Par dessus tout, qu’il y ait l’amour


Michel Plagniol
Service Diocésain des Vocations de Montpellier

Je me souviens de cette journée de juin 1980 où, pendant mes révisions de licence de biologie, j’ai ouvert mon cœur à l’appel du Seigneur. J’étais soudain comme libéré, rempli d’une joie immense et d’un enthousiasme difficile à contenir. J’aurais voulu que tout aille très vite, que les décisions se prennent sur le champ… Il m’a fallu apprendre la patience, laisser le temps de la maturation du projet, le temps de grandir, de s’enraciner, de se former. Mais ce dont je peux témoigner, c’est que, depuis ce jour, la joie du premier appel ne m’a jamais quitté.
Bien des jours ont passé depuis : des événements, des rencon­tres, des joies, des peines aussi, des blessures même ; mais sur le chemin j’ai gardé la joie permanente du compagnonnage avec le Seigneur, l’ami de tous les instants, les bons comme les mauvais.
Au départ de cette route, l’appel bien sûr, mais surtout la grâce des ordinations diaconale et sacerdotale ; plus de douze ans déjà, et j’ai toujours l’impression de n’être qu’un « jeune prêtre » qui a tant à apprendre et à découvrir du ministère dont il a reçu la charge.
Mes premières années de ministère ont été marquées surtout par l’accompagnement des jeunes : aumôneries de lycée, de collège puis de faculté, mouvements, scoutisme. Depuis 1996, j’ai la charge d’un ensemble paroissial en monde péri-urbain, dans la grande couronne de Montpellier, j’ai eu aussi diverses responsabilités au niveau diocésain. Je rends grâce à Dieu pour la diversité de ces charges confiées dans les premières années de ministère. Elles m’ont permis d’aller plus encore à la rencontre de la diversité de l’Eglise, de garder le cœur ouvert aux attentes des diverses générations, aux diverses sensibilités ecclésiales. En même temps s’est forgée en moi la solide conviction que le prêtre a un rôle essentiel à jouer pour favoriser l’unité dans la communauté. Comme pasteur de l’unique peuple de Dieu, le prêtre doit être avant tout l’homme de l’unité. Je suis parfois effrayé quand je vois le « grand écart » qu’il nous faut faire pour que se reconnaissent comme frères, appartenant à la même Eglise, des fidèles qui ont des attentes spirituelles et des manières d’exprimer leur foi si éloignées. Le même défi est à relever au niveau de la fraternité sacerdotale dans le diocèse : là où la diversité peut être une grâce si elle est vécue comme une diversité de charismes, elle peut devenir un sujet de division si elle se mêle aux jugements hâtifs et à « l’esprit de chapelle ».
Cette question de l’unité dans la diversité me semble un des défis majeurs des années à venir que nous ne pourrons relever que si nous avons tous le désir profond d’une grande fidélité à l’Eglise, avec une humble obéissance à la parole du magistère, garant de notre unité. C’est dans la mesure où nous serons capables de relever ce défi et de dépasser ces divisons que nous pourrons relever aussi celui d’une nouvelle évangélisation de la vieille Europe à la foi endormie. « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13, 35).
Comme curé de paroisse, j’essaie de faire tout ce que je peux pour que grandisse entre tous les fidèles l’amour fraternel, le sens de l’appartenance à une communauté de frères, communauté de foi appelée à témoigner de l’amour de Dieu par la charité qu’elle manifeste.
La source de la charité fraternelle n’est autre que l’Eucharistie qui nous rassemble et fait de nous des frères. La messe est au cœur de ma vie de prêtre, c’est aussi le cœur de la vie paroissiale. C’est le lieu privilégié de la rencontre du Seigneur, le lieu de l’offrande et de l’abandon confiant entre les bras tendres et miséricordieux du Seigneur, le lieu du sacrifice d’Amour qui nous inonde de sa force, le lieu de la communion fraternelle, la table où nous recevons notre nourriture pour la route.
Une autre dimension importante du ministère du prêtre aujourd’hui est d’être l’instrument de la miséricorde du Seigneur. Je suis amené à rencontrer en permanence des personnes blessées dans leur humanité ou même dans leur foi. L’image de l’Eglise est trop souvent celle d’une institution qui condamne et qui juge. Les gens ont besoin d’entendre une parole de miséricorde.
J’ai beaucoup aimé que le pape Jean-Paul II, dans son exhortation apostolique sur le prêtre, Pastores dabo vobis, reprenne l’image du Bon Pasteur (cf. Jn 10). Par mon ministère, je suis appelé bien des fois à « aller chercher la brebis perdue », à « la porter sur mes épaules », à lui montrer que le chemin de l’Eglise n’est pas un chemin du punition mais un chemin de joie, de libération, de bonheur.
Parmi les difficultés qui viennent parfois obscurcir la joie de servir, je retiendrai surtout celle d’avoir en permanence le sentiment de ne pas répondre à toutes les attentes qui me sont manifestées. La charge du ministère aujourd’hui est telle que nous ne pouvons pas répondre à toutes les demandes. Je vois bien ce qu’il faudrait faire, là où il faudrait être présent, et je sais que je ne pourrai pas répondre aux attentes. Il est vrai que l’engagement des fidèles laïcs permet d’assurer une présence d’Eglise dans de nombreux domaines où le prêtre ne peut plus être présent, vrai aussi que la charge pastorale se vit davantage aujourd’hui en collaboration avec des personnes qui acceptent d’assurer un service comme l’accueil des demandes de sacrements. Mais le sentiment de ne pas pouvoir mettre en œuvre tout ce qui serait utile pour l’évangélisation est une douleur permanente qui me garde dans l’humble conscience de mes limites. Chaque jour, il faut remettre sur le métier son ouvrage et s’interroger sur les priorités que l’on se donne dans le ministère, choisir ce que l’on va privilégier, ce que l’on va laisser tomber.
Lors du rassemblement diocésain organisé pour la dernière journée mondiale de la jeunesse, le dimanche des Rameaux, chacun était invité à prendre un papier contenant un verset de l’Evangile pour nourrir sa prière pendant la marche. Je suis tombé sur la parole de Jésus à Béthanie : « Marthe, Marthe, tu t’agites et tu t’inquiètes pour bien des choses inutiles, une seule est nécessaire… » (Lc 10, 41). Je crois que tout prêtre devrait garder précieusement cette parole du Seigneur dans son cœur !
Face aux difficultés du ministère, il est vital pour moi d’avoir des amis prêtres avec lesquels je peux régulièrement et à tout moment partager mes joies et mes peines. Cette fraternité dans le sacerdoce, issue pour l’essentiel des années de formation, est un soutien spirituel et humain indispensable. Sans ces amis, j’aurais eu du mal à surmonter certaines épreuves ou même certaines grandes joies qui, non partagées, auraient pu provoquer un sentiment de solitude pénible. Dans le contexte actuel d’une Eglise qui voit diminuer très vite ses effectifs, un prêtre isolé se trouve en grand danger. La dimension humaine de notre vie ne doit pas être négligée. Comme tout le monde, nous avons besoin de relations amicales, de jours de détente, d’un cadre de vie agréable, d’une nourriture équilibrée, autant de choses que nous n’aurions pas si nous n’avions pas la ferme volonté de les préserver.
« Et par-dessus tout, qu’il y ait l’amour » (Col 3, 14), c’est ainsi que je voudrais terminer. L’hymne à l’amour, dans la lettre aux Corinthiens, que nous lisons si souvent pour les mariages, me semble plus encore destinées à nous, les prêtres, qui avons donné notre vie pour l’annonce de l’Evangile : « J’aurais beau distribuer ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’Amour cela ne me sert à rien » (1 Co 13, 3).
C’est à la lumière de ces versets que je voudrais chaque jour relire ma vie de prêtre : je suis ici d’abord pour aimer, aimer ceux que je rencontre à longueur de journée, ceux dont les âmes m’ont été confiées et que je dois conduire au Christ. Aimer même quand il faut dénoncer l’erreur et redresser ce qui est tordu, aimer même si je n’ai pas d’affinités, même si l’autre me montre mes limites, mon péché, ce que je n’ai pas voulu voir.
Combien je suis triste quand je vois des prêtres qui semblent avoir perdu l’amour, qui paraissent prisonniers de fonctionnements qui étouffent en eux la joie d’aimer. Les temps nouveaux pour l’Evangile demandent une grande liberté intérieure qui nous donne assez d’audace pastorale pour remettre en question de nos pratiques.
Que l’Esprit Saint nous consume toujours au feu de l’amour de nos frères !