Présenter la vie des religieux, un défi qu’il est possible de relever


Philippe Lécrivain
jésuite, professeur aux Facultés jésuites de Paris


Depuis des décennies, bien des propositions sont faites aux jeunes et aux moins jeunes que la vie des chrétiens intéresse, plus nombreux qu’on ne le dit habituellement. Pour s’en convaincre, il n’est que de considérer ces hommes et ces femmes qui, issus des œuvres paroissiales ou des mouvements d’action catholique, animent les assemblées eucharistiques. De nombreuses associations de fidèles, charismatiques ou non, donnent aujourd’hui aux Eglises un nouveau visage. Mais entre ces deux manières, il en est d’autres moins connues et pourtant très vivantes, ce sont par exemple les groupes de vie évangélique ou encore, depuis une vingtaine d’années, tous ces chrétiens, associés ou non, qui se reconnaissent dans le dynamisme fondateur des instituts religieux, anciens ou nouveaux.

Les médias français, plus intéressés par les avancées de l’islam et du bouddhisme en notre pays - ce dont nous ne pouvons nous-mêmes nous désintéresser - ne prennent que rarement le temps de présenter ce que je viens d’évoquer. Dans la logique du discours sociologique dominant, ils vont diagnostiquant à satiété l’effondrement des Eglises chrétiennes historiques et l’avènement de nouvelles attitudes religieuses. S’il est indéniable que le christianisme traverse, en Europe, une crise à la mesure de celles des XIe et XVIe siècles, pourquoi ne pas considérer celle-ci comme le moment d’une difficile tran­sition entre deux figures ?

Beaucoup d’instituts religieux, anciens ou nouveaux, guidés par l’Esprit, sont engagés dans ce processus de transformation qui affecte la société tout entière. Ils font preuve de beaucoup de courage mais sans parvenir à présenter clairement ce qu’ils vivent. Il y a là quelque chose d’un défi à relever mais, pour y parvenir, nous devons faire un détour pour nous donner de sérieux instruments d’analyse et ainsi pouvoir aborder notre sujet d’une manière renouvelée.



« Lorsque viendra l’Esprit de vérité... »

« Si tout homme a le droit de choisir qui il est, il ne peut choisir d’être n’importe qui. » Ainsi s’exprimait Timothy Radcliffe, en évoquant la crise d’identité que les chrétiens d’aujourd’hui partagent avec leurs contemporains (1). Tel est bien le problème.

L’idée de subjectivité qui fondait, depuis le XVIIIe siècle, nos comportements éthiques, civiques, voire religieux, est mise en question. Si, hier, nous devions nous dégager de nos particularités pour agir selon une règle universellement valable, pour participer à une république une et indivisible ou pour vivre au sein d’une catholicité abstraite, il ne nous est plus demandé aujourd’hui que d’être nous-mêmes. En d’autres termes, ce sont désormais nos particularités qui nous définissent, nous permettent d’entrer en relation et nous situent dans l’espace public (2).

Selon Marcel Gauchet, cela n’a plus rien à voir avec ces appartenances à une tradition ou à une commu­nauté qui nous constituaient autrefois mais, en nous épargnant d’avoir à nous choisir, et plus profondément encore, d’avoir à nous situer comme un nous singulier. Désormais, la situation s’est inversée puisque c’est en nous appropriant d’une manière personnelle ce que nous avons reçu collectivement que nous pouvons prétendre à des « identités » multiples, hétérogènes et, le plus souvent, en tension. Des choix et des hiérarchisations sont donc nécessaires mais ils ne seront jamais exclusifs ou irrévocables.

Nous rejoignons ici certaines analyses de Danièle Hervieu-Léger sur la difficulté des chrétiens à dire et à transmettre une identité livrée de plus en plus au « bricolage » de chacun. Notre société, explique-t-elle, est devenue a-religieuse en ne parvenant pas à faire vivre une mémoire collective porteuse de sens pour le présent et d’orien­tations pour l’avenir (3). Recevons cette sévère analyse et tentons de rebondir avec Paul Ricœur. Ce faisant, peut-être verrons-nous qu’il existe une voie moyenne entre celles proposées par Marcel Gauchet.

Appelés de l’intérieur à écrire notre histoire

Une des limites des analyses contemporaines de l’identité chrétienne est d’en privilégier l’approche politique. Cette manière de faire qui, en soi, n’est pas fausse, tronque cependant la réalité. On ne peut en effet passer sous silence toute réflexion théologique. Or, en régime chrétien, il n’est pas d’identité sans vocation. Mais ceci demande une explication car, pour beaucoup, dire que Dieu a un projet sur l’homme est un motif d’athéisme.

« Le vrai, a fort bien dit François Varillon, ce n’est pas que Dieu a un projet sur l’homme, c’est que l’homme est le projet de Dieu. C’est tout différent. Dieu nous veut des hommes responsables, construisant nous-mêmes notre liberté, écrivant nous-mêmes notre histoire (4). » Dieu nous veut écrivant notre histoire ! N‘est-ce pas là où se fonde notre identité narrative ? Nous y reviendrons mais, pour l’instant, relisons l’appel adressé par Dieu à Abraham : « Va-t-en (...) vers le pays que je te montrerai ! » (Gn 12, 1). Et la traduction littérale est plus explicite encore : « Va vers toi !... Invente-toi, toi-même !... Découvre ce qui fait que tu es unique !... »

Ainsi que Paul le fait, dans sa lettre aux Romains, les chrétiens aiment à se présenter comme des « répondants » : « Apôtre par appel » (Rm 1, 1). N’y a-t-il donc pas un écart entre ce que la Bible nous apprend du sujet et ce qu’en disent les philosophes ? Si ceux-là nous le présentent comme « exalté » selon Descartes ou, à l’inverse, comme « humilié » d’après des penseurs plus récents (5), celle-ci nous invite à le considérer, de façon paradoxale, comme libre et responsable et comme devant se mettre à l’écoute d’un autre. « Je t’envoie... Va et dis-leur... » Cette parole fait de l’homme un envoyé mais celui-ci, mesurant ses limites, se rebiffe : « Que suis-je pour aller ? » Mais de nouveau, une parole le réassure : « Va, je suis avec toi... Je t’ouvrirai la bouche... » Le prophète, sujet convoqué et ordonné, devra, pour parler, continuer à écouter.

Si maintenant, avec Paul Ricœur, nous suivons dans le Nouveau Testament cette figure du « soi répondant », nous ne pouvons pas ne pas croiser le thème de la conformité au Christ que Paul explique aux Corinthiens : « Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la Gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur, qui est Esprit » (2 Co 3, 18). Gloire de Dieu, gloire du Christ, gloire du chrétien, une chaîne se noue où le « soi christomorphe » est à la fois pleinement dépendant et pleinement consistant.

A ce stade de la réflexion, la figure augustinienne du « maître intérieur » ne peut pas ne pas s’imposer à nous. Selon Paul Ricœur, elle est un jalon important vers l’intériorisation de la correspondance entre le pôle divin de l’appel et celui, tout humain, de la réponse. En effet, lit-on dans les Confessions (XII, 40), ce n’est pas du dehors que l’homme apprend, mais du dedans, là où le Christ habite (Ep 3, 17), c’est-à-dire dans sa conscience. Mais une tension est possible - et nous le savons - entre l’autonomie de la conscience et de la symbolique de la foi. L’articulation de ces deux dimensions - qui ne sera jamais totale - est ce qui constitue la condition moderne du « sujet convoqué (6) ».

Le chrétien est donc appelé à discerner, à interpréter sa conformité au Christ dans les multiples décisions qui jalonnent son existence. Il y a là un risque, mais Paul ajoute que c’est là aussi le sujet de sa fierté (2 Co 1, 12).

Invités à donner un avenir à notre mémoire

De ce qui précède, il ressort que les chrétiens sont appelés à inventer leur identité. Mais s’exprimer ainsi ne conduit-il pas à une antinomie ? En effet, parler d’identité implique une certaine permanence et dire que celle-ci est à inventer suppose une dynamique. Ceci est vrai, mais nous ne sommes pas au rouet. Comme le remarque Paul Ricœur, nous disposons de deux modèles de permanence dans le temps. Le pre­mier est cet ensemble de dispositions acquises à quoi on reconnaît une personne. Il s’agit de son caractère, dont la dimension historique tend à se réifier. Le second est celui de la parole tenue. Mais alors que le précédent évoque finalement un « quoi », celui-ci renvoie directement à un « qui » res­ponsable. L’identité narrative surgit à la jonction de ces deux modèles (7). Mais approfondissons cette assertion.

Remarquons tout d’abord que la vie humaine est historique et que ceci est à entendre dans les deux sens du mot histoire. Si, en effet, l’existence est faite d’un ensemble d’événements, elle ne trouve vraiment sa forme que lors de sa mise en intrigue. Alors, des éléments aussi disparates que des circonstances, des intentions et des actions s’organisent selon une trame, d’un commence­ment à une fin. Ainsi, c’est par un récit exprimant à la fois une permanence (c’est bien nous à toutes les étapes) et un changement (des circonstances nous ont transformé) que la vie acquiert une réelle cohérence. Ajoutons cependant que cette dernière, loin d’être seulement de l’ordre d’un ­« désen­fouissement », est aussi quelque chose qui ressemble à une construction, puisque notre identité a pour support une narration (8).

Mais l’identité narrative ne saurait s’arrêter là. En effet, explique Paul Ricœur, nous ne nous com­prenons pleinement nous-même qu’en nous confrontant à d’autres récits où nous pouvons non seulement nous reconnaître, mais encore découvrir des aspects flous ou insoupçonnés de notre vie. Nous sommes ainsi exposés, peut-être pour la première fois, à tout l’éventail des valeurs d’une société et cette exposition élargit la manière dont nous nous percevons. L’idée d’identité narrative va jusque-là : non seulement notre identité prend forme en se racontant, mais elle se transforme en rencontrant d’autres récits qui l’enrichissent et lui ouvrent de nouveaux horizons. Pour construire notre identité, nous avons besoin de mettre notre histoire en réso­nance avec d’autres récits qui, en régime chrétien, seront essentiellement bibliques.

Cette dernière remarque nous permet d’insister sur un point fondamental. En effet, si les récits auxquels nous nous référons évoquent des faits situés dans le passé, ils nous ouvrent aussi des perspectives en nous proposant des modèles de conduite possibles. Comme l’écrit Paul Beauchamp, « la fécondité des récits bibliques n’est manifeste que s’ils suscitent une création nouvelle (9). » Paradoxalement, ces récits sont donc ouverts sur l’avenir ou, pour le dire à la manière de Paul Ricœur, l’unité narrative d’une vie est au croisement de deux éléments dynamiques : notre « espace d’expérience » et notre « horizon d’attente (10) ». Le premier, qui est la mémoire dont nous sommes porteurs, renvoie à un passé non pas figé une fois pour toutes mais susceptible de prendre de nouvelles significations. Quant au second, il est la capacité ­d’imagination qui est en nous et nous ouvre à la nouveauté ; il est de l’ordre du désir et lui aussi se modifie au cours de notre existence.

Un juste équilibre est à maintenir entre les deux : il ne faut ni rétrécir « l’espace d’expérience » - le passé est toujours à rouvrir - ni trop ouvrir ou trop fermer « l’horizon d’attente » : trop d’utopie ou pas assez dé­sespère l’action. On le voit, la constitution de l’identité chrétienne ne consiste pas dans l’assentiment intellectuel à des énoncés théologiques, mais dans le fait que l’histoire personnelle se laisse réinterpréter par des récits fondateurs. Ce travail n’est jamais achevé, mais tentons de le préciser.

Conviés à devenir fondateurs selon l’Esprit

Une première approche est possible qui permet de dire que l’on appartient à une communauté quand l’identité narrative de celle-ci devient la clé d’interprétation de son identité personnelle. De fait, selon G. Stroup, une com­munauté peut être comprise comme « un groupe de personnes qui en sont venues à partager un passé commun, qui comprennent certains événements du passé comme étant d’une impor­tance décisive pour interpréter le présent, qui anticipent l’avenir par le biais d’une espérance partagée et qui expriment leur identité dans une narration commune (11) ». On peut parler à ce sujet d’un processus d’identification. Il y a plus cependant. En effet, lorsqu’une personne rencontre les récits fondateurs d’une communauté, ceux-ci, en jouant un rôle de révélateur, la placent sur un horizon nouveau. Une telle révélation ne laisse pas cette personne indemne : elle l’interpelle et l’invite à se comprendre autrement.

Mais afin de préciser davantage ce travail des récits fondateurs, suivons une fois encore Paul Ricœur en adoptant comme lui la distinction rabbinique : la Torah, les Prophètes et les autres Ecrits, c’est-à-dire la Sagesse (12). Ces « trois écritures », selon la forte expression de Paul Beauchamp, ne construisent-elles pas l’identité croyante chacune à sa manière ?

La Torah, où s’entrecroisent des lois et des récits, fonde l’identité éthico-narrative du peuple : « Ecoute, Israël ! Le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, de toute ta force. Les paroles des commandements que je te donne aujourd’hui seront présentes à ton cœur ; tu les répéteras à tes fils [...] Tu les inscriras sur les montants de porte de ta maison et à l’entrée de la ville. » (Dt 6, 4-9).

Avec les Prophètes, nous faisons un pas de plus. Loin d’être « de simples devins du futur », ceux-ci sont « les décrypteurs et les annonceurs » d’une histoire en marche. Ils en témoignent par écrit : « Va maintenant, écris cela devant eux sur une tablette [...], et que ce soit pour l’avenir un témoin perpétuel » (Is 30, 8). Mais les Prophètes diffèrent de la Torah. Alors que celle-là fondait l’identité éthico-narrative dans la sécurité et la stabilité de la tradition, eux doivent affronter les aléas d’une histoire hostile (13).

La Sagesse, quant à elle, pourrait sembler une classe superfétatoire par rapport à la Loi et aux Prophètes, si dans la réception des écrits hébraïques était seule en cause l’identité d’Israël, que l’on a vue fondée par la Loi et les récits puis déstabilisée par la prophétie. Par la Sagesse, Israël concourt avec les nations tout en demeurant encore Israël (14).

La Torah, les Prophètes, la Sagesse constituent le Livre. Ils en définissent la clôture mais, tout autant, son ouverture et ceci contribue à élargir de façon illimitée le cercle de la constitution mutuelle de la communauté confessante et de la canonicité de ses Ecritures. Une communauté confessante n’est-elle pas une communauté interprétante et, comme aimait à le rappeler Grégoire le Grand, l’Ecriture ne progresse-t-elle pas avec ceux qui la lisent ? « Dès lors, l’identité de la communauté n’est pas seulement rythmée sur le modèle des trois écritures hébraïques et de leur prolongement chrétien, elle l’est aussi par le mouvement d’ouverture et de fermeture par lequel l’interprétation répond au rythme de fermeture et d’ouverture du Livre lui-même (15). »

Fermeture de la tradition devenue dépôt ; ouverture de l’imagination répliquant à des situations culturelles inédites ! Les communautés chrétiennes ont une expression pour désigner ce qui ainsi ferme et ouvre tant le Livre que les interprétations, l’Esprit : « Le Paraclet, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera ressouvenir de tout ce que je vous ai dit » (Jn 14, 26). Et Paul Ricœur d’ajouter : « Il ne faudrait pas dire : Parole, Ecriture et Religion ; mais : Parole, Ecriture, Esprit. L’Esprit est le plus grand cercle à l’intérieur duquel la Parole et l’Ecriture, l’Ecriture et la communauté confessante, se constituent mutuellement. »

Pour conclure cette première partie de notre réflexion et annoncer ce que nous allons développer dans la seconde, reprenons rapidement les dernières remarques de Paul Ricœur pour nous interroger sur les manières dont, comme chrétiens, nous pouvons nous situer par rapport aux textes bibliques.
Une première consiste à nous en tenir à une lecture littérale qui enferme la Parole dans les Ecritures et, par cette pratique quasi-fondamentaliste, nous n’hésitons pas à légitimer une religion faite d’obli­gations et de dévotions. Cette attitude est celle dont Marcel Gauchet dit qu’elle est devenue obsolète. Une seconde manière conduit à s’attacher moins au texte des Ecritures qu’à la Parole et, plus encore, au Christ considéré comme un modèle extérieur qu’il s’agirait d’ « imiter ». Dans cette perspective, la religion tend à céder la place à une foi plus personnelle. Cette façon de faire est celle de beaucoup de chrétiens d’aujourd’hui. Mais il existe une troisième manière de procéder. Nous venons de la présenter avec Ricœur et Beauchamp ; rappelons qu’elle diffère peu de la lectio divina et, pour une part, des Exercices spirituels qui la prolongent plus méthodiquement. Toute l’attention est ici mise sur le lecteur qui est invité à pénétrer dans le texte des Ecritures, c’est-à-dire dans la Maison de la Parole, non pour la mimer mais pour l’interpréter, la jouer « au Nom du Seigneur et guidé par l’Esprit ».
Comme l’écrivait Pierre Claverie, dans un manuscrit inédit, Le Livre des passages : « La Parole créatrice et libératrice qui a pris corps avec Jésus-Christ puis dans les Ecritures ne cesse de s’incarner dans ceux et celles qui vivent de son Esprit (16). »



Qui dites-vous que je suis ?... Tu es...

Depuis une quarantaine d’années, bien jalonnée par les textes de Vatican II et la récente exhortation pontificale, la théologie de la vie religieuse a donné lieu à de nombreuses publications. Ne pouvant reprendre tout cela en détail, je me contenterai de formuler ici une hypothèse d’après ce qui vient d’être dit. Le grand effort de la période post-conciliaire a été de présenter la vie religieuse comme une « suite radicale » du Christ. Ce faisant, on entendait se démarquer nettement de l’approche éthique et juridique qui prévalait alors. Ce fut une avancée mais nous devons aujourd’hui aller au-delà pour répondre aux questions de nos contemporains. En d’autres termes, nous devons montrer que le défi que les religieux ont à relever aujourd’hui n’est pas seulement de dépoussiérer leurs instituts mais de devenir des « inventeurs » et des « fondateurs ».

Une théologie de l’accompagnement de Jésus

La théologie de la vie religieuse, présentée au concile Vatican II, reprend en fait trois aspects d’une même réalité existentielle : un accompagnement radical de Jésus, une voca­tion charismatique dans l’Eglise, un signe eschatologique du royaume de Dieu.

Le thème de l’accompagnement (sequela et imitatio) n’est pas sans évoquer la vocation prophétique : le Seigneur demande qu’on le suive avec l’autorité de Dieu. Son appel inconditionnel exige une obéissance totale (Mc 1, 7) : le royaume de Dieu s’approche, et le groupe qu’il constitue autour de lui doit être comme une parabole en acte de cette « divine utopie » (Mc 9, 35). Parmi ses accompagnateurs, il en est douze qui seront les piliers fondamentaux de la communauté du Ressuscité, appelée l’Eglise par l’Esprit. Après la Pâque, l’appel à suivre Jésus s’est étendu. Tout homme est invité à devenir son disciple, à participer à son mystère pascal, à faire partie de sa communauté, en un mot, sous l’impulsion de l’Esprit, à cheminer sur la « voie ». Mais, au temps de l’Eglise, cet accompagnement n’est plus ni univoque ni uniforme. Selon les charismes répandus par l’Esprit, deux groupes se constituent.

Il y a d’abord les chrétiens qui sont appelés à suivre Jésus selon une ligne institutionnelle ; ils poursuivent la mission des Douze en devenant à leur tour les piliers du peuple de Dieu et les responsables de l’Eglise. Membres de la hiérarchie, ils sont appelés à exercer la charité pastorale (PO, 14) et à le faire en se sanctifiant. Mais d’au­tres, sans responsabilité ministérielle et hiérarchique, imitent eux aussi les apôtres, d’une manière radicale. Ils sont appelés à prolonger, dans la vie de l’Eglise, l’absolu du règne de Dieu. Ces deux formes ont leur autonomie et leur dynamisme propres mais, loin de s’oppo­ser, elles se complètent.

Les religieux prolongent ainsi, dans l’his­toire et la société, cette parabole existentielle du Royaume que fut la communauté historique de Jésus. Leurs ruptures, formulées de manière symbolique par leur vie communautaire et les trois vœux qu’ils prononcent, sont ce qui constitue leur manière de suivre Jésus. A chaque moment de crise où l’Eglise a semblé désorientée, l’Esprit a toujours fait renaître chez les chrétiens ce désir d’accompagner Jésus ainsi. Pour répondre aux exigences du règne de Dieu et le faire d’une manière opportune, des fondateurs et des fonda­trices ont trouvé des styles nouveaux, en lisant l’Evangile à la lumière de l’Esprit. La vie religieuse n’est donc pas une théorie en soi, mais une pratique historique de l’accompagnement de Jésus.

Tout chrétien est appelé à suivre Jésus mais il importe de rappeler à chacun le sérieux de cet appel. C’est l’une des fonctions des religieux que de le faire et, à ce titre, ils sont un signe pour le peuple de Dieu. Selon la conjoncture et les opportunités, leurs actions concrètes peuvent changer, mais leur vie renvoie toujours à quelque chose de plus profond. Elle attire, dénonce, met en route ; elle secoue, invite à un approfondissement mais, par-dessus tout, demande que l’on se réfère au Seigneur. On perçoit ainsi comment la vie religieuse peut être une épiphanie du Royaume de Dieu et, dans l’Eglise, un signe eschatologique.

Eschatologique, elle l’est par les trois vœux. La pauvreté est annonciation d’une terre nouvelle où il n’y aura plus d’inégalités ; la chasteté est signe d’un amour plus large qu’une union conjugale ; quant à l’obéissance, elle dit la liberté des fils de Dieu et leur épanouissement dans le Christ. La communauté pareillement est un signe eschatologique de la Jérusalem céleste, anticipée par la communauté chrétienne de Jérusalem (PC 15). En tout cela où tout est grâce, il apparaît que le monde ne peut être transfiguré sans l’esprit des Béati­tudes (LG 31).

Mais le « oui déjà » de l’eschatologie ne peut être sans les « pas encore » de l’histoire ! Il en résulte que, si la vie religieuse veut être réellement un signe eschatologique, elle doit s’interroger sur la réalité des chemins d’humanité qu’elle a à emprunter. C’est ce qu’ont fait les fondateurs en prêtant attention aux signes des temps et en discernant les aspects eschatologiques les plus urgents à annoncer à leur époque. Mais l’Esprit travaille aujourd’hui encore et il n’est pas surprenant de voir que la formulation de la vie religieuse, comme signe eschatologique, est différente, dans la pratique comme dans la théorie, dans les pays du Nord et dans ceux du Sud.

Les effets différenciés de la théologie conciliaire

La dimension eschatologique de la vie religieuse a rapidement été vécue, dans les pays du Nord, comme le contrepoint d’une civilisation sécularisée, enfermée dans l’immanence, l’individualisme et le provisoire. De ce fait, les théologiens ont été conduits à présenter les trois vœux de religion comme une consécration et à en mieux dire la portée anthropologique et la fonction kérygmatique. Ils ont aussi insisté sur les dimensions diaconale et communautaire de la vie des religieux en soulignant que ceux-ci devaient chercher la proximité plus que la rupture.

Dans les pays du Sud, là où les conférences de Medellin et de Puebla avaient fait de la clameur des pauvres le lieu privilégié des gémissements de l’Esprit, la dimension eschatologique de la vie reli­gieuse s’est faite prophétique. Les vœux de religion sont devenus une protestation et la communauté une alternative à la société actuelle déchirée par les égoïsmes. Il ne restait plus aux religieux qu’à se savoir poussés par l’Esprit et à se tenir prêts aux persécutions et au martyre.

Il y a donc deux théologies post-conciliaires de la vie religieuse mais il serait inexact d’affirmer que l’on est mystique dans le Nord et politique dans le Sud. En réalité, il s’agit de deux manières de relever les défis lancés qui, loin de s’opposer, s’interpellent. La première ne peut oublier sa responsabilité dans les injustices contemporaines ni assumer la modernité sans esprit critique ; à l’inverse, la seconde ne peut pas ne pas éclairer ses choix par la foi ou laisser transparaître, au cœur de sa vie, la gratuité du royaume de Dieu.

Bien des théologiens - et tout particulièrement les membres des instituts internationaux - se sont efforcés de tenir ensemble ces deux options souvent exprimées lors des chapitres généraux. Cette tâche était moins difficile qu’il n’y paraît à première vue car, au Nord comme au Sud, la vie religieuse demeure inscrite dans une ecclésiologie pensée à l’intérieur d’un imaginaire bipolaire. Un centre chrétien, des périphéries qui ne le sont pas et, de l’un aux autres, des « missionnaires » dont les religieux sont appelés à être le fer de lance !

Tout l’effort de ces dernières années a été de redéfinir les périphéries où les religieux sont envoyés et les moyens dont ils disposent pour s’y rendre, les vœux qui leur donnent une plus grande liberté et la communauté qui les assure de n’être point isolés. Des lieux et des moyens ! Sans que l’on se rende bien compte du glissement de sens que cela induit, on en est venu à désigner ces deux dimensions par le mot « charisme ». Il est donc du charisme d’un institut d’une part d’aller en tels lieux - un « faire » prophétique - et, d’autre part de s’y rendre d’une manière singulière - un « être » spirituel.

Au fil des années, ces expressions se sont répandues et il fut bientôt admis que tous les religieux avaient pour bien commun les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance et chaque institut, pour bien spécifique, une manière propre d’être et de faire. Avec un tel discours, on courait le risque de faire des religieux des super-baptisés et/ou des super-militants (17). Certains théologiens, sentant l’impasse, proposèrent donc aux religieux de se comprendre comme des « signes » dans et pour le monde par les vœux qu’ils prononcent ou par les lieux où ils s’exposent. Notons en passant que l’on retrouve ici la distinction fameuse du symbole et du symbolique qui traverse la question des sacrements.

De tels propos, loin d’être impertinents, comportent cependant deux difficultés. La première est qu’un signe est fait pour être lu et que la vie religieuse est de moins en moins évidente dans une société qui tend à devenir multipolaire, multiculturelle et multireligieuse. La seconde - qui rend ces propos plus fragiles encore - est qu’ils se fondent, non sur ce qui est au cœur de la vie des religieux, l’expérience de Dieu, mais sur les conséquences de celles-ci : les trois vœux qui disent l’enracinement existentiel et spirituel de leur liberté et les frontières qui marquent les lieux où ils entendent la risquer.

L’exhortation pontificale de 1996 et le texte récent, Repartir du Christ, son écho fidèle (18), qui rappellent que la vie religieuse doit être confessio Trinitatis (consécration), signum fraternitatis (communion) et servitium caritatis (mission), sont indéniablement d’une grande qualité et ne manquent pas de souffle. Beaucoup ont salué la manière équilibrée dont les deux théologies post-conciliaires sont reprises et l’importance accordée, dans la fidélité à une intuition forte du pontificat, à la dimension communautaire dans la vie religieuse. Malheu­reusement - et les supérieurs généraux ont été les premiers à le rappeler - ces deux textes ne parviennent pas à dire vraiment l’identité des religieux d’une manière renouvelée. En effet, l’important, pour ceux-ci, n’est pas d’abord d’ « être » ou de « faire », que de choisir de « vivre » l’Evangile avec d’autres, à la manière d’un fondateur ou d’une fondatrice.

Vivre l’Evangile à la manière de...

C’est ici explicitement que nous rejoignons nos propos tenus dans la première partie de ce papier. Mais expliquons-nous... Nous venons de rappeler qu’au cœur de la vie religieuse, il y a une rencontre personnelle avec le Christ, et non pas d’abord des « vœux » ou des « lieux ». Mais si cela est, alors il doit nous être possible de mettre en relation cette expérience christique et le récit évangélique.

Rappelons tout d’abord que les narrateurs, dans leurs récits, aménagent des plages d’identification par la configuration des personnages mis en scène et que les lecteurs vivent de cette offre narrative que favorise et nourrit la transparence des personnages. Ainsi, dans les évangiles, le réseau des personnages fixé par les narrateurs autour de Jésus renvoie les lecteurs à la multiplicité des comportements possibles à l’égard du Seigneur. Il est évident que, dans leur stratégie narrative, les évangélistes ont privilégié la complicité des lecteurs avec la figure des disciples, associés par le Christ à sa vie et bénéficiaires premiers de son enseignement. Mais la progression des récits ménage des renversements imprévus : sous la croix, ce ne sont pas les compagnons de Jésus, en fuite, mais un centurion romain qui reconnaît dans le Crucifié le Fils de Dieu (Mc 15, 39).

La transparence des personnages happe donc les lecteurs à l’intérieur du monde du récit, et les confronte au système de valeurs construit par le texte. La radicalité de l’appel à le suivre, lancé par Jésus à ses disciples, interpelle les lecteurs ; un miracle les émerveille et les apaise. Ce faisant, les évangiles sont donateurs d’identité, plutôt que de consignes éthiques. Ils font certes circuler des valeurs mais ne dictent pas de loi, parce qu’ils livrent la particularité d’une histoire. Les discours prétendent transcender l’histoire en statuant ce qui est valable pour tous et partout ; ils s’inscrivent dans le registre de l’universel. Les récits, eux, renvoient au temps. Ils disent une histoire tissée de contingences. Ils offrent aux lecteurs une identité plutôt qu’une conduite, une identité qu’ils devront en retour investir dans une histoire, la leur, faite de multiples et irréductibles particularités.

Mais redisons ceci autrement. Dans leurs récits, les évangélistes n’ont pas cherché une « mise en débat » mais une « mise en intrigue ». Mieux, ils ont permis une « mise à jour », une révélation, dans laquelle ceux à qui ils s’adressent sont eux-mêmes invités à entrer. Comme nous l’avons dit avec Paul Ricœur, il s’agit, pour eux, de faire en sorte que leurs lecteurs passent « du texte à l’action », soient conduits à le jouer, à l’interpréter. Ce faisant, il est trop clair qu’ils procèdent autrement que les historiens et les dogmaticiens (19). Le Jésus qu’ils nous présentent est plus « cru » que « décrit » ou, en d’autres termes, ce qu’ils racontent est moins une aventure concrète que les effets de celle-ci en eux. Très exactement, en racontant, les évangélistes cherchent à répondre à la question posée par le Christ : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? »

« Qui dites-vous que je suis ? »

Le temps des évangélistes - et c’est le nôtre encore - est celui qui a commencé au matin de Pâques - le tombeau vide est devenu, pour nous comme pour eux, un livre ouvert. Nous sommes appelés à dire qui nous sommes en disant qui il est. Le temps de la Résurrection et de la Pentecôte est celui de « l’invention narrative », entre le « Me voici » de Jésus qui s’expose et le « Tu es » de ceux qui le reçoivent... Mais prenons un exemple pour expliciter cela. Dans l’évangile de Marc, le jeune homme riche et l’aveugle Bartimée (Mc 10) sont invités l’un et l’autre à entrer dans la familiarité du Seigneur, à se dire en disant le Seigneur. Mais, à la différence du second, le premier ne s’y résout pas. « Qui dites-vous que je suis ? » « Rabbouni, maître chéri », a répondu l’un, tandis que l’autre en est resté au « bon maître ». Celui-là, selon Paul, n’a pas compris que « la fin de la loi, c’est le Christ » (Rm 10, 4).

La démarche de Bartimée est bien scandée : une supplique (« Jésus, aie pitié... » ), une vocation (« Appelez-le... » ), un désir (« Fais que je voie... » ), une manière de vivre (« Il chemina à sa suite... » ). Au seuil des Actes des Apôtres (Ac 1-2), la même scansion se retrouve. L’Ascension et la Pentecôte sont accomplies et ce sont les apôtres qui parlent ; l’histoire n’est pas finie : « Ce Jésus que vous avez crucifié... » (vocation), « Que devons-nous faire ? » (désir), « Que chacun de vous se fasse baptiser au nom du Seigneur... » (manière de vivre). Mais le texte continue : « Ils se firent baptiser... » (le désir prend corps) et « Cinq mille s’adjoignirent... » (d’une vocation à une vocation). La rumeur se répand donc et inscrit sa trace en tous ceux qui lui accordent créance. En ceux-là, le récit du Crucifié ressuscité prend corps jusqu’à faire d’eux une communauté animée de son Esprit. Mais appliquons cela à la vie religieuse.

« Tu es... »
Au début de tout institut religieux, comme au début de tout évangile, à la question posée par le Christ : « Qui dites-vous que je suis ? », il y a une réponse singulière : « Tu es... » Et sur cette réponse de celui ou de celle que l’on considérera bientôt comme fondateur ou fondatrice, des hommes et des femmes se sont engagés dans une histoire et cette histoire est devenue un récit de Dieu. Tel est le premier fondement de toute vie religieuse mais il en est un second, tout aussi important, où s’enracinent les instituts et c’est que montrent les récits de leurs origines en suivant d’assez près celui de la fondation de l’Eglise elle-même, telle que la raconte Luc dans les Actes des Apôtres. Nous y trouvons trois moments principaux : deux se répondent terme à terme et mettent en valeur le troisième.
Au départ, il y a une parole qui, selon Cassien, peut être de Dieu lui-même ou d’un intermédiaire, un homme ou un « événement ». Après avoir bien distingué le « vocateur (20) » du destinataire, les textes soulignent le travail de la parole du premier dans le cœur du second. Commence alors le temps du désir, de l’illusion et de la tentation. Cette première étape franchie, on entre dans le cœur du récit, le choix d’une « manière de vivre » (conversatio) qui ne tarde pas à « intriguer ». On s’entend alors sur une « manière de vivre ensemble » (propositum) et l’on se tourne vers le Pape ou ­l’évêque du lieu, à qu’il revient de dire si ce qui est vécu là est évangélique et ecclésial. L’approbation donnée, il faut mettre en forme l’expérience pour qu’elle dure (institutum). Vient ensuite le troisième temps de la fondation, l’inscription de l’intuition originale dans les déterminations traditionnelles de la vie religieuse (regula ou constitutiones). Mais cette première élaboration normative demeure ouverte sur l’avenir. Enfin, une dernière séquence évoque l’appel et l’accueil des nouveaux compagnons. Tout le dynamisme fondateur est là : d’une vocation à une vocation et, en conséquence, d’une action à une action...

Soyons plus précis. A celui qui a frappé à la porte du noviciat et qui y est entré, celui qui le reçoit sait bien qu’il a moins à lui transmettre un héritage, qu’à le faire entrer dans le dynamisme que provoque toute ouverture de testament. Et, quand l’un et l’autre lisent ensemble le récit de fondation, cette expérience ne peut que les affecter tous les deux en profondeur. Souvent, on s’inquiète de ne pas avoir de novices et l’on a grandement raison. Mais si l’on regrette cette absence en pensant seulement que des relais ne seront pas pris - et cette attitude est infiniment respectable - on manque l’essentiel. Accueillir des novices, ce n’est pas tout d’abord s’assurer de forces jeunes - même si c’est cela aussi - c’est entrer dans une nouvelle manière de croire ensemble. On ne peut être religieux que dans l’ouverture à une différence acceptée avec gratitude. L’arrivée d’un autre ou, mieux, de plusieurs autres, n’est pas une assurance pour des acquis et des compétences, c’est, au contraire, une invitation à se dépouiller de ses solidités et de ses certitudes pour pénétrer dans une autre logique, la « faiblesse de croire » ensemble.



Conclusion

Proposer d’entrer dans une démarche de fondation, à ceux que leur vie intéresse, tel est bien le défi que les religieux ont aujourd’hui à relever. Ils peuvent le faire mais à condition d’accepter de vivre, dans la « nuit » de la foi, la rencontre de plusieurs expériences de Dieu : la leur qu’ils vivent dans une fidélité inventive et celles, tout neuves, de ceux qui frappent à leur porte. Mais cette rencontre peut être aussi une douloureuse confrontation car, si elle demande que les interlocuteurs restent eux-mêmes, elle ne peut aboutir que si les uns et les autres acceptent de se déplacer. On ne pourra parler de fondation que lorsque les voix se seront fondues en une même harmonie. Mais il y a un dernier seuil à franchir. Il ne suffit pas d’être soucieux d’ouvrir, d’une façon inventive, le testament d’un groupe fondateur, il faut encore que d’autres choix se fassent. Ceux qui se présentent vont-il devenir fondateurs en vivant en communauté ou autrement ?

Au sens strict, c’est ainsi qu’il importe de faire des distinctions. Si tous ceux qui vivent dans une famille évangélique, selon un même dynamisme fondateur, peuvent se « vouer » au sens où Thomas d’Aquin employait ce mot, certains le feront sous la forme d’une « profession » et les autres d’un simple « engagement ». Plus qu’un simple jeu de mots, il s’agit d’exprimer deux enracinements différents dans les déterminations concrètes, qui affectent tout homme et toute femme : la propriété, la sexualité et la responsabilité. Faire profession dans une communauté pour y vivre toujours a d’autres implications, sur ce triple registre, que de choisir de vivre en couple ou en solitude.

Un bouillonnement de l’esprit affecte aujourd’hui les instituts religieux qui ont retrouvé un véritable dynamisme de fondation. Les chrétiens associés, qui s’y engagent, sont là pour en témoigner. Mais, en rigueur de termes, ce n’est que lorsqu’une « profession » est faite et reçue, qu’est « actualisé » ce que le groupe fondateur a voulu vivre. Faire profession, en effet, c’est s’engager, publiquement et en présence de témoins autorisés, à devenir pour toujours acteur et narrateurs d’un récit de fondation, c’est-à-dire s’engager, dans la force de l’Esprit, à donner corps, en un lieu et une histoire, à un désir mûrement réfléchi de suivre avec ceux-ci (ou celles-ci) le Christ allant vers son Père, en vivant l’Evangile, à la manière de... selon la règle et les constitutions de l’institut qui indiquent, avec précision, non seulement la façon dont la pauvreté, la chasteté et l’obéissance doivent être vécues, mais encore les lieux et les solidarités où elles s’inscriront.



NOTES

1 - Timothy Radcliffe, Que votre joie soit parfaite, Cerf, 2002. [ Retour au Texte ]
2 - Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie, Gallimard, 1998. [ Retour au Texte ]
3 - Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Flammarion, 1999, p. 68. [ Retour au Texte ]
4 - FrançoisVarillon, Joie de croire, joie de vivre, Bayard, 1981, p. 103-105. [ Retour au Texte ]
5 - Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 27. [ Retour au Texte ]
6 - Cf. Paul Ricœur, « A l’école des récits de vocation prophétique », Revue de l’Institut catholique de Paris, octobre-décembre 1988, p. 84-98. [ Retour au Texte ]
7 - « Il n’est pas de compréhension de soi qui ne soit médiatisée par des signes, des symboles et des textes... », écrivait-il dans Du texte à l’action, Seuil, 1986, p. 29. [ Retour au Texte ]
8 - Cf. Paul Ricœur, « L’identité narrative », Esprit, juillet-août 1988, p. 301. [ Retour au Texte ]
9 - Cf. Paul Beauchamp, Le récit, le corps, la lettre, Cerf, 1982, p. 246. [ Retour au Texte ]
10 - Paul Ricœur s’inspire ici du couple analysé par Koselleck, « espace d’expérience / horizon d’attente » et le rapproche de celui d’Augustin, « présent du passé / présent du futur ». [ Retour au Texte ]
11 - Cf. G. Stroup, The promise of narrative Theology, SCM Press, 1984, p. 132-133. [ Retour au Texte ]
12 - Cf. Paul Ricœur, « L’enchevêtrement de la voix et de l’écrit dans le discours biblique », Lectures III. Aux frontières de la philosophie, Seuil, 1994, p. 312-321. [ Retour au Texte ]
13 - Israël est peut-être la seule culture qui ait intégré sa destruction à la constitution de son identité. [ Retour au Texte ]
14 - Cf. Paul Beauchamp, L’Un et l’Autre Testament, Tome 1, Seuil, 1977, p. 117-118. [ Retour au Texte ]
15 - Cf. Paul Ricœur, op. cit., p. 325. [ Retour au Texte ]
16 - Cité par J.-J. Pérennès, Pierre Claverie, un Algérien par alliance, Cerf, 2000, p. 199-200. [ Retour au Texte ]
17 - On peut voir ici les sources du mauvais usage que l’on peut faire de textes comme Mutuæ relationes. [ Retour au Texte ]
18 - Le n° 3 de ce texte dit très clairement : « L’exhortation apostolique Vita consecrata a su exprimer avec clarté et profondeur la dimension christologique et ecclésiale de la vie consacrée dans une perspective théologique trinitaire qui éclaire d’une lumière nouvelle la théologie de la sequela Christi et de la consécration, de la vie fraternelle en communion et de la mission ; elle a contribué à créer une nouvelle mentalité à propos de sa mission dans le peuple de Dieu ; elle a aidé les personnes consacrées elles-mêmes à prendre une plus grande conscience de la grâce de leur vocation. » [ Retour au Texte ]
19 - Il n’est pas dans notre intention de nier l’importance de ces deux disciplines. Elles gardent, au contraire, toute leur importance régulatrice. [ Retour au Texte ]
20 - On remarquera ici la confusion souvent faite, dans les instituts féminins, entre le « vocateur » et les fondatrices... [ Retour au Texte ]


QUESTIONS

1 - Comment se construit l’identité de tout chrétien ?
2 - En quel sens peut-on dire que chaque religieux participe à la fondation de son institut aujour­d’hui ?


Annexe

Quelques traits de la vie religieuse

Dans son intervention, à Lourdes, le père Philippe Lécrivain avait fait un bref rappel historique qu’il nous a paru éclairant d’ajouter à son article.

Lorsque nous considérons les cinquante dernières années, ces années qui ont accompagné et suivi le concile Vatican II, il nous faut distinguer trois périodes.

La fin des années 50 et le début des années 60

Ce fut un véritable temps d’enthousiasme et d’aggiornamento, et pourtant la vie religieuse n’était pas au cœur du questionnement du concile Vatican II. Les grandes questions portaient plutôt sur la Révélation, l’Eglise, la liturgie, les relations avec les autres chrétiens et les autres religions.
Il n’y a donc pas eu de « grands » textes sur la vie religieuse mais le Concile l’a cependant abordée dans trois documents :
• Perfectae Caritatis, le décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse ;
• les paragraphes 33 à 35 de Christus Dominus, le décret sur la charge pastorale des évêques ;
• le chapitre 6 de Lumen Gentium, la constitution dogmatique sur l’Eglise.
Ce temps d’enthousiasme, de grande ouverture, s’est achevé avec l’exhortation apostolique Evangelica Testificatio de Paul VI en 1971, sorte de charte proposée à la vie religieuse.
On peut ajouter que peu de chrétiens ont autant renouvelé leur discours, leurs manières de faire, leurs relations avec la société, que les religieux à cette période.

De 1971 à 1985

A cette période d’enthousiasme a succédé un temps de crise très dur qui a duré une quinzaine d’années. Ces années se sont soldées non par une baisse manifeste des entrées dans nos instituts - cela avait commencé avant - mais par le départ massif d’une certaine génération.
C’est au cours de ces années de crise que nous, les religieux, avons été appelés à relire nos sources et à rédiger nos Règles de vie. Il est important de s’en souvenir : tout ce travail sur nos histoires et nos textes s’est réalisé en période de crise, ce qui a inévitablement durci quelques traits. Le Père Tillard, qui a beaucoup travaillé sur la vie religieuse à une période de sa vie, a souhaité, peu de temps avant sa mort, relire ces Règles de vie écrites par les instituts de religieuses apostoliques. Il en a colligé deux cent cinquante. On y retrouvait les mêmes structures, les mêmes références bibliques. Ce qui les différenciait, c’était les références aux textes des fondateurs.

Depuis 1985

1985, c’est le vingtième anniversaire de la fin du Concile, le début des grands synodes, la ré-écriture des Constitutions dans les congrégations.
Nous vivons une nouvelle période. Certes, comme pour tous les autres chrétiens dans l’Eglise, c’est un moment de vieillissement, d’alour­dissement. Nous vivons les conséquences de la crise : alors que les départs d’une génération ont été moins visibles pendant la deuxième période, ils se sentent aujourd’hui davantage du fait du vieillissement de la tranche d’âge concernée (entre 75 et 85 ans. C’est notre réalité démographique.
Faut-il dire pour autant, que nous sommes, aujourd’hui encore, en état de crise ? Je ne le pense pas. Dans nos instituts, nous sommes en présence d’un réalisme tout nouveau qui nous fait prendre conscience des transformations profondes de la société. Nous sommes dans la société, nous ne sommes pas à côté d’elle, nous vivons dans cette société et nous mesurons profondément tous les enjeux de cette situation. Nous avons conscience d’une nouvelle manière, pour l’Eglise, de se situer dans la société et des défis que l’Eglise latine doit relever.
Les religieux (moines, conventuels ou « de plein vent ») sont vraiment ouverts à une transformation profonde que l’on imagine assez peu quand on ne les fréquente pas de l’intérieur. Cette transformation profonde n’est pas un simple retour aux sources mais bien plutôt le désir profond d’entrer dans un nouveau dynamisme fondateur. Il ne s’agit pas, pour nous, d’être re-fondateurs, de revenir à l’origine par un effort de réforme mais d’envisager comment aujourd’hui, nous pouvons être fondateurs dans l’Eglise – car nous sommes de l’Eglise – et dans la société – car nous y vivons. Que devons-nous faire et comment allons-nous le faire ?
Une intuition nous habite : nous, religieux, avons une vingtaine ou une trentaine d’années devant nous pour nous « retourner », pour entrer dans cette nouvelle logique, une logique de fondation, de commencement et non de recommencement.


à partir de notes prises à Lourdes