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Eglise et ministère des prêtres
La demande qui m’a été adressée par la revue avait le mérite de la clarté : « Requalifier la théologie du ministère presbytéral ». Le théologien qui s’affronte à un tel chantier voit immédiatement surgir un certain nombre d’obstacles qui ne peuvent simplement être écartés d’un revers de main.
Institut Catholique de Paris
Les obstacles à une requalification
du ministère presbytéral
La situation actuelle
Le premier obstacle est certainement l’opinion qui se développe aujourd’hui - et à laquelle M. Vidal a prêté sa plume - que « la doctrine de ministère ordonné est suffisamment connue, enseignée et reçue (1). » Pourquoi faire alors un enième article sur le sujet pour répéter ce que d’autres ont dit plus clairement et mieux ? A ceux qui penseraient qu’existe aujourd’hui dans le catholicisme une vraie fracture concernant la théologie du ministère presbytéral, le théologien sulpicien semble rétorquer qu’il s’agit plutôt d’une divergence de points de vue : « Elles peuvent se ramener le plus souvent à une conception plus christologique qui part de Jésus-Christ et de sa relation à l’Eglise et voit dans l’ordination une configuration à Jésus-Christ dans cette relation, et une conception plus ecclésiologique qui part plutôt du peuple sacerdotal et de sa responsabilité de se pourvoir des ministres nécessaires, et voit dans l’ordination un appel de la communauté, qui est la forme ecclésiale concrète de l’appel du Christ (2). » Admettons encore que les deux doivent apprendre l’une de l’autre comme le suggère encore M. Vidal : « La première vision ne peut cependant pas oublier que tout le processus appelé ordination est un acte de l’Eglise, ni la seconde que les seuls besoins de l’Eglise en ministères pastoraux n’exigent et n’expliquent pas qu’ils doivent être transmis par une ordination qui fait d’un baptisé un ministère de l’Eglise à vie (3). »
Admettons donc que la théologie du ministère presbytéral soit « connue, enseignée et reçue », se lève alors un autre obstacle : comment expliquer la crise actuelle de l’engagement dans le ministère ordonné dont souffrent les pays de l’Europe occidentale et spécialement la France ? S’agit-il seulement d’un problème de mise en œuvre de la théologie du ministère par ailleurs claire ? On ne peut se satisfaire d’une telle réponse qui aboutit à une séparation entre théologie et pratique, et que l’ecclésiologie s’est pourtant efforcée d’éviter tout au long du vingtième siècle. Ce serait laisser croire, en effet, que l’on peut isoler une théologie « théorique » qui n’aurait plus qu’à se réaliser dans la pratique ecclésiale et pastorale et qui ne se laisserait pas contaminer par elle. Une telle conception, outre qu’elle se montre inopérante à résoudre les problèmes concrets, ne prend en compte ni les apports principaux des sciences humaines ni la nature même de la vie ecclésiale jusque dans sa dimension liturgique qui se veut d’emblée et à la fois pratique et mystérique.
Penser que la théologie du ministère serait claire et que la crise viendrait seulement d’un défaut de mise en œuvre pourrait également être générateur d’une autre séparation qui affecterait, cette fois, le lien entre l’Eglise et le ministère. Croire que la théologie du ministère presbytéral pourrait ne pas être affectée par les changements en profondeur que connaît notre Eglise serait ignorer la dimension constitutive du ministère ordonné à laquelle la théologie catholique s’est toujours montrée des plus attachée. « C’est d’ailleurs cette conscience renouvelée de la nécessité du ministère presbytéral pour l’Eglise, non pas au niveau de son fonctionnement social, mais pour son accomplissement dans l’ordre de la foi, pour qu’elle puisse manifester en ce monde le mystère du Christ, qui peut redonner de l’intérêt pour susciter des vocations (4). » Si, comme nous le pensons, Eglise et ministère du prêtre sont intrinsèquement, voire congénitalement liés, les nouvelles conditions que rencontre notre Eglise en France et dans la plupart des pays occidentaux ne peuvent donc pas ne pas avoir de répercussions profondes sur la théologie du ministère presbytéral et militeraient donc pour la requalification théologique demandée.
La diversité des formes ecclésiales
Surgit alors un nouvel obstacle dans ces prolégomènes à une théologie du ministère ordonné. Si théologie du ministère presbytéral et théologie de l’Eglise s’entretiennent au point d’être constitutives l’une de l’autre, n’est-il pas trop prématuré de dessiner les contours d’une nouvelle théologie du ministère ordonné alors que la pratique ecclésiale ne témoigne pas encore d’une stabilité sur laquelle nous pourrions nous appuyer. D’autre part, la légitime diversité actuelle des formes ecclésiales permet-elle une théologie unifiée du ministère presbytéral ? Affirmer sans hésitation aucune la dimension constitutive du ministère presbytéral pour l’Eglise ne suppose pas qu’il existe une théologie unique du ministère et, sur ce point, nous sommes peut-être sortis de la période qui a fait suite au concile de Trente, marquée par une figure quasi unique du ministère du prêtre et de la théologie qui lui est liée. Il ne s’agit pas de prétendre ici que toutes les théologies du ministère presbytéral se valent et qu’il y a place pour toutes sous le soleil, mais de dénoncer une illusoire recherche de « la » théologie du ministère presbytéral qui pourrait rendre compte de toutes les situations d’exercice de ce ministère. S’il existe bien un « noyau dur (5) » de cette théologie, elle laisse place à une multitude de développements. L’exhortation apostolique Pastores dabo vobis du pape Jean-Paul II (25 mars 1992) reformule en ce domaine et synthétise tout l’acquis du concile Vatican II : « C’est à l’intérieur de l’Eglise comme mystère de communion trinitaire en tension missionnaire que se révèle toute identité chrétienne, et donc aussi l’identité spécifique du prêtre et de son ministère. En effet, le prêtre, en vertu de la consécration qu’il a reçu par le sacrement de l’Ordre, est envoyé par le Père, par Jésus-Christ à qui il est configuré de manière spéciale comme Tête et Pasteur de son peuple, pour vivre et agir, dans la force de l’Esprit Saint, pour le service de l’Eglise et pour le salut du monde. » (Pastores dabo vobis n°12). Et l’exhortation de Jean-Paul II de résumer ainsi sa définition du ministère presbytéral : « En un mot, les prêtres existent et agissent pour l’annonce de l’Evangile au monde et pour l’édification de l’Eglise au nom du Christ Tête et Pasteur en personne » (Pastores dabo vobis n°15). Il s’agit là des points essentiels sur lesquels doit se fonder toute théologie du ministère presbytéral et pourtant on sera sensible à toute la marge de manœuvre qu’ils laissent du point de vue de leur réalisation dans des figures de prêtres et dans différents types de liens entre le prêtre et l’Eglise.
Il se pourrait alors que se dessinent non pas une seule nouvelle théologie requalifiée du ministère presbytéral mais un certain nombre d’axes structurant toute théologie du ministère et qui donneraient lieu à « des » théologies du ministère qui restent encore aujourd’hui largement à élaborer. On l’aura compris : plutôt que de tenter une requalification générale, on proposera dans les lignes qui suivent deux axes constitutifs du ministère presbytéral. Ceux-ci ne prétendent nullement à l’exhaustivité mais veulent simplement souligner des dimensions qui nous apparaissent aujourd’hui non suffisamment mises en lumière et pourtant déterminantes pour la vie de l’Eglise.
Le lien à la communauté ou la nature
relationnelle du ministère presbytéral
Le concile Vatican II ne cesse de situer le prêtre comme « un être en relation » et montre comment son caractère propre est d’avoir « partie liée avec un peuple (6) », comme en témoigne le titre de la deuxième partie du chapitre II de Presbyterorum ordinis : « Relations des prêtres avec les autres ». Et cette partie de décliner successivement les relations entre les évêques et le presbyterium, l’union fraternelle et la coopération entre prêtres et la vie des prêtres avec les laïcs. Il ne s’agit pas ici d’une annexe au décret mais bien des éléments fondamentaux qui concourent à la définition du ministère de prêtre.
Il en découle que le ministère presbytéral, pas plus que sa théologie, ne peuvent être conçus comme des en-soi. C’est encore ce que rappelle Pastores dabo vobis : « Le ministère ordonné est radicalement de « nature communautaire » et ne peut être rempli que comme « œuvre collective ». Le Concile s’est longuement exprimé sur cette nature communionnelle du sacerdoce, en examinant successivement les relations des prêtres avec son évêque, avec les autres prêtres et avec les laïcs » (n°16). Nous sommes bien là au cœur de la dimension christique du ministère de prêtre. Parce que l’Eglise est corps du Christ, il n’y a pas d’un côté la relation au Christ et de l’autre les relations humaines ou pastorales. Là encore l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis peut être d’un grand secours : « La relation fondamentale du prêtre est celle qui l’unit à Jésus-Christ Tête et Pasteur : il participe en effet, d’une manière spécifique et authentique, à la “consécration”, ou “action”, et à la “mission” du Christ (cf. Lc 4, 18-20). Mais à cette relation-là est intimement liée celle qui l’unit à l’Eglise. Il ne s’agit pas de relations simplement juxtaposées : elles sont elles-mêmes intimement unies par une sorte d’immanence réciproque » (n° 16). C’est dire que la charité pastorale est le premier lieu de rencontre du Christ et de sanctification du prêtre, qu’elle se déploie dans sa dimension d’annonce de la Parole, de célébration de la liturgie et des sacrements, ou d’exercice du pastorat dans sa dimension d’animation de communauté. Cela ne disqualifie pas la prière personnelle et la nécessaire rencontre silencieuse du Christ dans la méditation de la Parole, elle la présuppose. Mais c’est bien le juste équilibre entre ces deux éléments qui permet un sain exercice du ministère et un service fécond de l’Eglise.
Cette manière d’appréhender le ministère est aussi une condition pour une perception de l’Eglise comme communion devant Dieu, dans la foi, la prière et la célébration. L’assemblée plénière des évêques à Lourdes en 1973 avait déjà identifié très clairement ce lien profond qui existe entre la conception que l’on a de l’Eglise et celle du ministère de prêtre : « Une autre conception courante de l’Eglise est tout aussi imparfaite. Elle pèse lourd sur l’idée du ministère. C’est celle qui réduit l’Eglise à une institution à laquelle on va demander une série de biens spirituels, ou au contraire un organisme tout entier polarisé par la vie-pour-les autres. Dans le premier cas, les ministres chrétiens sont des hommes à qui on demande des prestations précises. Dans l’autre, ils sont des leaders donnant des directives d’action. L’Eglise, vue comme mystère ou comme sacrement, est le lieu où sont vécus, dans l’Esprit, l’union au Christ et le lien filial au Père dans la foi, dans les sacrements, dans la communion, dans le service et dans la conscience d’une mission reçue. Elle est bien lieu de ressourcement spirituel et d’envoi dans le combat humain. Mais elle perdrait son identité si elle oubliait l’importance qu’ont pour elle les moments où elle est communion devant Dieu, dans la foi, la prière et la célébration (7). » Le ministère du prêtre joue un rôle irremplaçable dans cette perspective et l’ordination fait mieux comprendre comment le ministère des prêtres est essentiel pour que toute l’Eglise soit sacrement du salut. On comprend ici que l’ordination représente un sacrement non seulement pour celui qui est ordonné mais aussi pour toute la communauté ecclésiale.
Dans la théologie récente et dans la ligne de la théologie patristique et de tout le renouveau liturgique, le lien du prêtre à la communauté, sa charge essentielle ont été exprimés par le mot de « présidence (8) ». Nous ne pouvons dans cet article revenir sur l’incontestable fécondité de ces développements théologiques en tant qu’ils ont permis de situer à frais nouveau le ministère de prêtre dans la communauté et de retisser ce lien organique qui avait pu se distendre dans l’histoire. On a ainsi pu dépasser une théologie du ministère conçu comme un bien personnel. Pourtant, s’il en constitue la figure modélisante, on ne saurait limiter le ministère presbytéral et sa théologie au seul ministère paroissial, ou considérer qu’un prêtre qui n’est pas directement responsable de communauté est un prêtre au rabais. Presbyterorum ordinis rappelle en son numéro huit que l’unité du presbyterium permet justement que tous ne fassent pas tout : « C’est pour coopérer à la même œuvre que tous les prêtres sont envoyés, ceux qui assurent un ministère paroissial ou supra-paroissial comme ceux qui se consacrent à un travail scientifique de recherche ou d’enseignement, ceux-là même qui travaillent manuellement et partagent la condition ouvrière (...) comme ceux qui remplissent d’autres tâches apostoliques ou ordonnées à l’apostolat. » Tout le monde en est bien convaincu, mais on est tenté de réserver cela pour les périodes fastes de la vie de l’Eglise et d’invoquer la pénurie actuelle pour un recentrage unilatéral sur le ministère paroissial. Ce serait sans nul doute oublier une des dimensions du ministère et priver l’Eglise d’un des dons de la grâce du Seigneur.
La mission au large au cœur de tout ministère presbytéral
La mission au large ne saurait cependant être réservée à quelques-uns qui auraient reçu à cet effet des missions particulières, mais elle doit habiter tout ministère. Or, il est très fréquent aujourd’hui de rencontrer des prêtres qui se plaignent d’être tellement accaparés par leurs tâches immédiates qu’ils n’ont plus de temps à consacrer à des personnes qui n’appartiennent pas au sérail ou à nouer des relations de dialogues avec les uns et les autres. Cette souffrance si souvent exprimée ne fait que souligner la nécessité rappelée par Pastores dabo vobis que tout prêtre, parce qu’il est homme de communion soit homme de la mission et du dialogue : « En outre, en particulier parce que le prêtre est, à l’intérieur de l’Eglise, homme de la communion, il doit être, à l’égard de tous les hommes, homme de la mission et du dialogue. Profondément enraciné dans la vérité et dans la charité du Christ, et animé du désir et de la nécessité intérieure d’annoncer à tous le salut, il est appelé à nouer avec tous les hommes des rapports de fraternité et de service, dans une recherche commune de la vérité, en travaillant à promouvoir la justice et la paix. Il doit nouer des rapports fraternels en lien avec les frères des autres Eglises et des confessions chrétiennes mais aussi avec les fidèles des autres religions, avec les hommes de bonne volonté et, d’une manière plus spéciale, avec les pauvres et les plus faibles, ainsi qu’avec tous ceux qui aspirent, sans le savoir ou sans l’exprimer, à la vérité et au salut apporté par le Christ, selon la parole et l’exemple de Jésus qui a dit : “Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs” (Mc 2, 17) » (n°18). Il ne s’agit pas là d’une orientation libre que chacun choisirait selon sa personnalité ou ses attraits mais bien d’une dimension essentielle du ministère de prêtre. Pour se réaliser dans le contexte qui est le nôtre, elle suppose un effort d’imagination et de volonté aussi bien de la part des laïcs, que des prêtres et des évêques. Il n’est pas question de se revêtir d’un fardeau supplémentaire mais de s’assurer des espaces pour honorer cette mission de l’Eglise et pour permettre aux prêtres de vivre leur ministère de manière équilibrée. C’est aussi une condition pour que des jeunes et des moins jeunes répondent à l’appel que l’Eglise peut leur lancer pour le ministère presbytéral.
Les deux axes développés dans cet article peuvent paraître dérisoires et manquer considérablement de créativité. Pourtant, un regard rapide sur la situation ecclésiale actuelle suffira à considérer qu’ils demandent déjà, pour être mis en œuvre, une sérieuse ouverture à la nouveauté de l’Esprit. Pour les raisons que nous avons évoquées au début de cet article, si l’heure n’est pas venue pour une requalification théologique du ministère presbytéral, elle l’est cependant pour une intégration des principes énoncés par le concile Vatican II et par les textes magistériels qui l’ont suivi concernant ce ministère dans une situation de l’Eglise absolument inédite. Si le temps est à la modestie pour la théologie des ministères, il est très certainement à l’audace pour la vie pastorale et ecclésiale.
Notes
1- J.Doré et M.Vidal (dir.), Des ministres pour l’Eglise, Centurion/Cerf/Fleurus-Mame, 2001, p. 173. [ Retour au Texte ]
2 -Ib., p. 175. [ Retour au Texte ]
3 -Ib., p. 175. [ Retour au Texte ]
4 - Bureau d’Etudes et de Recherches de la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice, "Les prêtres diocésains. Leur ministère et son avenir en France", in Documents Episcopat, n° 4-5, mars 1999, p. 13-14. [ Retour au Texte ]
5 - On ne peut que renvoyer ici aux documents du concile Vatican II et notamment au décret Presbyterum ordinis qui, bien que ne proposant pas une théologie parfaitement unifiée du ministère presbytéral, n’en demeure pas moins une source à laquelle nous n’avons pas fini de nous abreuver. Sa lecture requiert celle de la constitution Lumen gentium sur l’Eglise. On se rapportera également à deux documents anciens mais qui conservent toute leur actualité : Rapport de la commission internationale de théologie, Le ministère sacerdotal, Cogitatio Fidei 60, Cerf, 1971 et Assemblée plénière de l’épiscopat, Tous responsables dans l’Eglise ? Le ministère presbytéral dans l’Eglise tout entière "ministérielle", Centurion, 1973. [ Retour au Texte ]
6 - Bureau d’Etude et de Recherche de la Compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, "Les prêtres diocésains. Leur ministère et son avenir en France", op. cit., p. 33. [ Retour au Texte ]
7- Mgr Raymond Bouchex, "Le ministère des prêtres dans l’Eglise tout entière "ministérielle" ", dans Assemblée plénière de l’épiscopat, Tous responsables dans l’Eglise ? Le ministère presbytéral dans l’Eglise tout entière "ministérielle", Centurion, 1973, p. 15-16. [Retour au Texte ]
8 - Il est impossible ici de fournir une bibliographie tellement la production est importante. On regardera avec intérêt la contribution déjà ancienne mais toujours pertinente de H. LEGRAND, "Les Minstères de l’Eglise locale", dans B. LAURET et Fr. REFOULE (dirs), Initiation à la pratique de la théologie, Tome III, Cerf, 1986, p. 181-273. Récemment, on lira également d’un point de vue plus liturgique R. SCHOLTUS, "La présidence liturgique, instance structurante du ministère presbytéral", La Maison Dieu 230, 200/2, p. 67-76. [ Retour au Texte ]