jeunes chrétiens ne se sont pas posé la question de rester éventuellement célibataires « pour le Royaume », le mariage est pour eux « une évidence implicite », mais il n’est pas encore une vocation personnelle. C’est le fait d’avoir à réfléchir à l’éventualité de choisir de rester célibataire qui fait advenir à la conscience d’être appelé au mariage. Il convient de développer cette observation, mais elle est plus importante qu’il n’y paraît.
Pour conclure, je terminerai par un étonnement et une conviction. Mon étonnement vient de cette observation banale : les mêmes personnes qui considéreraient comme dommageable « d’influencer » la liberté d’un jeune en lui posant la question d’une vocation au ministère presbytéral, ne semblent pas s’émouvoir si ce même jeune s’engage dans une relation de couple d’une façon qu’il est pourtant permis de considérer comme prématurée, avant d’avoir pu s’établir dans un projet professionnel et social. Mais il faut se demander ce qui peut influencer le plus : le fait de prendre plusieurs années de réflexion avant de s’engager dans un ministère ou le fait de s’engager dans une vie de couple sans avoir pris le temps de s’y préparer un tant soit peu ?
On est libre de décider de son état de vie quand on est seul, on l’est moins lorsque que l’on est déjà deux. Car en ce dernier cas, pour changer d’état de vie, il faut aussi penser à ce que ce changement va entraîner pour l’autre.
Il faudra bien un jour reprendre à nouveaux frais la réflexion sur ce que signifie le fait de s’engager « à l’essai » dans une vie de couple. En effet, que peut signifier « un essai » de relation où l’autre est a priori considéré comme « un objet d’observation » ? C’est mettre en place, dès le départ, les conditions d’un échec prévisible, car une alliance ne peut réussir que si les deux personnes concernées se considèrent mutuellement comme « sujets » d’une commune décision.
Les débats actuels sur l’éducation, sur l’Ecole, sur la violence juvénile, etc. nous montrent que nous devrons réviser bien des schémas simplistes. Il y a déjà vingt ans, René Barjavel, le disait magnifiquement, dans un article du Journal du Dimanche. Même si l’ensemble de son texte était polémique vis-à-vis de ce qu’il pensait être la pensée de l’Eglise, il convient de le citer ici : « Attention, je ne suis pas en train de prôner le dévergondage sexuel. L’actuelle “libéralisation” des mœurs dont est victime notre jeunesse me paraît désastreuse. Coucher avec les copains ou les copines comme on boit un Coca-Cola, c’est là, justement, assouvir un besoin ou obéir à un instinct, comme on assouvit sa soif ou sa faim. Non seulement l’amour n’est pas présent, mais le désir non plus. Et même pas la liberté, car ces rencontres sont le plus souvent le fruit de décisions rapides, du “je-veux-faire-comme-les-autres”, des circonstances, du hasard, et bien rarement d’un choix. Il ne peut rien en résulter de bon. On enseigne aux lycéens et lycéennes le fonctionnement de leur corps, mais non son usage, ni le respect de celui des autres. Que penserait-on d’un enseignement de la musique où l’on se bornerait à démonter le piano pour en montrer les marteaux et les cordes, en laissant ensuite la « liberté » à chacun et chacune de taper à coups de poing sur les touches ? Est-ce ainsi qu’on espérerait faire naître le bonheur de la musique ? » (JDD, 11 octobre 1980).
Ma conviction se résume à ceci : bien entendu, pour entrer dans l’analyse que j’ai simplement esquissée ici, il faut partager une vision chrétienne de l’éducation affective et sexuelle, et plus globalement de l’éducation à la liberté. Il faut en effet penser que l’être humain doit pouvoir intégrer toutes ses énergies, toutes ses recherches et tous ses désirs dans un projet d’humanisation et dans une expérience spirituelle profonde. En conséquence, on ne pourra pas réhabiliter le mariage sans réhabiliter aussi, et en même temps, la perspective du célibat librement choisi ou ratifié « en vue du Royaume. »
Notes
1 - Je renvoie en particulier à mon livre Libres d’être prêtres, Ed. de l’Atelier, 2000. [ Retour au Texte ]
2 - A partir d’ici, pour ne pas redoubler les expressions à chaque fois, je ne ferai référence qu’à la vocation au ministère presbytéral. Mais dans la mesure où ce ministère, dans l’Eglise latine, suppose un engagement libre dans le célibat, je considère que les conditions du discernement, et donc de l’interpellation, relèvent largement de la même logique, en deçà de toutes les différences dans les modalités de la mise en œuvre ultérieure. [ Retour au Texte ]
3 - Lors d’une conversation avec Guy Lescanne, responsable des GFU, celui-ci m’a fait remarquer qu’il ne suffit pas de dire à un jeune : « As-tu pensé à une possible vocation ? » car, alors, on le renvoie à sa seule subjectivité. Il conviendrait de dire plus clairement : « Avec d’autres, dans la communauté, nous pensons que tu aurais la capacité de servir l’Eglise dans ce ministère. Mais c’est à toi d’y réfléchir maintenant. » Le fait d’indiquer à un jeune que sa communauté pense qu’il pourrait accomplir ce service a le mérite de l’aider à sortir du cercle de la subjectivité où l’idéologie actuelle du « c’est mon choix » enferme les jeunes générations.[ Retour au Texte ]