Des temps nouveaux pour le ministère presbytéral


« L’Evangile ne nous dit pas que nous avons un avenir en ce monde. Il nous dit ce dont nous avons besoin pour ne pas nous en préoccuper indûment. Il libère nos cœurs pour que nous servions dans le présent, de telle manière que nous préparions demain. »

Maurice Pivot
prêtre de Saint-Sulpice

Des jeunes prêtres interrogent (1), Etre prêtre aujourd’hui (2), Les prêtres en France (3), Pour une relecture de l’être prêtre après Vatican II (4), Des ministres pour l’Eglise (5), Remodelage paroissial et ministère presbytéral (6) : toutes ces réflexions et approches diverses, et bien d’autres, ont en commun de s’inscrire dans la dynamique suscitée par la Lettre aux catholiques de France, « Proposer la foi dans la société actuelle ». C’est bien d’un nouveau souffle pour et dans le ministère presbytéral qu’elles témoignent, même si elles ne masquent en rien les difficultés, épreuves et souffrances vécues par les actuelles générations de prêtres. De ces témoignages et réflexions se dégagent des arêtes vives, une relecture à frais nouveaux du ministère presbytéral et de « l’être prêtre » après Vatican II. C’est cela que tentent de systématiser les réflexions qui suivent.

Requalifier l’Eglise dans sa mission et son être

Cette relecture du ministère presbytéral et de l’être prêtre ­s’adosse à ce que devient la vie ecclésiale dans notre société française. Nous avons appris dans les cinquante dernières années à prendre la mesure des transformations des liens entre vie ecclésiale et société ; la dernière étape de cette prise de conscience reste la Lettre aux catholiques de France.

D’une logique à une autre

C’est bien souvent sous la forme du passage d’une logique à une autre que se sont exprimées ces transformations ; ces expressions ne sont pas sans rappeler l’usage de l’idée de paradigme (que l’on peut définir comme un système d’interprétation, un ensemble cohérent de valeurs, de représentations, de repères communs à un groupe donné, en fonction duquel s’évalue, se vérifie, s’interprète l’ensemble d’une vie chrétienne et ecclésiale). Cette forme d’expression a l’avantage de bien faire apparaître la nouveauté d’une situation donnée. Nous aurons à en dire quelques limites.
L’expression première de la substitution d’une logique à une autre nous est maintenant familière : de l’héritage à la proposition, d’une logique d’héritage (« Au temps où l’Eglise faisait pratiquement corps avec la société globale... la transmission de la foi s’opérait de façon quasi automatique, les mécanismes de cette transmission étant d’ailleurs intégrés aux fonctionnements normaux de la société... ») à une logique de proposition (« Nous ne pouvons plus seulement nous contenter d’un héritage, si riche soit-il. Nous avons à accueillir le don de Dieu dans des conditions nouvelles et à retrouver en même temps le geste initial de l’évangélisation : celui de la proposition simple et résolue de l’Evangile du Christ », Lettre... p. 36-37).
Dans la même ligne, nous trouvons les expressions d’Alphonse Borras qui, travaillant sur les perspectives de remodelage paroissial tel qu’il se fait dans de multiples diocèses de France, invite à passer d’une « logique de guichet » (celle qui joue lorsqu’une vie paroissiale est construite autour de la réponse à donner aux multiples demandes religieuses de la naissance à la mort, dans la perspective d’un « service public de la religion ») à une « logique de projet », dans laquelle l’espace ecclésial se construit autour de l’initiation de l’offre de l’Evangile, de la proposition de cheminements évangéliques et ecclésiaux. « Comment mettre nos contemporains en situation de goûter à l’Evangile et de faire un bout de chemin en Eglise, de telle sorte qu’ils redécouvrent l’exigence de conversion à l’Evangile ? » D’autres expressions viennent : d’une logique d’encadrement d’une société ecclésiale à une logique d’engendrement à la vie dans l’Esprit et à la dynamique de communion ecclésiale, d’une logique d’appartenance à une vie ecclésiale (le baptême y est alors le premier rite d’appartenance) à une logique de processus dynamique d’initiation ; quand, par exemple, nous disons « sacrements d’initiation », à quoi sommes-nous renvoyés ? A des sacrements « initiaux » ? Ou bien à des sacrements qui sont à mettre en place dans la vie chrétienne pour faire d’elle un chemin d’initiation à la vie filiale et fraternelle, sacrements qui seront comme des charrues labourant la vie chrétienne ?
Une autre expression, celle de Ghislain Lafont (7), fait passer d’une logique de société structurée qui s’installe, au travers d’une relation trop immédiate à la Vérité, dans une position statique à la logique d’une dynamique de communion structurée. C’est ce même rapport que fait jouer l’ensemble des études du livre Des ministres pour l’Eglise  ; nous pouvons retenir en particulier ce passage d’une logique des sacrements pensés d’abord et uniquement comme des moyens de salut proposés à chaque chrétien à une logique où les sacrements sont des « actes de gouvernement de l’Eglise », des actes proposés et ordonnés par l’Eglise pour construire le corps du Christ ici et maintenant, dans une situation sociale bien concrète. A titre d’exemple, cette réflexion de Nicolas Guiollot (cf. note 1) : « La communauté rassemblée n’a pas été un frein dans la rencontre de l’autre, mais bien plutôt un lien social original qui nous a assez séduits pour que nous engagions notre vie dans le sens qu’elle nous présentait... Le rassemblement dominical surprend, particulièrement en banlieues : on y voit un lieu de médiation sociale original, où manifestement se tisse quelque chose. »
D’une logique à une autre : nous percevons ce que ce mode d’expression donne à penser, mais aussi ses limites. En particulier, ­l’usage d’une telle expression suppose déjà que puisse apparaître ce qui est la source du passage d’une logique à une autre ; pour reprendre les formules de Dei Verbum, ce n’est pas l’Eglise, ce ne sont pas les acteurs dans l’Eglise qui provoquent ce passage, c’est « la tradition qui vient des Apôtres qui se poursuit dans l’Eglise sous l’assistance de l’Esprit » ; et dans cette perspective, ceux qui se retrouvent dans une nouvelle logique sont invités à repérer ce qui, dans l’ancienne logique, préparait déjà la nouvelle logique, ouvrait des brèches et faisait émerger des commencements. Et d’autre part, si nous prenons en compte le poids des réalités, la première logique est souvent bien plus prédominante que la seconde.

Requalifier l’Eglise dans sa mission et sa manière d’être

Le salut prend corps dans l’Eglise ; c’est d’abord par le corps de l’Eglise, corps vivant aujourd’hui dans notre société, que se manifeste la réalité du salut. C’est à cela que renvoie l’expression devenue traditionnelle « Eglise, sacrement du salut » : l’Eglise est appelée à manifester ce dont elle fait elle-même l’expérience ; elle est signe et germe du salut.
Dans ces cinquante dernières années, il s’est opéré une transformation profonde dans la manière dont l’Eglise entre dans la mission qui fait d’elle un sacrement du salut. Ce que nous avons appelé un changement de logique nous a déjà préparés à percevoir certains éléments de ce changement. C’est ce que nous travaillons maintenant, en nous interrogeant sur la requalification actuelle de l’Eglise dans sa mission et sa manière d’être : l’ « Eglise dans l’humanité », pour y faire quoi ? Pour y vivre quoi ?
Je distingue une double requalification de l’Eglise. Une première forme, c’est celle d’une Eglise, petite part d’une humanité, appelée à devenir champ d’expérience de la puissance de l’Evangile, laboratoire de la foi et du salut dans une société déterminée, face à des situations humaines bien concrètes. Cette forme de requalification me semble bien avancée ; elle porte en particulier sur la vie chrétienne et, dans son prolongement, sur la vie consacrée ; elle est liée à l’idée de toute vie chrétienne vécue comme vocation, vocation à la sainteté ; c’est indirectement qu’elle a rejailli et qu’elle rejaillit sur le ministère presbytéral en mettant en relief sa dimension de consécration.
La deuxième forme, c’est la requalification de l’Eglise dans sa manière d’être et de vivre, dans sa manière d’inscrire dans sa propre vie la relation à son Seigneur par laquelle elle s’identifie. Le ministère ordonné est plus directement imbriqué dans cette requalification, et ceci dans un double mouvement ; c’est dans la transformation de la manière d’être de l’Eglise que le ministère ordonné trouve un nouveau visage ; en même temps, c’est le ministère ordonné qui est appelé à structurer cette manière d’être de l’Eglise en la renvoyant à ce qu’elle doit devenir dans le dessein de Dieu.

L’Eglise, champ d’expérience et laboratoire
où s’expérimente la puissance de l’Evangile

La Lettre aux catholiques de France accompagne la distance que prend notre Eglise de France par rapport à une logique d’encadrement et d’appartenance (cette logique dont on a pu dire qu’elle avait été mise en place par Napoléon Ier : encadrer civilement la société par la tenue des registres civils et l’encadrer moralement par les sermons). Et dans cet accompagnement, le souci premier de la Lettre a été de résister à la dérive qui faisait de l’Eglise une contre-société, ayant sa vie et ses valeurs propres. Comment faire de l’Eglise un laboratoire au service de notre société ? Au service de ce qu’il y a de décisif dans la vie humaine et dans la vie de foi ? Comment l’Eglise peut-elle vivre sa vérité, non pas à côté, mais à l’intérieur même de l’expérience de la société et de l’homme contemporain ?
Mon hypothèse, c’est que cette requalification de l’Eglise a été d’abord ainsi une requalification de la vie chrétienne et, dans le prolongement, de la vie consacrée... Requalification de la vie religieuse, requalification dans de nouvelles formes de vie consacrée, requalification par les nouvelles communautés à la société : aumôneries d’hôpitaux (et rapport de l’homme à la santé dans la société d’aujour­d’hui), aumôneries des prisons, « miroirs d’une société », pastorale des migrants (là où la migration met à l’épreuve la société), requalification du social à la lumière de l’Evangile par le MCC, par ATD-Quart Monde ou par les Focolari, prise en charge de situations sociales concrètes par des communautés nouvelles, Emmanuel, San Egidio, Chemin Neuf et bien d’autres. Mais aussi, réhumanisation du rapport à la mort dans les équipes de funérailles ou réhumanisation de l’accueil de la vie dans la pastorale du baptême, réhumanisation de la sexualité et de l’affectivité dans la vie de couple et le mariage, réhumanisation d’un « vivre ensemble » dans un certain nombre de quartiers ou de cités, etc. Je pourrais multiplier ici les exemples significatifs de ce que la vie ecclésiale produit aujourd’hui dans la société, sous les formes déjà citées ou bien sous la forme de documents d’ordre éthique sur les questions de vie humaine et sociale.
L’Eglise comme champ d’expérience dans l’humanité, c’est aussi celle qui expérimente un nouvel art de vivre dans la relation à l’Evangile, puissance de vie, art de vivre au cœur de ces mutations si rapides de notre humanité, art de communiquer, d’échanger, apprentissage d’un nouveau rapport au temps là où la durée de la vie humaine s’allonge, ou bien vis-à-vis de la tyrannie de l’argent, réapprentissage d’une vie solidaire dans ses fractures. C’est l’Eglise qui apprend à produire du sens dans tous ces secteurs de la vie humaine que le sens parait avoir déserté. Et il n’est pas étonnant que ce soit cette requalification de l’Eglise qui ait suscité tant de vocations chrétiennes ou de vocations de consacrés en ces dernières années.
Nous pouvons associer ici les mots de « sens » et de « sainteté ». Il y a requalification de l’Eglise là où des chrétiens acceptent d’être logiques avec leur foi, c’est-à-dire cherchent à faire de leur vie une aventure de sainteté, entrent dans une relation au Seigneur qui soit accueil de sa sainteté ; et il y a requalification là où la vie chrétienne et ecclésiale produit du sens sur des terrains apparemment stériles, là où elle contribue à l’humanisation de notre société dans ses mutations.

L’Eglise, manière d’être et de vivre
qui manifeste sa relation à son Seigneur

Si je poursuis mon hypothèse, cette autre forme de requalification de l’Eglise est devant nous : elle porte non plus seulement sur une manière de vivre la vie chrétienne, mais sur une manière de vivre la vie ecclésiale qui reflète et manifeste le mystère même du Dieu qui se révèle. Et elle implique la découverte des enjeux de cette manière de vivre pour l’unité de l’humanité. Comment penser cette requalification ? J’en développe deux aspects.
Il y a requalification de la manière de vivre ecclésiale et du ministère là où l’approfondissement de ce qu’il y a d’unique dans la vocation de chacun, dans sa relation au Seigneur, dans l’approfondissement de son aventure spirituelle se conjugue avec une dynamique de reconnaissance mutuelle en Eglise, une dynamique de communion. La requalification s’opère ainsi à l’intérieur de la tension entre ces deux éléments.
D’une part, l’approfondissement de ce qu’il y a d’unique dans l’appel que le Seigneur adresse à chacun, dans la relation de chacun au Seigneur. Encore faut-il pour cela que la vie ecclésiale des baptisés ne soit pas pensée seulement et d’abord à partir des responsabilités à prendre, des choses à faire dans l’Eglise comme dans la société. La vie ecclésiale des baptisés s’enracine dans ce qu’ils deviennent au cœur même de ce qu’ils font, dans leur découverte du visage de Dieu tel qu’il se tourne vers chacun.
D’autre part, la dynamique de communion qui est fondée sur le don que Dieu fait pour le service de tous, dynamique de reconnaissance mutuelle et de transformation réciproque. Nous voyons bien aujourd’hui comment la tentation communautaire peut ruiner cette dynamique de communion, là où chaque communauté porte le risque de se refermer sur elle-même et de se prendre pour le tout de l’Eglise. Dynamique de communion qui est dynamique de rencontre, dynamique de solidarité avec « les plus petits d’entre les miens », dynamique d’un dialogue qui soit transformation réciproque. Lorsque Jean-Paul II fait appel à une spiritualité de la communion, il parle d’un « cheminement spirituel [sans lequel] les moyens extérieurs de la communion serviraient à bien peu de choses. Ils deviendraient des façades sans âme, des masques de communion, plus que des expressions et des chemins de croissance » ; et il la décrit ainsi « ...la capacité d’être attentif à son frère dans la foi... capacité de voir surtout ce qu’il y a de positif dans l’autre, pour l’accueillir et la valoriser comme un don de Dieu... capacité de savoir donner une place à son frère... en repoussant les tentations égoïstes... qui provoquent compétition, carriérisme, défiances, jalousies » (Lettre apostolique Novo Millennio Ineunte). Approfondissement de ce qu’il y a d’unique dans la vocation de chacun, de l’aventure spirituelle de chacun, de son pèlerinage de la foi d’une part et d’autre part dynamique de communion sont appelées à grandir l’un par l’autre.
En second lieu, il y a requalification de la manière de vivre ecclésiale et du ministère là où la dynamique de communion n’est pas vécue comme un objet de luxe pour privilégiés mais comme service d’une humanité concrète en un lieu déterminé, là où le service de la communion dans l’Eglise peut apparaître comme un service d’unité de l’humanité. L’histoire nous apprend les dégâts profonds laissés par ceux qui sont venus apporter en terre de mission leurs luttes intestines, comme au Japon, en Chine, en Afrique centrale et en bien d’autres lieux ou par ceux qui, pour planter l’Eglise, ont joué sur les oppositions entre ethnies ou entre peuples. L’histoire nous fait pressentir ainsi les dégâts que nos décisions d’aujourd’hui peuvent provoquer aussi bien dans l’annonce de l’Evangile que dans le tissu social de notre humanité. L’histoire nous renvoie ainsi aux enjeux profonds de ce service de la communion ; non pas une communion qui soit simple vernis superficiel, mais travail constant, jamais terminé. Et c’est là où nous retrouvons le ministère ordonné.

Requalifier le ministère et la vie des prêtres

Ce qui est en question ici, ce n’est pas seulement et d’abord l’influence d’une nouvelle forme de vie ecclésiale sur les ministres de l’Eglise. C’est en même temps l’initiation à cette nouvelle forme de vie ecclésiale que les ministres sont appelés à mettre en œuvre : le corps des ministres situé en vis-à-vis de l’Eglise, comme un miroir dans lequel elle découvre ce qu’il lui faut devenir, ou bien comme une « tête chercheuse » qui découvre de nouveaux chemins où la vie ecclésiale est appelée à s’engager.

Requalifier le ministère presbytéral dans la vie ecclésiale

Comme le rappellent, sous diverses formes, les auteurs du livre Des ministres pour l’Eglise, « la doctrine du ministère ordonné est suffisamment connue, enseignée et reçue » aujourd’hui dans l’Eglise ; cette doctrine se déploie autour de l’affirmation de Lumen Gentium : « Ils président au nom de Dieu le troupeau dont ils sont les pasteurs, par le magistère doctrinal, le sacerdoce du culte sacré, le ministère de gouvernement » (§ 20). Ministère pastoral, charisme de présidence (présidence à la foi, à l’espérance et à la charité, à la communion), charge de gouvernement... Si requalification il y a, cela ne sera pas de l’ordre de la doctrine, mais de son inscription dans la vie ecclésiale aujourd’hui. Que peut-on en dire ?
Il y a quelques années, nous avions vu apparaître et se généraliser un vocabulaire qui, pour désigner le contenu du ministère presbytéral, parlait d’ « accompagnement », accompagnement des groupes, des équipes, des paroisses ; l’expression même de « prêtre modérateur » était tirée dans ce sens d’accompagnement d’une vie paroissiale et d’une équipe pastorale. Lorsque, aujourd’hui, nous retrouvons les expressions de charge pastorale, de charisme de présidence, de charge de gouvernement, nous n’annulons pas tout ce qui s’était cherché autour de l’accompagnement, pas plus que tout ce qui s’était mis en place comme responsabilités partagées dans la vie ecclésiale. Charge pastorale, présidence, gouvernement, sans doute, mais à quel niveau ? Dans quel registre les situer ? Il semble qu’on puisse les comprendre à partir de cette triple vigilance liée à la charge pastorale.
Une vigilance à l’égard des personnes, baptisées dans l’Eglise, fidèles et disciples du Christ et qui, à ce titre, prennent part à la vie ecclésiale. Quelle vigilance ? Elle porte tout d’abord sur la manière de vivre en esprit tout ce qui est vécu en Eglise ; comment, par exemple, tous ceux qui ont des responsabilités dans la vie ecclésiale se laissent-ils transformer par l’exercice de leurs responsabilités ? Quel processus d’initiation mettre en place pour que cela se vive ainsi (évaluation, récollection, accompagnement spirituel, rythme sacramentel, etc.) ? Comment ne pas devenir propriétaire de sa responsabilité, défenseur de son champ carré ? Quelles dispositions juridiques mettre en place pour cela (échéances dans le temps, évaluations, définition des rôles ? Comment accompagner l’œuvre de l’Esprit qui met le charisme de chacun au service de tous ?
Une vigilance à l’égard des « rassemblements » : le ministère presbytéral est au service de cette dynamique de rassemblement, dynamique de communion, là en particulier où des communautés ecclésiales se pensent comme « déjà rassemblées », ou se laissent aller à la tentation communautaire de groupes qui apprennent à se suffire à eux-mêmes. C’est une vigilance qui porte sur la manière dont la vie sacramentelle structure aujourd’hui telle forme de vie ecclésiale : comment l’Eucharistie ou le sacrement du pardon construisent-ils le corps de l’Eglise ? Elle porte sur la manière dont la relation à la Bible structure, elle aussi, cette vie ecclésiale. Cette vigilance porte sur les diverses instances ecclésiales (équipes de conduite pastorale, équipes pastorales, conseils pastoraux, conseils économiques, synodes diocésains) qui, dans leurs articulations et connexions, renvoient à ce que l’Eglise devient dans sa vie quotidienne.
Le ministère presbytéral est ainsi appelé à résister aux illusions de la communion, à être au service d’une communion qui n’est « pas sans... » : pas sans la brebis perdue, pas sans le tout-petit, pas sans le pauvre, pas sans les malades, les prisonniers et les voyageurs, pas sans telle communauté étrangère, pas sans tel groupe marginal.
Une vigilance vis-à-vis du rapport de la vie ecclésiale à l’humanité, à la société, dont l’Eglise est une petite part. L’Eglise n’est pas à elle-même sa propre fin ; chaque communauté ecclésiale est appelée à être partie prenante d’une société concrète dans un lieu déterminé. La vigilance porte ici sur les moyens qu’une communauté ecclésiale se donne pour jouer ce rôle, et d’abord pour remplir la tâche de défrichage du monde et de l’homme contemporain.

Requalifier la vocation à la sainteté des prêtres diocésains

C’est dans la relation au Christ que se fonde et se constitue le ministère presbytéral. C’est ce que nous rappelle l’ordination sacramentelle : c’est par l’imposition des mains et l’invocation à l’Esprit qu’on est ordonné prêtre, et cela fonde l’enracinement trinitaire du ministère ordonné. Comment entendre cela aujourd’hui ?

La relation au Christ dans la dimension pastorale du ministère
Lorsque Pastores dabo vobis s’exprime sur la formation permanente des prêtres, le premier aspect qu’il met en relief concerne cette dimension pastorale : « Le prêtre doit grandir dans le contact quotidien avec les autres et dans le partage de leur vie de chaque jour... Par-dessus tout, en connaissant et en partageant, c’est-à-dire en faisant sienne l’expérience humaine de la souffrance sous toutes ses formes, de l’indigence à la maladie, de la marginalité à l’ignorance, à la solitude... le prêtre enrichit son expérience humaine qu’il rend plus authentique et transparente dans un amour croissant et ardent pour l’homme » (§ 72). C’est cette dimension pastorale qui, comme l’exprime Mgr Stenger dans l’article cité, « contribue à donner à notre vie une certaine densité. Devenir partie prenante de la vie des hommes et des femmes, pouvoir les éveiller, en raison de l’Evangile, à une espérance... donne incontestablement à quelqu’un qui s’y trouve un poids réel. »
Cette relation pastorale est relation humaine, avec tout ce que cela implique d’ambiguïtés, de l’ordre de l’affectivité, du désir de puissance ou de reconnaissance... Elle devient ainsi lieu d’une connaissance de soi et d’un travail d’ascèse et de conversion. Elle est en même temps lieu d’épreuve, d’appropriation et de désappropriation, expérience de solitude et de communion, expérience spirituelle. Et, en son cœur, elle est lieu d’expérience d’une relation au Christ, dont on apprend à découvrir qu’il est le Bon Pasteur : expérience des prêtres diocésains qui apprennent à ne pas être des intermédiaires mais ceux qui renvoient chacun à sa relation de disciple qui, par le Christ, s’ouvre au Père.
Cette relation pastorale joue aussi à l’intérieur de cette nouvelle manière de vivre une coresponsabilité avec des chrétiens, laïcs et religieux. Et là aussi, c’est notre relation au Christ qui s’y joue. « Il nous faut nous inspirer de cette autorité qui est celle du Christ, et qui n’a d’autre désir que de faire grandir ses disciples humainement et spirituellement dans leurs responsabilités : assez proche pour donner confiance et susciter une parole qui soit vraie chez l’autre, et dans le même temps, assez discret pour que l’autre puisse prendre ses responsabilités et s’affirmer comme sujet de sa propre vie… La relation à nos frères et sœurs laïcs… peut être pour chacun de nous source de transformation, de don sans retour de nous-mêmes et de joie profonde, et pour eux chemin de croissance » (cf. note 2).

La relation au Christ dans la dimension sacerdotale du ministère
Qu’y a-t-il dans cette dimension sacerdotale ? Il y a le cœur de la vie chrétienne : faire de sa vie une offrande au Père, un sacrifice spirituel, entrer dans la consécration de sa vie par la puissance de l’Evangile, laisser la « puissance de vie indestructible » qui vient du Père prendre possession de l’ensemble de la vie humaine, jusque dans ses faiblesses.
Le service de cette dimension de la vie chrétienne, le ministère presbytéral l’opère en particulier par les sacrements, des sacrements renvoyant à la puissance de vie de l’Evangile, par lesquels nous apprenons à être du côté de la vie et de l’espérance. Etre ministres des sacrements, c’est ainsi apprendre à être soi-même du côté de la vie et de l’espérance ; il s’agit alors pour les prêtres non pas de se centrer sur l’Eucharistie en l’isolant, mais de chercher à relier l’ensemble des épreuves d’une vie quotidienne à l’Eucharistie. C’est ce que vient signifier symboliquement la prière des Heures, avec ses psaumes qui explorent méthodiquement la vie qui peut jaillir dans les épreuves, l’office du matin qui ouvre en chacun l’espace de vie de la résurrection et l’office du soir qui associe les « passivités » du ministère à la Passion du Christ.
Le ministère sacerdotal est aujourd’hui vécu dans une société aux espérances déçues ; et il est vécu dans ses communautés ecclésiales touchées par la crise des espérances séculières, et par l’apparente et réelle difficulté à donner du sens à de multiples portions de la vie humaine. « L’Eglise est appelée à reconnaître humblement avec les autres hommes que, même si elle porte en elle les paroles de la vie éternelle, elle n’a pas les réponses toutes faites, les solutions à apporter aux défis de l’humanité au seuil de ce nouveau millénaire. Elle ressent jusque dans sa chair cette crise de l’espérance qui touche tant d’hommes et de femmes dans notre monde… Dès lors, nous prêtres, dans notre pauvreté assumée et dans cette passion qui nous anime de travailler à l’unité de la famille humaine, nous sommes appelés à être des passeurs d’espérance, car le fondement de notre espérance, c’est le Christ mort et ressuscité » (cf. note 2).

La relation au Christ dans l’être même du prêtre
Qu’est-ce que nous voulons désigner par cette expression (sug­gérée par l’article de Mgr Stenger) ? Nous voulons reprendre ce que Pastores dabo vobis affirmait de la vocation à la sainteté du prêtre d’abord enracinée dans le baptême qui fait de nous un « frère parmi des frères », liée à la condition humaine et à ses énigmes les plus radicales, là où nous avons à naître à notre humanité, à nous laisser enfanter à notre vie d’hommes, dans « une aventure personnelle, l’aventure d’une naissance à soi et au monde, avec tout ce que cela peut comporter de long à venir, de progressif, d’imparfait, de mystérieux… L’option en profondeur de notre être, même si nous sommes prêtres, ne se joue pas au niveau de notre condition sacerdotale, autrement dit au niveau de notre identification ecclésiastique, ni au niveau de notre fonction, si prenante soit-elle, mais au niveau de notre intime, là où il n’y a personne d’autre que nous et notre mystère, dans une infinie solitude. Et paradoxalement, c’est à ce niveau d’infinie solitude que nous pouvons le plus nous sentir en communion avec les autres » (Mgr Stenger, op. cit., p. 194). Et c’est là que, sans doute, on peut parler, sans trop se payer de mots, d’une relation au Christ constitutive de la vie des prêtres diocésains, là que le Christ se fait initiateur de vie filiale en même temps qu’il fait partager la compassion qui naît de son Père.

Je termine ces quelques pages en remerciant les frères prêtres dont la fidélité créatrice ouvre à ce qui sera demain un nouveau visage du ministère presbytéral dans l’Eglise.

Notes

1 - Nicolas Guiollot, « Des jeunes prêtres interrogent », Les Cahiers de l’Atelier n° 488, avril 2000. [ Retour au Texte ]

2 - Jean-François Berjonneau, « Etre prêtre aujourd’hui », Les Cahiers de l’Atelier n° 492, avril 2001. [ Retour au Texte ]

3 - « Les prêtres en France », rapport du Bureau d’Etudes et de Recherches de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice, Documents Episcopat n° 4 et 5, mars 1999. [ Retour au Texte ]

4 - Mgr Marc Stenger, « Pour une relecture de l’être prêtre après Vatican II », in Bulletin de Saint-Sulpice n° 25-26. [ Retour au Texte ]

5 - Des ministres pour l’Eglise, ouvrage publié sous la direction de Mgr Joseph Doré et de Maurice Vidal, Centurion / Cerf /Fleurus / Mame, 2001. [ Retour au Texte ]

6 - Alphonse Borras, « Remodelage paroissial et ministère presbytéral », Jeunes et Vocations n° 95, 4e trimestre 1999. [ Retour au Texte ]

7 - Ghislain LAFONT, Imaginer l’Eglise catholique, coll. Théologies, Cerf, 1995. [ Retour au Texte ]