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Devenir des disciples-prêtres
professeur au séminaire Saint-Sulpice
d’Issy-les-Moulineaux
En Matthieu 4, 18 et 23, l’Evangile nous entraîne au carrefour des nations, en Galilée, d’où Jésus est venu et où il donnera son ultime rendez-vous aux disciples, au lendemain de la Résurrection.
C’est de là, un peu comme si la détresse des peuples païens y était plus perceptible, comme s’il fallait être situé du côté des non-croyants pour se laisser envahir par la compassion, sans laquelle il n’y a pas d’annonce de l’amour de Dieu.
C’est de là que Jésus lance ses premiers appels à le suivre à une petite poignée d’hommes : « Venez derrière moi » (v. 19). C’est de là enfin, comme s’il avait crainte qu’ils ne s’enferment dans Jérusalem ou dans la Loi de Moïse, que Jésus enverra ses Apôtres : « Allez, de tous les peuples faites des disciples » (Mt 28, 16-19).
Début et fin du ministère de Jésus, celui des Apôtres et des disciples que nous sommes, s’inscrit sur un fond de tableau où domine le souci de la mission en toutes les nations.
Une personne qui se laisse choisir au cœur de son projet d’homme
Dans l’Evangile de Jean (Jn 1, 35 sq), c’est par André, son propre frère, que Pierre entend parler de Jésus. Il ne le rencontre pas directement. D’ailleurs on ne rencontre jamais Jésus tout seul ! Nous avons besoin de quelqu’un qui nous en parle. On s’appelle mutuellement à la rencontre du Seigneur.
André a-t-il plus de temps que Pierre - il est son premier associé sur le lac - est-il plus inquiet que Pierre quant à l’avenir du pays, l’avenir de la foi d’Israël ? Toujours est-il qu’il se retrouve auprès de Jean-Baptiste dont la renommée a gagné la Galilée. Il s’y retrouve avec un autre ami, Jean, le futur disciple, le plus jeune ; séduits l’un et l’autre par cet homme au franc parler qui tient tête aux puissants, prêche la tradition des Pères, celle du désert, et surtout qui vit en cohérence avec ce qu’il annonce. Il y a là de quoi soulever l’enthousiasme et nombreux sont ceux qui rejoignent le Baptiste. C’est ce que fait Jésus lui-même. Là, aux confins du désert et de la rivière, il rejoint les hommes et les femmes épris d’avenir pour leur peuple et pour le Dieu des pères.
En saint Jean, tout va très vite. De retour chez lui, après avoir suivi Jésus et avoir été invité à demeurer une journée avec lui (v. 39) André se précipite avant tout autre (v. 41) auprès de Pierre pour lui annoncer la nouvelle : « Nous avons trouvé le Messie. » La dernière rencontre de Pierre avec Jésus sera suscitée par une exclamation du même genre : « C’est le Seigneur ! » (Jn 21, 7).
Fixant son regard sur lui (v. 42) : ce même regard signalé par Luc dans la cour du Grand Prêtre retient mon attention tant il est présent en chaque appel à le suivre, prononcé par Jésus.
Dans les Evangiles synoptiques, c’est un autre regard. Ce jour-là, au lac de Tibériade, se trouvaient Simon-Pierre, André son frère, Jacques et Jean fils de Zébédée. Jésus les voit. Que regarde-t-il ? Les uns jettent leurs filets avec adresse. Les autres les réparent avec patience.
Jésus les admire ! Par leur travail, ces hommes font vivre leur temps - leur famille bien sûr - mais aussi toute la chaîne d’artisans, unis pour que leur métier soit possible, là, sur le lac. Un gagne-pain qui dépend de beaucoup d’autres personnes. Tout un bassin d’emploi où le travail des uns est nécessaire au travail des autres :
le chanvre planté et récolté pour la confection des filets ;
le bois pris à la forêt, coupé et travaillé pour fabriquer des barques ;
le petit réseau commercial pour écouler le surplus de poisson dans les villages des alentours...
Liés les uns aux autres, soucieux que chacun ait sa place dans la chaîne, sa part dans le travail, sa part de bénéfices. Bref, la possibilité de faire fructifier son talent, sans que personne ne vous le confisque. C’est bien de ce type d’hommes dont Jésus a besoin. Il veut leur savoir-faire au service du Royaume.
Jésus appelle... Il les choisit et les prend sur leur terrain. Il les prend à la racine de ce qui les fait vivre, de ce qui les attache les uns aux autres. C’est radical. Ils le suivent sans tergiverser (seul Luc dit : « Laissant tout » 5, 11). Bien sûr ils abandonnent des choses ; ils quittent leur barque et leur père, leur mode de vie. Ils quittent tout, sauf eux-mêmes, sauf leur manière d’être et leur savoir-faire !
Jésus les appelle en formulant une promesse : « Je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. » C’est lui qui s’engage ! A cause de cela peut-être, l’Evangile ne souligne aucune crainte. Il ne leur vient pas à l’idée d’avoir peur. Ils se sont laissé regarder. Qu’ont-ils perçu dans ce regard ? L’estime de Jésus et cela a suffi.
En fait, dans ces deux traditions de l’appel, l’Evangile nous montre Jésus qui épouse l’histoire des hommes de son époque et de son entourage. Il a rejoint, auprès de Jean-Baptiste, ceux qui étaient inquiets pour l’avenir de leur société. On dirait peut-être, aujourd’hui, les plus idéalistes. Il recueille, au bord du lac, le courage des entrepreneurs du quotidien. Ceux qui s’emploient à vivre et faire vivre les autres par leur travail.
En tout cela Jésus rejoint une profonde quête de sens et de bonheur. Et si quelques-uns se laissent ainsi choisir et le suivent, c’est qu’ils se rendent compte que Jésus rejoint le monde au cœur de son désir le plus profond.
Cette passion de Jésus pour le monde non seulement leur ôte toute crainte, mais les enthousiasme, comme ce fut le cas pour Moïse, Isaïe et tant d’autres ! L’appel ici suit le même schéma. Celui des Apôtres nous inscrit dans une longue tradition : Dieu prendra plaisir à ton bonheur, comme il avait pris plaisir au bonheur de tes pères, si tu obéis à la voix de Yahvé ton Dieu en gardant les commandements (cf. Dt 30).
Désormais, ils vont le regarder faire, le regarder parler, le voir modeler et remodeler avec sa patience infinie, l’humanité abîmée et blessée, malade et pécheresse ; malheureuse et capable malgré tout de merveilles. Disponibles, ils apprennent à se consacrer à un nouveau mode de vie. Ainsi, l’appel de Dieu se glisse toujours dans le concret d’une histoire précise. Une fois entendu par l’un ou l’autre, il aura lui-même une histoire.
Un disciple qui se laisse configurer au Christ
Contrairement à ce que l’on pense parfois, le serviteur marche derrière le maître. C’est lui désormais qu’il observe. Il n’y a rien de mieux pour cela que d’être derrière. Etre disciple s’inscrit dans un devenir. Le serviteur est celui qui fait l’apprentissage d’un savoir être au moins autant que d’un savoir-faire. Ce n’est pas seulement se laisser choisir, se laisser appeler. Ce n’est pas non plus un « je sais ce qu’il faut faire », comme Pierre prêt à organiser les trois tentes en haut du Thabor (Mt 17, 4). Pour devenir acteur dans cette suite de Jésus, le disciple réalise « tout un travail sur soi-même ». De combien de réajustements ne sommes-nous pas en effet témoins au long des pages de l’Evangile !
« Et nous, pourquoi n’avons-nous pas pu chasser cet esprit ? » (Mc 9, 28)
« De quoi discutiez-vous en chemin ? Qui est le plus grand ? » (Mc 9, 33 sq)
« Les disciples rabrouèrent les gens qui amenaient des enfants... » Jésus s’indigna ! (Mc 10, 13-14).
« Ordonne-moi de venir à toi sur les eaux... Homme de peu de foi ! » (Mt 14, 28.31).
« A ces mots, les disciples étaient très impressionnés et ils disaient : “Qui donc peut être sauvé ?” Fixant sur eux son regard, Jésus leur dit : “Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible” » (Mt 19, 25-26).
Il semble que la phase d’apprentissage ne soit jamais terminée. Plus le disciple fait l’unité de son existence autour de ce projet qui n’est plus tout à fait le sien mais qui tend à le devenir, plus il y acquiesce et y consent, plus il découvre que l’apprentissage pour le mener à bien n’est jamais achevé. Ses initiatives, son imagination, son inventivité sont devancées par la foi plus que par l’efficacité à vue humaine. Plus alors, il laisse la place aux initiatives de l’Esprit Saint pour la mission de celui qu’il sert.
Les références citées montrent que le déplacement spirituel, voire physique, auquel est invité le disciple est très particulier. Dans l’enthousiasme à marcher à la suite de Jésus, d’autres personnes prennent place entre ce maître-là et le disciple. La relation n’est pas binaire : moi et mon attachement à Jésus-Christ. Il y a toujours un ensemble d’hommes et de femmes dont la prise en compte apparaît comme le critère d’authenticité de la réponse à l’appel entendu ; et ce, aussi lourds et pénibles à supporter et à aimer soient-ils. Nous savons combien il en a coûté à Jésus, de ne perdre ainsi aucun de ceux que le Père lui avait confiés (Jn 6, 39) ; son impatience à l’égard de l’un ou l’autre, tel Philippe, est bien marquée (Jn 14, 9). C’est la vérité de cette relation multiple qui consacre le disciple dans la suite du Christ. Pierre, dans sa première lettre, revient avec force sur ce point (1 P 5, 1-4) lorsqu’il s’adresse aux « anciens », aux chefs de la communauté ; preuve du souvenir de la tentation qui l’avait lui-même assailli un jour de fatigue lorsqu’il priait Jésus de renvoyer la foule. Sois le berger de ce peuple-là, dit Pierre, sans contrainte, de bon cœur, selon Dieu, même si un autre te conduit.
Mais il y a plus. Le disciple prêtre doit bien se rendre à l’évidence qu’il n’est pas seul à suivre le Christ ! D’autres baptisés, fidèles laïcs sont appelés comme lui à devenir des disciples prêtres. Quel mystère de découvrir alors que d’autres ont été rejoints par le Christ, par des chemins qui ne sont pas ceux qu’il a empruntés pour me rejoindre ! Des Douze, il fit un groupe enrichi par la personnalité, les relations et l’expérience de chacun. Vivre en disciple du Christ, c’est échapper à son identité close ; c’est proprement devenir communion.
De nombreux témoignages, au long des récits évangéliques, soulignent une expérience qui nous est commune. Celle du devenir de l’appel qui, selon un développement conduit par Dieu, unit tout ensemble l’histoire de l’appel de chacun à celle des autres appelés, l’histoire de la révélation et l’histoire de la foi. Il y a dans la finale de saint Jean l’énoncé de ce mystère lorsque Pierre s’interroge au sujet de l’avenir de Jean (Jn 21, 21). La réponse ne lève pas le voile. Elle éclaire le respect dû à Paul, à Céphas, Cloé ou Apollos ! Elle redit surtout qu’il ne s’agit pas de rester sur le seuil de la diversité de caractères, de manières d’être ou de cultures multiples, hérités et tissés de longue date... Elle nous dit l’implication de Dieu au cœur de l’aventure de chacun, au point que l’appel transformera l’identité de celui qui y répondra.
C’est ici qu’il nous faut comprendre que l’appel à devenir disciple prêtre ne positionne pas l’appelé en dehors du mystère de la révélation. Nous devons aimer nous rappeler que l’annonce nue de la foi ou le rappel isolé d’une quelconque obligation morale est inopérant, si je ne l’illustre pas par une mise en œuvre dans mon existence de témoin. C’est-à-dire si le récit de la vie de Jésus et de son enseignement n’est pas devenu dans mon existence, le récit de ma propre histoire ! Combien Paul a excellé en références à sa propre histoire mentionnant sans cesse ses dimensions sacramentelles ! N’a-t-il pas eu besoin lui aussi de Pentecôte, de l’imposition des mains et du baptême d’Ananie ?
Tout ceci est si fort que la Bible, à maintes reprises dans les récits de vocation, en celle de Saul devenu Paul ou de Simon devenu Pierre (Mc 3,16), manifeste par le changement du nom que toute la personnalité de l’appelé sera bouleversée. Tout baptisé est ainsi appelé à ce passage de la mort à la vie. L’expérience de l’appel est inséparable d’une expérience pascale. Le nom qu’il reçoit est le nom même du Christ. Chrétiens, de lui nous sommes revêtus. Voilà comment le Christ appelle, bien plus peut-être que je n’ai envie de le suivre. Configuré au Christ serviteur, il nous revient alors de ne pas renoncer à être le guide de la mission, bon pasteur, le prophète assis sur la margelle du puits, le maître des Nicodème qui frappent à la porte.
Un homme qui se laisse envoyerpour porter du fruit
C’est bien ce que rapporte l’Evangile : « Il en choisit douze pour être avec Lui » mais aussi « les envoyer prêcher... » « Je vous ai établis afin que vous partiez, que vous donniez du fruit, et que votre fruit demeure » (Jn 15,16).
Bien entendu la suite de Jésus est marquée par une invitation à l’intimité avec le Christ. « Etre avec le Christ depuis le commencement et jusqu’à la résurrection et la Pentecôte » aura été le critère retenu pour être Apôtre en remplacement de Judas. D’après la première lettre de Pierre (1 P 5), « être avec lui depuis le commencement », c’est être témoin de la passion et associé à la gloire future ; ce que nous sommes appelés à vivre de près, comme les Apôtres.
En mémoire de Lui, nous lisons, méditons et célébrons la Passion. Nous cherchons à comprendre et nous accueillons en silence la mystérieuse volonté qui nous habite d’en prendre notre part. Pourtant la consécration au feu violent de la Passion a fait fuir les disciples ; tout comme Moïse dans sa peur à défendre davantage les opprimés de son peuple. C’est dire combien la liberté de chacun reste entière au long du chemin. C’est dire aussi qu’il nous arrivera d’être les témoins impuissants de bien des drames. Les disciples ont vu et vécu cela dans leur chair. La pudeur des Evangiles, leur discrétion sur la tragédie intérieure de chacun à ces moments, n’enlève rien à cette consécration désirée et voulue, découverte parfois comme un abandon... peut-être aussi féconde, justement pour la suite du ministère consacré à cause même de l’impuissance mise à jour.
Une passion qui est aussi la nôtre et d’autant plus cruelle qu’il nous arrive de perdre notre ferveur première ; ce temps plein de fraîcheur où nous ne nous endormions pas à la moindre fatigue (Ap 1)... Mais parce qu’il s’agit d’une passion, elle nous prend tout entier car c’est avec l’épaisseur de l’humanité de chacun que le Seigneur appelle au service du salut. Il ne nous est pas possible de seulement la méditer comme à distance. Ce sont nos qualités qui nous exposeront à tous les vents de tempête aussi bien que le risque de nos défauts. Et voilà pourquoi c’est tout à la fois un métier à exercer et un mystère. Un métier qui pèse sur le monde, un mystère qui fait du prêtre lui-même un bénéficiaire du salut qu’il annonce. Le chemin de mission est une route où celui qui se laisse prendre s’expose lui-même avant même qu’il n’ait eu à exposer un quelconque message. Il est le premier fruit de la moisson qui mûrit sous le feu de l’Esprit Saint. C’est là sa passion. Voudrait-il l’oublier, les événements, la clameur des peuples, celle de ses amis, de ceux qui lui sont confiés, auraient tôt fait d’aviver en lui les liens qui l’unissent à cette terre et à son histoire dont il est lui aussi l’un des fils.
Sa passion pour sa réussite nous traverse parce que nous aimons... et non parce qu’on nous persécute. Cette passion est ce qui nous consacre en amour et vérité, au moins autant que d’être avec lui sur la montagne à la manière de Pierre, Jacques et Jean, pour y recevoir notre fonction d’ancien et prétendre l’exercer.
Cette compassion pour la vie des hommes trouve une figure qui l’anticipe dans l’annonce de la passion dont s’entretenaient Moïse, Elie et Jésus sur la montagne. L’intimité du prêtre disciple de Jésus ne coïncide donc pas avec des considérations d’ordre privé ou avec une mise entre parenthèse de ceux au nom desquels il est appelé à livrer sa vie ; que ce soit le Christ ou les hommes, il n’y a rien dans notre consécration qui autorise une éclipse de l’assemblée chrétienne ou de l’humanité dans son ensemble. Et de cela nous pourrions converser davantage !
Voilà qui nous dévoile que nous ne sommes pas dispensés d’être des hommes de courage. Le célibat consacré en est un des signes. Sa force, sa vigueur missionnaire nous sont offertes en réaction à la tentation de fuite (manifestée curieusement parfois par un appel à se modeler sur le monde présent). Il fit redescendre Pierre de la montagne, retraverser à nouveau le désert à Elie, retourner Jonas à Ninive, et envoya l’ange aux Apôtres dont les yeux restaient rivés à regarder le ciel. Le recul de la consécration prend la dimension d’un engagement pour le salut des hommes et femmes de ce monde. C’est en cette situation paradoxale que Jésus le Christ nous confirme dans la mission : Consacré ? Oui tu l’es, ...tu le seras : « Pais mes agneaux. »
Sous prétexte qu’ils ne sont pas engagés à la manière des « religieux », tout un courant a voulu que le caractère séculier du prêtre diocésain fasse de lui un homme au moindre engagement, qui se réserverait un quant-à-soi pour vaquer à ses affaires. Cet état d’esprit n’est pas dans la logique de la vocation chrétienne de laquelle le disciple « prêtre » participe.
A commencer par celle du baptême. Ce n’est pas étayer son humanité que d’entretenir des liens d’amitié, de garantir sa forme physique et corporelle, de cultiver par un hobby une dimension ludique dans un emploi du temps et de s’instruire des sciences profanes... Au contraire, nul ne peut être homme sans que soient pris en compte en son propre développement les dynamismes de son époque. N’ayons crainte que cela ne devienne pour nous comme un défi qui oblige à se défier de la routine d’un vocabulaire théologique ou pastoral dont la rigueur ne doit pourtant pas nous faire oublier qu’il est toujours approximatif et tâtonnant, toujours à reprendre, malaxé qu’il doit être par l’évolution du monde. En ce sens, la réponse à l’appel du disciple « prêtre » n’est pas différente de celle de tout autre baptisé. C’est une réponse de foi pour l’aujourd’hui de la rencontre de Dieu et de l’homme. La prise en compte de l’histoire de la Révélation, nous a résolus à comprendre que, dans cette rencontre, Dieu et l’homme ne se contentent pas de répéter les mêmes choses. L’unicité de l’événement du salut demeure encore à découvrir en tant qu’il doit sans cesse s’exprimer en de nouvelles formes pour être intelligible.
C’est avec cet état d’esprit que j’ai intégré, il y a trois ans, une équipe de grand séminaire attelée à la formation de futurs prêtres. Persuadé de découvrir dans l’écoute de ceux sur la route desquels je suis envoyé, de nouvelles formes de réponses pour une Eglise qui entend rester fidèle, en ce début de millénaire, à la foi des premiers témoins. Comme le disait Karl Rahner : « Personne ne peut croire sans ajouter à ce qu’ont fait ses ancêtres (2). » Et où puiser cette nouveauté sinon dans la manière particulière de vivre au monde des hommes d’aujourd’hui ? C’est dans la réflexion théologique sur la manière dont est perçu l’appel en notre époque, et à toute époque de manière particulière, que chaque génération et peut-être chacun, doit accomplir à nouveau sa propre foi autrement que dans le passé, s’il veut qu’elle rejoigne réellement tout en l’accueillant dans le présent, et la foi des pères et ceux qui attendent qu’elle leur soit annoncée.
Un homme qui se laisse habiter par la Parole
Nous avons tous présent à l’esprit les récits pittoresques et suggestifs qui illustrent la place importante de la Parole de Dieu dans la vie du prophète. Car le disciple « prêtre » est appelé à devenir prophète. Entre lui et ceux auxquels il est envoyé s’insère la parole d’un autre. Une parole qui l’effraie ; une parole dont il voudrait parfois oublier les mots tant ils sont violents et le mettent lui-même en péril.
« Ces paroles que je vous dis, mettez-les dans votre cœur et dans votre âme. Attachez-les à votre poignet comme un signe, fixez-les comme une marque sur votre front. Enseignez-les à vos fils et répétez-les leur, aussi bien assis dans la maison que marchant sur la route, couché aussi bien que debout... » (Dt 11, 18-19).
La constitution Dei Verbum rappelle que cette « tradition » qui vient des Apôtres se poursuit dans l’Eglise sous l’assistance de l’Esprit Saint. Trois facteurs principaux s’unissent et se distinguent en celui qui se laisse habiter par cette parole au moment où il entend se prêter à son annonce : la méditation, l’intelligence profonde, la prédication (DV 18).
Il nous apparaît avec évidence aujourd’hui que le service du ministre ordonné (diacre, prêtre, évêque) n’est pas exclusif de celui que tout baptisé doit prêter. Mais il n’en a pas toujours été ainsi ! Il n’y a pas si longtemps encore, avant le Concile, l’annonce de la Parole de Dieu apparaissait presque exclusivement comme l’affaire des clercs. Et si nous nous réjouissons de faire nôtre l’espérance du prophète Joël de voir poindre le jour où tous les fils d’Israël prophétiseront (Jo 3, 11), les risques de « professionnalisation » du traitement de la Parole de Dieu guettent chacun de ceux qui se prêteront à son annonce.
En ce qui concerne les ministres ordonnés, une très belle exhortation leur a été faite au jour de leur ordination, qui devrait agir à la manière d’un signal d’alarme dont la mémoire permanente devrait leur permettre d’éviter ces risques. « Vous qui allez entrer dans l’ordre des prêtres... communiquez à tous cette Parole de Dieu que vous avez vous-mêmes reçue avec joie. En méditant l’Ecriture, croyez ce que vous lisez, enseignez ce que vous croyez, vivez ce que vous enseignez » (Liturgie de l’ordination).
Le premier service de la Parole de Dieu consiste à l’accueillir pour soi-même comme une mission. Ce n’est pas l’urgence de l’annonce qui doit en dispenser. Ce n’est pas la rigueur nécessaire à la compréhension de textes qui ont traversé des siècles qui doit pour autant être abandonnée. Ce n’est pas la conscience très forte de n’être pas lui-même sa propre finalité qui doit soustraire son existence quotidienne à la lecture pour soi-même de cette parole, source de sainteté et d’intimité avec le Christ. Et ce n’est pas enfin l’épreuve de sa propre médiocrité qui lui permettrait de réduire dans ce qu’il en rapportera, la portée et la véhémence de la vérité que cette parole véhicule.
Ainsi à travers ces divers dangers, quelque peu sournois parce que justifiés par une certaine sincérité, la Parole de Dieu s’adresse à l’homme qui devient « disciple prêtre » (diacre ou évêque). Il ne peut oublier qu’il est d’abord un « fidèle » comme un autre avec tout ce que cela comporte de difficultés, de risque, d’obscurité, de tentation et d’obligation constante à progresser incluse dans le mot foi (fides). Non, tout n’est pas clair pour nous, aussi experts soyons-nous de cette Parole de Dieu ! Nous le sommes précisément en ce que nous nous permettons de déjouer ce qui nous donnerait l’illusion de posséder parfaitement toutes les clés de sa lecture.
Le disciple prêtre que je deviens, sera d’autant plus digne de foi qu’il laissera transparaître Dieu, voir Dieu dans une sorte de prédication muette. Une transparence qui suppose que je me mette en situation d’être vu par Dieu, de me laisser regarder au point de donner prise à son regard, à sa présence. Dans sa vocation prophétique, le « disciple prêtre » devient jour après jour l’hôte d’une parole qui l’habite et envahit sa demeure avec tous les droits que l’hospitalité confère à l’invité, y compris celui de transformer la demeure si besoin est.
Ceci implique une gratuité de la lecture de la Parole de Dieu, accueillie ni pour la préparation d’une catéchèse, d’une homélie ou d’un acte de notre ministère... mais pour la conversation avec le Père, tel que l’écrit le concile en un texte merveilleux de Dei Verbum : « Dans les Saints livres, le Père qui est aux cieux vient avec tendresse au-devant de ses fils et entre en conversation avec eux ; or, la force et la puissance que recèle la Parole de Dieu sont si grandes qu’elles constituent, pour l’Eglise, son point d’appui et sa vigueur, et pour les enfants de l’Eglise, la force de leur foi, la nourriture de leur âme, la source pure et permanente de leur vie spirituelle » (DV 21).
Tel est le caractère exposé à laquelle l’entraîne la lecture d’une Parole qui annonce que le Verbe se fait chair et prend corps en chacun de ceux qu’il habite… au point de pouvoir dire, avec Paul, cette parole bouleversante : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
Au terme de ces quelques notes, j’ai bien conscience d’avoir conduit une réflexion qui laisse chacun au seuil des leçons pratiques qu’il resterait à tirer. Je n’ai fait que glaner et mettre en forme quelques expériences personnelles du disciple prêtre que je m’efforce d’être au service du Christ et de l’Eglise. Persuadé d’appartenir à un corps de ministres ordonnés dont la mission suppose la communauté et la crée, j’aimerais pour que ces notes soient plus opérationnelles qu’elles fassent l’objet d’une réflexion commune. C’est sans doute l’objet de cette revue. C’est en tous les cas la conviction qui m’habite : le courage de croire et de marcher à la suite du Christ survient toujours dans l’événement de la Pentecôte… et ce jour-là ils étaient bien nombreux ! L’appel d’autres hommes et leur réponse, comme le dit encore Karl Rahner dans le même article cité, sera toujours un acte de confiance dans l’expérience personnelle des autres et une expérience personnelle de l’Esprit donné aux uns pour les autres.
Notes
1 - J’utilise de préférence cette expression en correspondance à celle qui est utilisée par l’encyclique Christifideles laïci. [ Retour au Texte ]
2 - Conférence faite par Karl Rahner au Katholikentag de Hanovre, 1962. [ Retour au Texte ]