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Construire sa personnalité
Cette intervention a été donnée lors du Congrès régional des vocations d’Ile-de-France, en novembre 2001.
Communauté Saint-François-Xavier
Il y a quelques années, je me suis trouvée, le premier dimanche après Pâques, dans un quartier hispanique misérable de New York. Un certain nombre d’enfants étaient baptisés ce jour-là dans la petite église paroissiale, autrefois baptiste, qui avait gardé de sa première destination une vaste piscine en guise de baptistère. Le prêtre, un solide gaillard, pieds nus dans l’eau et soutane retroussée, soulevait chacun de ces enfants après l’avoir baptisé et le présentait à l’assemblée avec cette exclamation triomphale : « You are a priest ! you are a king ! you are a prophet ! » Et je ne pouvais m’empêcher de songer à l’étonnant contraste entre cette solennelle déclaration d’identité et la vie misérable qui attendait probablement la plupart de ces enfants… Que signifiait pour eux, ce jour-là, « devenir soi-même » ? La proclamation de leur identité baptismale n’était-elle qu’illusion consolante ? Ou disait-elle une vérité plus profonde que les données socio-économiques, leur nom pour Dieu et pour toujours, comme une promesse que Dieu lui-même s’engageait à tenir, et qui changerait la grisaille de leur vie en une lente épiphanie de sa grâce ?
Je crois que cette question nous est posée à tous. « Construire sa personnalité », lorsqu’on est appelé à la vie consacrée ou au ministère sacerdotal, c’est sans doute prendre d’abord conscience, une conscience qui peut être saisie de vertige, de l’abîme qui existe entre notre identité psychologique, sociale, culturelle, et l’appel reçu, la mission confiée. C’est ensuite découvrir lentement que cet abîme est toujours déjà comblé et toujours en train de l’être, précisément par l’appel entendu et par la mission reçue. C’est de cette découverte dont je voudrais ici me faire le témoin, en tentant par là d’aller d’emblée à l’essentiel, dans un contexte où, nous le savons tous, les identités sont facilement brouillées ou durcies ; il faut plus de temps et de tâtonnements que naguère pour qu’une personnalité se construise, au point que la notion même de « choix de vie » – qui suppose une saisie synthétique de sa propre existence, assumée et unifiée dans un acte de liberté – devient étrangère à beaucoup. Parallèlement les « états de vie » offerts traditionnellement dans l’Eglise ont une moindre visibilité sociale, et certains de leurs contours sont devenus mouvants, peut-être en raison même du riche dynamisme créateur de l’Esprit Saint !
L’essentiel tient à mes yeux dans une conviction simple : la personnalité humaine a une fondation théologale, un fondement relationnel radical qui l’établit interlocuteur du Dieu vivant et la destine à le voir face à face. Quelle que soit notre appartenance religieuse, nous sommes, par grâce de création, des personnes appelées, invitées à nous situer et à nous constituer en fonction de cet appel : « Adam, où es-tu ? » Baptisés, nous sommes mis, par grâce de rédemption et de participation à la vie trinitaire, en situation filiale et dialogale, et cette identité filiale fait de nous en retour, au plus intime, des êtres d’appel et de cri : « Abba, Père ». La vocation à la vie consacrée prend racine dans ces fondations anthropologiques et théologiques radicales. On pourrait dire, pour parler en images, que l’index du Christ pointé vers Matthieu le publicain, dans le tableau du Caravage, suppose en amont, non seulement la main victorieuse du Ressuscité saisissant Adam dans les icônes byzantines traditionnelles de la Résurrection, mais aussi la main aimante et puissante, impérative et discrète à la fois, du Créateur appelant à l’être sa créature, au plafond de la Sixtine.
Dans un autre registre d’expression, en reprenant des termes d’Henri Nouwen et de Paul Ricœur, on peut dire que la personnalité est foncièrement, originellement, « une existence appelée », ou encore « un sujet convoqué » ; que la vocation est en retour un appel subsistant, une « convocation » du soi, où ne cessent de se tisser ensemble l’appel et la réponse, la réalité sensible, charnelle et psychique de notre être et sa destination spirituelle, le réseau de nos relations, de nos expériences, de nos compétences et la figure concrète de notre mission. Et ceci selon ce qu’on pourrait appeler « le principe de Chalcédoine » – en référence au célèbre concile christologique – c’est-à-dire « sans confusion ni séparation », dans un dynamisme spirituel qui nous reconduit sans cesse d’un pôle à l’autre, et qui déplace peu à peu le foyer de notre identité. « Devenir soi-même » nous mène alors des repères extérieurs, psychologiques et sociaux, de notre personnalité, jusqu’à ce point secret où l’appel reçu à la source de notre liberté se retourne en une liberté elle-même devenue source pour d’autres, et tout entière appel et appelante. Tout entière appel : c’est le cri de l’âme vers l’Esprit Saint qui franchit et comble l’abîme que j’évoquais tout à l’heure ; tout entière appelante : c’est la fructification multiforme de l’Esprit Saint dans nos vies, aux dimensions visibles de notre mission propre, aux dimensions invisibles de la mission de l’Eglise.
A partir de ce point de départ théologal, qu’il ne faut jamais quitter, il me semble que les termes de l’énoncé qui nous a été proposé – « construire sa personnalité », « devenir soi-même » – subissent un certain déplacement.
« Construire sa personnalité » : la personnalité n’est pas seulement un chantier à bâtir, avec toutes les ressources du temps, des dons propres et des médiations humaines requises. Il est significatif que saint Paul, pour désigner son ministère apostolique, en 1 Corinthiens, déploie à la fois la métaphore de l’architecte et celle du jardinier tandis que, en 2 Corinthiens, il passe de la métaphore de la lettre à écrire dans le cœur de ses destinataires à celle de la lumière reflétée sur son propre visage. Construire sa personnalité, construire une personnalité, c’est préparer lentement en elle la structure d’accueil de la Ressemblance, ce « visage découvert » apte à refléter pour d’autres la lumière née de la Lumière. Le verbe actif « construire » souligne bien tout le travail requis pour que l’appel reçu vienne à la conscience, prenne corps dans la vie et l’histoire sainte de chacun, mette en branle et en exercice notre liberté : travail à contre-pesanteur, si on garde la métaphore de la construction qui s’élève – et Dieu sait si les pesanteurs sont lourdes, qui tendent à faire retomber l’élan, à paralyser la réponse. Travail et active patience de jardinier, si on suit la métaphore agricole – et là encore, il faut aller à contre-courant dans un monde où on est trop pressé pour jardiner les âmes, les accompagner dans leur croissance. Travail de scribe, qui « met en récit » l’histoire sainte de son interlocuteur dans l’accompagnement spirituel, et lui en permet ainsi la relecture et l’intériorisation dans la mémoire du cœur. Travail de la lumière, enfin, qui polit et oriente le miroir, afin de le rendre capable de plus de lumière reflétée et communiquée. Mais n’oublions pas que tout ce travail prend sa source et reçoit son achèvement dans un don, une réceptivité originelle et ultime : don du fondement de l’édifice, de la croissance du corps, du contenu de la lettre, et finalement de la transformation selon la Ressemblance, « de gloire en gloire, comme il convient à l’action du Seigneur, qui est Esprit » (2 Co 3,18).
« Construire sa personnalité », « devenir soi-même » : le « soi-même » dont il s’agit ici n’est plus celui que tentent de cerner les sciences humaines, si utile que soit leur apport. Il expérimente dans sa propre vie ce que Paul Ricœur appelait avec bonheur un « sursum du sujet », à la fois magnifié d’être ainsi constitué en interlocuteur et en ambassadeur du Dieu vivant, et dépossédé de son indépendance : il se reçoit d’un Autre, et c’est un Autre qui désormais « noue sa ceinture » pour le conduire là où il ne voudrait pas, mais où l’attendent des foules. On n’entre donc pas dans une vie consacrée pour y développer au mieux son « soi-même » – si on entend par là ses capacités personnelles d’action, de relation, de vie spirituelle même – mais c’est toute cette personnalité, avec ses dons et ses limites, qui est informée, libérée et développée par l’appel et la mission reçus. C’est pourquoi toute mise en relation entre ces deux termes, l’appel et la personnalité concrète de celui qui y répond, qui ferait de l’un un moyen et de l’autre une fin extérieurs l’un à l’autre, est incapable de cerner les réalités en cause, et surtout de les susciter et de les servir. Ni une approche seulement psychologique de la personnalité, ni une approche abstraitement théologique de l’appel de Dieu ne sont ici d’un grand secours.
Aussi ai-je préféré m’en tenir à une approche simplement scripturaire, en revenant à cette source vive que nous offre, pour la question qui nous occupe, le récit johannique de l’appel des quatre premiers apôtres (Jn 1, 35-51). Nous nous mettons ainsi nous-mêmes concrètement en situation d’être appelés, en l’occurrence par le texte de l’Evangile, et de répondre à cet appel par l’acte de lecture. Dans ce récit, on peut penser que Jean fait mémoire de l’événement décisif qu’a été sa première rencontre avec Jésus de Nazareth, comme le soulignerait discrètement la mention : « C’était environ la dixième heure. » Quoi qu’il en soit, le texte nous met en présence de l’appel fondateur de la première communauté apostolique, normatif en cela de l’identité même de l’Eglise, et de tous les appels ultérieurs. André et Jean, Simon, Philippe, Nathanaël : l’existence de chacun de ces hommes, par l’événement inoubliable de la rencontre de Jésus, est appelée et bouleversée de fond en comble. Cela s’exprime en une séquence narrative limpide, où l’événement est comme ramassé en quelques verbes qui en dessinent la configuration spirituelle : chercher et trouver, suivre et demeurer, voir et venir, désigner et nommer. Je crois que ces termes, en leur simplicité, peuvent nous éclairer sur la manière dont la personnalité humaine est structurée par l’appel reçu de Dieu.
Chercher (une occurrence : 1, 38) et trouver (3 occurrences : 1,41.45) : ce couple de verbes renvoie à la fois à la toute première question posée par Jésus et au tout premier retentissement de la bonne nouvelle. André va trouver Simon-Pierre, Philippe va trouver Nathanaël : « Nous avons trouvé » le Messie. Il n’y a pas de construction de soi sans un désir qui porte, en avant de soi, vers Celui qu’on ne saurait nommer, mais qu’on reconnaîtrait, à je ne sais quel tressaillement du cœur, si on venait à le rencontrer. Encore faut-il que la question nous soit posée : que cherchez-vous ? Et que quelqu’un vienne nous trouver, nous, pour nous dire qu’il l’a trouvé, Lui. Sommes-nous assez, dans notre rapport aux jeunes qui cherchent un sens ou un visage, ces questionneurs et ces découvreurs ?
Demeurer (3 occurrences : 1, 38 ; 1, 39) et suivre (4 occurrences : 1, 37.38.40.43) : beaucoup de jeunes sont spirituellement « sans domicile fixe », n’habitant ni en eux-mêmes, faute d’intériorité, ni hors d’eux-mêmes, faute de relations stables à d’autres. Construire sa personnalité, c’est tout à la fois trouver sa demeure, et ne pas s’y installer. L’appel des premiers disciples livre la clé de ce paradoxe : le « demeurer auprès » du Christ est identiquement une « suite » du Christ – il « passe », il « se retourne », il « gagne la Galilée », bref il ne cesse de se déplacer ! Une personnalité structurée par l’invitation du Christ à « demeurer auprès de lui » est rendue capable de se déplacer à son tour, de ne pas se figer dans un cadre immobile, familial, social, culturel, religieux même, ce qui la libère de toute crispation identitaire. L’apôtre peut appeler « mon peuple » tout peuple auquel sa mission l’envoie. Mais il n’est pas pour autant livré à tous les vents : il sait où il a trouvé sa demeure, et cela le libère aussi de toute indétermination paralysante, cela fonde et nourrit sa fidélité.
Venir et voir (4 occurrences : 1, 39.46.47) : il est significatif que les mêmes termes « venez et voyez », par lesquels Jésus répond à la question des deux premiers disciples, soient repris littéralement par Philippe s’adressant à Nathanaël : en passant de la bouche de Jésus à celle des apôtres, l’appel ne change pas de nature. Il s’agit toujours de venir : on ne voit qu’en venant. Or beaucoup attendent de voir pour venir – et donc ne pourront pas voir. Dans l’ordre de la construction de la personnalité, et des choix décisifs, la confiance précède et conditionne la connaissance : il y a certes une maturité humaine qu’il est sage de laisser grandir avant d’engager sa vie, mais en retour seul l’engagement de sa vie vient sceller et accomplir la maturité. Mais surtout, plus radicalement, venir est une manière de s’offrir au regard du Christ, d’être vu par lui, ou plus exactement de se découvrir regardé par lui depuis toujours : « Voyant Nathanaël qui venait à lui » (1, 47) ; « Quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu » (1, 48). On ne grandit, on n’accède à la vie éthique que sous et par un regard de bienveillance, de respect et d’amour. La conscience d’être singulièrement regardé par le Christ, présente au cœur de toute vocation, est la source la plus profonde du bonheur d’être soi. Et c’est elle qui élargit le regard, l’enseignant à voir l’invisible, à considérer Nazareth non selon le jugement des hommes, mais selon la logique du Royaume ; à deviner les cieux ouverts et les anges de Dieu « montant et descendant au-dessus du Fils de l’homme » (1, 53). Disons-nous assez, par notre vie et par nos paroles, aux jeunes qui nous sont confiés : « Venez et voyez » ?
Désigner et appeler : sans que ces deux termes soient explicitement présents dans le récit, ce sont eux qui en dessinent finalement l’itinéraire, de l’information extérieure à la confession de foi, de l’identité socialement reçue à l’identité théologale : « Voici l’agneau de Dieu », dit Jean-Baptiste aux deux disciples (1, 36). Sans cette désignation mystérieuse, déjà pascale, ils ne se seraient pas mis en marche vers Jésus. « Tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d’Israël » (1, 49) : Nathanaël, au terme du récit, ne se contente pas de désigner Jésus, il le confesse en s’adressant à lui, en l’appelant Fils et Roi. Mais ce travail de la reconnaissance eût été impossible si ces hommes n’avaient reçu de la foi d’Israël ces noms d’humilité et de gloire – agneau, messie, fils, roi – qu’ils peuvent maintenant mettre sur leurs propres lèvres et poser sur le Christ. Comment nos jeunes pourraient-ils suivre le Christ, et le reconnaître, si personne ne l’a désigné par son nom ? Comment pourraient-ils se reconnaître, s’ils ne connaissent d’eux-mêmes que leur nom de « Simon, fils de Jean », et ne se sont jamais entendu dire : « Tu seras appelé Céphas » ? Sommes-nous de ceux qui annoncent aux autres la bonne nouvelle de leur identité selon le Christ, qui décèlent en eux le « don pastoral » qui en est l’expression concrète, et lui ouvrent un vaste champ d’exercice ? Seule une transformation d’existence, dans la fidélité à l’appel reçu, peut devenir une contagion d’existence : de Jean le Baptiste à André et à Jean, d’André à Pierre, puis de Jésus à Philippe et de Philippe à Nathanaël… L’est-elle de chacun de nous à ceux que le Seigneur met sur notre route ?
« Les choix de vie offerts dans l’Eglise aident-ils vraiment à devenir soi-même ? » Au terme de cette méditation, je peux dire : oui, à la mesure de leur fidélité à ces quatre couples de verbes qui expriment l’identité théologale et apostolique de l’Eglise, et par là nous indiquent la nôtre et celle de ceux qui nous sont confiés. Oui, si nous cherchons avec tous les hommes, et pour la trouver avec le Christ, la vérité qui est vie. Oui, si nous demeurons dans le Christ et le suivons dans son mouvement incessant vers la Galilée des nations. Oui, si nous le désignons à la face du monde et le nommons au secret de la prière ; si nous nous laissons nommer par lui et reposons sur ce seul nom reçu, un nom qui est une mission. Oui, si nous ne nous lassons pas de venir et de voir, une marche et un regard qui, dans la nuit de notre histoire, s’orientent vers le Royaume et contribuent ainsi à son avènement.