Vers de nouveaux appels dans le souffle de l’espérance


Robert Le Gall
évêque de Mende

Une situation préoccupante

A l’Ouest de l’Europe les statistiques sur les vocations sacerdotales et religieuses, comme sur les entrées dans les séminaires (malgré un très léger frémissement cet automne) frisent la catastrophe. On voit se mettre en place ici ou là des cellules de crise qui reprennent les mêmes analyses pour aboutir aux mêmes constats objectifs : diminution et affaiblissement des familles (1,8 enfant par famille en France), terreau des vocations ; sollicitations multiformes qui rendent les jeunes hésitants ou incapables de faire de vrais choix ; harcèlement des médias, spécialement de la télévision et de l’internet ; scandales trop réels de prêtres pédophiles, mais surmédiatisés, qui accentuent gravement la dévaluation dans notre société du ministère ordonné ou de la vie consacrée, etc.

Les moyens envisagés ou proposés pour aider à sortir de la crise ne manquent ni de courage ni de cette imagination de la charité dont nous a parlé le pape Jean-Paul II, mais font-ils l’objet d’une véritable concertation ? Dans les situations critiques, la tentation est de se disperser dans la chasse aux sorcières, ou d’accuser trop vite tel ou tel système. Nous n’avons pas les moyens de nous diviser. Une réflexion de fond s’impose à tous les niveaux, basée sur la prière et l’espérance, dans une vraie communion ecclésiale, seule matrice des vocations à venir. Les services des vocations ne peuvent pas être des institutions incontournables ou jalouses, mais vraiment des services au cœur d’une pastorale de l’appel à se donner à Dieu pleinement, pastorale que les évêques ont le devoir de définir, non pour un monde qui n’est plus, mais dans la réalité d’aujourd’hui, où son Seigneur ne saurait lui faire défaut, avec les orientations que son Esprit ne manquera pas de leur suggérer.

Un souffle d’espérance

Dans sa toute récente exhortation apostolique post-synodale Pastores gregis sur « L’évêque, serviteur de l’évangile de Jésus-Christ pour l’espérance du monde », signé le jour-même du vingt-cinquièrme anniversaire de son élection au siège de Rome, le pape souligne l’articulation communion-mission : « En vivant comme des hommes d’espérance et en reflétant dans leur propre ministère l’ecclésiologie de communion et de mission, les évêques seront véritablement source d’espérance pour leur troupeau 1. »
Il ne saurait y avoir de mission, encore moins de moisson et d’ouvriers pour la moisson, selon la parole du Seigneur en saint Luc entendue le jour de la fête de l’évangéliste (Lc 10, 2), si la communion n’est pas nourrie de toutes les manières. La communion se construit jour après jour dans des communautés, au cœur des paroisses, des mouvements et des services. Les regroupements qui ont été faits ou sont en cours dans les paroisses sont l’occasion d’évaluer, de stimuler et de vitaliser les communautés locales. Des critères peuvent être établis pour discerner à quelles conditions une communauté locale est viable. Il n’est plus possible de gérer nos églises locales comme si nous avions les moyens d’autrefois. Les modèles ou les modules anciens, où l’on disposait de nombreux prêtres, ne peuvent plus fonctionner.
Dans une société qui, de fait, a profondément changé, il nous faut puiser dans la source toujours vive de l’Esprit Saint l’inventivité vitale capable de fonder à nouveaux frais nos communautés chrétiennes. A quoi nous sert-il de nous lamenter sur la pénurie dont nous souffrons ? Il vaut mieux « repartir du Christ » pour faire face aux exigences de notre temps et passer des seuils où nous pourrons nous sentir insécurisés comme cela s’est produit souvent dans l’histoire de l’Eglise : continuité et rupture dans l’évangélisation aux Juifs et aux païens aux deux premiers siècles ; passage chaotique de l’Empire romain en dislocation aux temps barbares, avec la naissance imperceptible de l’Europe dès le VIe siècle ; déséquilibres à la fin du Moyen-Age qui amèneront la Renaissance, la Réforme et la Contre-Réforme ; fractures issues des révolutions des temps modernes ; cassures des guerres mondiales avec l’avènement des totalitarismes ruinés par les ruines humaines qu’ils ont engendrés. Aujourd’hui, mondialisation et terrorisme rendent incertain notre avenir, mais c’est dans ce monde que nous devons être les témoins de l’espérance qui ne déçoit pas, elle qui engendre par des saints, comme par exemple au XIXe siècle ou Mère Teresa aujourd’hui, un extraordinaire élan missionnaire et religieux.
Les diagnostics lucides et courageux de Jean-Paul II dans sa lettre apostolique Novo millenio ineunte sur le début du nouveau millénaire et dans son exhortation apostolique Ecclesia in Europa sur l’Eglise en Europe peuvent nous aider grandement dans notre pèlerinage actuel vers la Jérusalem céleste, avec les incertitudes de la route, son insécurité et les aléas de la météorologie politique mondiale. Les paroles de saint Paul aux Ephésiens résonnent aux oreilles de notre cœur : « Que le Père daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi et que vous soyez enracinés dans l’amour ! » (3, 16-17). Ainsi fondés sur le Christ, nous pouvons « repartir » de lui dans une pastorale toute orientée vers la sainteté 2, la prière et les sacrements, la lecture de la Parole de Dieu (et la relecture de la vie à la lumière de cette Parole), que les évêques de France situent dans la perspective de la vigile pascale avec le document Aller au cœur de la foi (3).
En un moment de l’histoire où gagnent le désespoir et la désespérance avec leurs obscurités, il nous faut « revenir au Christ, source de toute espérance (4) », lui qui nous appelle à la conversion pour la mission, à la célébration des mystères du salut et au service de tous dans la société où nous sommes, pour lui offrir les ferments d’un évangile toujours neuf, jusque dans la construction européenne.

Refaire un humus chrétien

Nous devons être inventifs avec « l’imagination de la charité (5) » dans la construction d’un monde à renouveler. A petits moyens sans doute, commençons à refaire un tissu humain, par des relations de proximité simple et chaleureuse, à l’échelle qui est la nôtre (commune et paroisse, communauté de communes et de paroisses, cantons, milieux professionnels et associatifs de toutes sortes), pour contribuer à tisser une communion chrétienne concrète. Ce n’est qu’en participant activement et modestement à cette nouvelle évangélisation, avec les moyens pratiques qu’il faudra définir et organiser, que nous pourrons « refonder » dans le Christ, avec la force novatrice de son Esprit, nos communautés ecclésiales. Les vocations viendront à leur heure, en un printemps que nous attendons – et que nous espérons proche – comme le fruit normal d’une fécondation renouvelée de nos communautés locales. C’est « de notre sein » que couleront des fleuves d’eau vive (cf. Jn 7, 38). Toutes les « recettes » que nous serions tentés de mettre en œuvre s’avèreront décevantes, comme autant de citernes lézardées (cf. Jr 2, 13), si nous n’entrons pas résolument dans ce ressourcement profond auquel nous sommes acculés.
Oui, nous sommes invités à une sorte de « décollage vertical » dans la foi, dans une démarche catéchuménale et mystagogique (initiation aux mystères liturgiques) pour tous et chacun (cf. Aller au cœur de la foi). Le « Gethsémani ecclésial » de l’Europe de l’Ouest nous place près de Marie au pied de la Croix, Notre-Dame de l’Espérance du Samedi saint. « La petite fille espérance » qu’a chantée Péguy doit grandir en nos cœurs, pour que nous rayonnions de sa flamme ardente :
« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. Et je n’en reviens pas. Cette petite fille espérance qui n’a l’air de rien du tout. Cette petite fille espérance. Immortelle. La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et l’on ne prend seulement pas garde à elle. Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs la petite espérance s’avance. C’est elle, cette petite, qui entraîne tout. Car la Foi ne voit que ce qui est. Et elle, elle voit ce qui sera. La Charité n’aime que ce qui est. Et elle, elle aime ce qui sera 6. »

Co-acteurs de l’œuvre de Dieu

« Sans moi, vous ne pouvez rien faire », a dit Jésus à ses disciples la veille de sa Passion (Jn 15, 5). Il est salutaire d’en faire l’expérience concrète : l’essentiel est bien de « contempler le visage du Christ 7 » pour repartir de lui, avec lui et pour lui sur les chemins de la mission là où nous sommes. Après avoir accepté cette pauvreté, nous expérimenterons une autre vérité fondamentale : « Je puis tout en celui qui me fortifie », comme écrit saint Paul aux Philippiens (4, 13), « car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort. » (2 Co 12, 10)
Si nous en restons aux moyens humains – qu’il ne faut jamais négliger, à des organisations pastorales qui manquent d’âme et de Souffle (entendons l’Esprit Saint), à des initiatives sociales mal nourries de la Parole de Dieu ou peu ramenées à elle, nous n’irons jamais bien loin dans le soulagement de la misère humaine et dans l’annonce joyeuse de l’Evangile. C’est bien l’Incarnation qu’il nous faut vivre à notre modeste mais indispensable niveau, c’est-à-dire une alliance étroite et intime entre Dieu et l’homme, entre le Dieu fait homme et tous les êtres humains. Comme Jésus agissait de pair sur le clavier de sa nature divine et sur celui de sa nature humaine, ainsi devons-nous apprendre à prêter le meilleur de nous-mêmes à l’action de Dieu en nous, qui respecte infiniment les dons qu’il a lui-même placés en nous ; le maître-mot pour cette délicate osmose est celui de « synergie », qui signifie proprement « œuvre commune ». Comme je l’entendais dire avec bonheur en une réunion du service régional des vocations, « nous ne sommes pas auto-fondés, mais co-acteurs », ce qu’exprime une des plus justes formules de saint Paul sur la vie dans l’Esprit : « Ceux qu’anime l’Esprit de Dieu, ceux-là sont fils de Dieu » (Rm 8, 14).

Le concile Vatican II, dans son premier document – la Constitution sur la sainte Liturgie – promulgué voici quarante années le 4 décembre prochain, a écrit cette page inspirée : « Il appartient en propre à l’Eglise d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l’action et occupée à la contemplation, présente dans le monde et pourtant étrangère ; mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible à l’invisible ; ce qui relève de l’action, à la contemplation et ce qui est présent, à la cité future que nous recherchons 8. »
C’est sur ce plan de l’Incarnation continuée dans l’Eglise qu’une façon renouvelée d’être au monde et à Dieu pourra être trouvée, dans la souplesse à l’Esprit de vie, pour que l’humus humain et chrétien de notre XXIe siècle fasse grandir un Peuple de Dieu au sein duquel et pour le service duquel se lèveront les ministres et les consacrés qui sont, les uns et les autres, indispensables à la pleine vitalité, à la pleine sainteté de l’Eglise (9).

Notes

1 - Pastores gregis, n° 5. [ Retour au Texte ]

2 - Novo millenio ineunte, 6 janvier 2001, n° 30. Pour toutes ces réflexions voir aussi : Mgr Robert Le Gall, Lettre pastorale. De qui être proche pour aller ensemble au cœur de la foi ? Diocèse de Mende, automne 2003. [ Retour au Texte ]

3 - Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, février 2003. [ Retour au Texte ]

4 - Ecclesia in Europa, 28juin 2003, n° 18 s. [ Retour au Texte ]

5 - Novo millenio ineunte, n° 50. [ Retour au Texte ]

6 - « Le Porche du mystère de la deuxième vertu », dans Charles Péguy, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, p. 533, 536, 537. [ Retour au Texte ]

7 - Novo millenio ineunte, n° 16 s. [ Retour au Texte ]

8 - Sacrosanctum Concilium, n° 2. [ Retour au Texte ]

9 - Constitution dogmatique sur l’église Lumen gentium, 21 novembre 1964, n° 10, 18, 44.[ Retour au Texte ]