Le mariage selon l’Ecriture


père Jacques de LONGEAUX
enseignant à l’Ecole Cathédrale

L’opinion selon laquelle le mariage est une vocation, au même titre que celle de prêtre, de religieuse, de religieux, de consacré(e) trouve-t-elle un fondement dans l’Ecriture ? Après avoir rappelé certains traits communs aux récits de vocation que nous lisons dans l’un et l’autre Testaments, nous réfléchirons à partir de deux textes majeurs du Nouveau Testament : le débat entre Jésus et les Pharisiens à propos de la répudiation (Mt 19, 3-9) ; l’exhortation aux époux dans l’épître aux Ephésiens (Ep 5, 21-33). Nous montrerons en quel sens le mariage peut être dit une authentique vocation selon l’Ecriture.

Il apparaîtra que le mariage, tout en étant un état de vie commun à toute l’humanité (dans l’extrême diversité de ses formes) qui plonge ses racines dans la nature même de l’homme et de la femme, trouve une référence nouvelle dans la manifestation de l’amour de Dieu en Jésus Christ. La vocation des époux chrétiens est le déploiement, dans le concret de leur existence conjugale, de l’être nouveau que l’un et l’autre sont devenus en Christ depuis le jour de leur baptême.

La vocation : une mise à part pour une mission de salut

La vocation, dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, est la mise à part d’un homme, d’une femme ou d’un groupe – et d’abord d’Israël dans son ensemble – choisi par Dieu pour une mission qui lui est confiée et dont il doit répondre. La Bible contient de nombreux récits de vocation qui présentent ces traits caractéristiques, avec des variantes, des modalités, des insistances propres à chacun. Evoquons l’appel adressé à Abraham, l’envoi de Moïse en mission au buisson ardent, l’élection du peuple d’Israël, la mise à part de la famille d’Aaron et des descendants de Lévi, la vocation des Juges et des prophètes : l’appel de Dieu chaque fois singularise, distingue, arrache à la destinée commune, à la vie que l’élu(e) aurait dû mener, au rôle social qu’il aurait dû tenir. La seule raison d’être de l’élection est la mission, qui est toujours, sous une forme ou l’autre, une médiation humaine de la bénédiction divine pour Israël et, par lui, pour tous les hommes : « Par toi seront bénis tous les clans de la terre » (Gn 12, 3).

Jésus appelle personnellement chacun des apôtres. Il établit les Douze « pour être ses compagnons et pour les envoyer prêcher, avec pouvoir de chasser les démons » (Mc 3, 14-15). L’appel met en jeu deux libertés : liberté du Christ qui choisit ; liberté de l’homme qui peut accepter ou refuser. Il provoque un départ, une mise en route, la rupture avec l’horizon familier, avec la situation établie et l’avenir attendu. Lévi quitte son bureau de douane ; Pierre et André abandonnent leurs filets ; Jacques et Jean laissent la barque et leur père ; Nathanaël se lève de sous son figuier. Comme Abraham, Moïse ou Amos, ceux que Jésus appelle pour être avec lui quittent un univers familier, s’éloignent d’une parenté, interrompent un métier. Jésus les choisit et les institue pour une mission : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8).

La radicalité évangélique

Le Nouveau Testament manifeste pleinement la radicalité (qui apparaît telle aux yeux de l’homme blessé par le péché) de l’appel de Dieu, déjà présente dans la Loi et les Prophètes.

Radicalité de l’appel à la sainteté

« Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Le chrétien ne peut s’accommoder de demi-mesures, ni se satisfaire d’aucune médiocrité. Il se sait en chemin sur cette terre. Il n’est pas encore au terme. Son état d’esprit n’est pas l’autosatisfaction du parvenu, mais l’humilité et la confiance du pèlerin.

Radicalité de l’engagement à la suite du Christ

« Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids, le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête » (Lc 9, 58). « Laisse les morts enterrer leurs morts ; pour toi, va-t’en annoncer le Royaume de Dieu » (Lc 9, 60). « Quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu » (Lc 9, 62). La réponse à l’appel du Christ ne supporte aucun délai d’attente. Rien ne doit lui faire concurrence, même les devoirs familiaux les plus pressants. Le Christ doit être préféré à tout. Laissons-nous à nouveau interroger et bousculer par l’Evangile : « Celui qui aime un père ou une mère plus que moi n’est pas digne de moi. Et celui qui aime un fils ou une fille plus que moi n’est pas digne de moi. Et celui qui ne prend pas sa croix et qui ne me suit pas, n’est pas digne de moi. » (Mt 10, 37-38).

N’édulcorons pas ces paroles et le scandale qu’elles provoquent, pour les rendre acceptables et les réduire à notre mesure. Ce scandale est celui de la Croix. Nous le savons : un christianisme qui ne serait plus signe de contradiction, qui serait devenu acceptable aux yeux du monde, serait insignifiant, et donc méprisé : du sel sans saveur bon à être jeté dehors et foulé aux pieds par les gens (Mt 5, 13) ! Oui, mais alors : le confort et la sécurité d’un foyer, le soin des enfants, l’accomplissement des devoirs familiaux, seraient-ils incompatibles avec l’urgence de l’accueil du Royaume ?

Dans la lumière du Royaume

La radicalité évangélique se comprend dans la lumière du Royaume qui est déjà là et qui vient. L’événement inouï de l’Incarnation du Fils de Dieu, de sa mort et de sa résurrection pour notre salut et notre glorification, du don de l’Esprit, fonde de nouveaux états de vie qui tranchent avec le cours ordinaire de la vie des hommes.

C’est pourquoi Jésus appelle certains à renoncer à tout ce qui fait, aux yeux des sagesses humaines, une vie réussie : le succès professionnel, le bien-être matériel, un mariage heureux, la fondation d’une famille, la construction d’une maison, la transmission du patrimoine aux enfants, la réalisation d’une œuvre qu’on laissera derrière soi : « Quiconque aura laissé des maisons ou des frères ou des sœurs ou un père ou une mère ou des enfants ou des champs, à cause de mon nom recevra le centuple et aura en héritage la vie éternelle » (Mt 19, 29).

Non que ces réalités soient mauvaises, et certainement pas le mariage et la famille. L’Eglise a toujours rejeté ce type d’interprétation des paroles du Christ. Mais celui qui les vit en limitant son horizon à ce monde-ci - qui est soumis au pouvoir de la mort - n’est pas en adéquation avec l’Evangile. Jésus ouvre un nouvel horizon. Il oriente ses disciples vers le Royaume désormais actuel, il les ouvre aux biens éternels qui sont déjà communiqués.

La radicalité évangélique n’est pas un rejet délirant de ce monde-ci pour se réfugier dans un monde imaginaire. Elle n’est pas une attitude nihiliste motivée par une secrète haine de la vie. Elle n’est pas un idéal tellement élevé qu’il serait inaccessible à la faiblesse humaine. Elle est la traduction, dans le concret de l’existence, de la nouveauté advenue avec le Christ. Elle est la radicalité même de l’amour qui, loin de nier l’homme, accomplit sa vérité d’être créé à l’image et ressemblance de Dieu. Elle est le fruit de l’Esprit répandu dans les cœurs moyennant la foi.

Mariage et radicalité évangélique

Le mariage et la vie familiale sont-ils compatibles avec la radicalité évangélique ? Se marier, fonder une famille, est-ce rester solidaire du monde ancien, de façons de vivre désormais périmées, soudainement vieillies, rendues caduques par la venue du Christ et l’effusion de l’Esprit ? La lecture des deux textes majeurs du Nouveau Testament sur le mariage (Mt 19, 3-9 et Ep 5, 21-33), montrent que le mariage, loin de demeurer extérieur à la nouveauté du Royaume, est appelé à y être inséré et à y trouver sa pleine vérité. L’indissolubilité du mariage ne doit pas être comprise d’abord comme l’interdit du divorce, mais positivement comme la bonne nouvelle de la plénitude d’un amour qui va jusqu’au bout. Elle caractérise la vocation des époux baptisés à vivre la radicalité évangélique à la suite du Christ.

La vocation à aimer jusqu’au bout

L’enseignement de Jésus sur l’unité du mariage en Mt 19, 3-12 a pour contexte et pour prétexte une question disputée entre les docteurs, soumise à Jésus pour le mettre à l’épreuve : « Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour n’importe quel motif ? » Nous n’entrerons pas ici dans les multiples débats suscités par la réponse de Jésus. On en connaît l’importance pour la question vive des chrétiens séparés, divorcés, divorcés remariés. Soulignons simplement un point essentiel pour notre sujet : à cet endroit, Jésus manifeste quelle est la vocation de l’homme et de la femme dans le projet divin (sans « condamnation » de ceux qui pour une raison ou l’autre vivent douloureusement une situation d’échec). Le couple humain est appelé par le Créateur, dès l’origine, à être « une seule chair ». En langage contemporain : à former une communion indissoluble des personnes, une communion de vie et d’amour. Cette vocation est inscrite en eux, dans la féminité et la masculinité, antérieurement à toutes les déterminations culturelles qui donnent forme concrète au mariage. Elle se heurte à l’obstacle du péché en l’homme (homme et femme), à son « cœur endurci » : « C’est à cause de votre dureté de cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes » (Mt 19, 8). Jésus n’enseigne pas l’unité du mariage comme une réalité inaccessible mais comme une vocation à vivre. Le don de l’Esprit change le cœur de l’homme, transforme son « cœur endurci » en cœur de chair. L’enseignement du Christ est Bonne Nouvelle de l’amour humain qui puise à la source de l’amour de Dieu communiqué dans l’Esprit. On ne peut le confondre avec un légalisme sans pitié qui en rajouterait à la dureté d’une interprétation de la Loi contre laquelle Jésus ne cesse de s’élever. Mais on ne peut le confondre non plus avec une fausse idée de la liberté individuelle qui n’est que le libre cours donné à nos égoïsmes. La Bonne Nouvelle de l’amour est l’extrême exigence d’un amour qui va jusqu’au bout du don mutuel de soi à l’autre, qui fait éclater tous les replis intéressés sur soi-même. L’indissolubilité du mariage est loi du Christ, loi de l’Esprit.

La vocation originelle

La vocation au mariage est inscrite en chacun de nous par le Créateur. Elle est la vocation fondamentale de tout homme et de toute femme sur terre. Elle n’est donc pas à mettre exactement sur le même plan que l’appel à la vie consacrée. On le sait : l’authenticité de l’appel au célibat consacré d’un homme ou d’une femme qui déclarerait « ne pas avoir la vocation au mariage » fait question. Nous sommes, en un certain sens, tous appelés ici-bas à vivre la communion conjugale et la construction d’une famille. Seulement, certains sont mis à part pour être plus étroitement les compagnons du Christ, pour vivre comme lui de l’amour du Père, et recevoir de lui des frères et des sœurs à aimer. Le célibat consacré comporte toujours une part de renoncement. Il ne fait cependant pas violence à notre nature créée. Il anticipe mystérieusement l’état qui sera le nôtre dans la vie éternelle : « A la résurrection, en effet, on ne prend ni femme, ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel » (Mt 22, 30). Il manifeste que notre vocation fondamentale est d’être un avec le Christ, comme l’épouse et l’époux, dans la communion trinitaire.
On retrouve, analogiquement, dans le mariage les éléments caractéristiques des récits bibliques de vocation :

Une mise à part. L’être aimé est unique, il est à part de tous les autres : « Qu’a donc ton bien-aimé de plus que les autres ? » demande le chœur à l’amante du Cantique. « Mon bien-aimé est frais et vermeil, il se reconnaît entre dix mille » répond-elle (Ct 5, 9-10).
Un choix gratuit : le mariage est fondé sur l’élection mutuelle de l’homme et de la femme, le double « oui » demandé, accordé, reçu, tel qu’il est exprimé dans l’échange des consentements. Ce « oui » est une grâce : il ne peut être ni exigé, ni revendiqué, ni mérité.
Un départ : de même qu’Abram s’en va de son pays, de sa parenté, de la maison de son père (cf. Gn 12, 1), ainsi l’homme « quittera son père et sa mère et il s’attachera à sa femme » (Gn 2, 24). Le mariage demande de renoncer au monde connu, éprouvé, de l’enfance, à la protection des parents, pour l’aventure d’une relation nouvelle.
Une mission : de même que Dieu bénit Abraham et fait de lui une bénédiction pour toutes les familles de la terre (cf. Gn 12, 2-3), ainsi Dieu bénit le couple humain et fait de lui, par sa fécondité (qui prend de multiples formes), une source de bénédiction (cf. Gn 1, 28).

Le mariage dans le Seigneur

Dans la première épître aux Corinthiens (7, 39), saint Paul demande aux veuves qui veulent se remarier de ne le faire que « dans le Seigneur ». « Se marier dans le Seigneur », ce n’est pas seulement épouser un chrétien ou recevoir une bénédiction à l’occasion de la célébration familiale du mariage, mais c’est mener une vie conjugale tout entière conforme au Christ. Les réalités de la vie conjugale trouvent dans le Christ leur référence et leur source définitives. C’est au chapitre 5 de l’épître aux Ephésiens, versets 21 à 33, qu’est formulée de la façon la plus explicite la vocation des époux chrétiens dans le Christ.

Ce texte a mauvaise réputation aujourd’hui, en raison de l’injonction faite aux épouses d’être soumises à leur mari. Il vaut à saint Paul d’être suspect de misogynie. Lu autrefois obligatoirement à chaque célébration de mariage, il est aujourd’hui très rarement choisi par les fiancés. On court ainsi le risque d’occulter le message essentiel de ce texte : les époux sont appelés à se comporter l’un vis-à-vis de l’autre, et vis-à-vis de leurs enfants, en accord avec l’homme nouveau qu’ils sont devenus dans le Christ depuis leur baptême. Jésus est allé jusqu’au bout du don de soi par amour, il a pris la place de serviteur au lieu de chercher à dominer, à occuper la première place (cf. le lavement des pieds, Jn 13, 1-17 ; l’hymne aux Philippiens, Ph 2, 1-11). Qu’est-ce que cela dit aux conjoints chrétiens, pour le quotidien de leur relation, s’ils veulent prendre vraiment au sérieux l’Evangile ? C’est à cette question que répond Ep 5, 21-33.

L’essentiel qui est à retenir, au-delà des contingences culturelles, est la référence du couple chrétien à l’union du Christ et de l’Eglise : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise : il s’est livré pour elle. » Par le sacrement, l’union conjugale est configurée au « grand mystère » de l’union du Christ et de l’Eglise. Elle en vit et en est le signe. C’est en contemplant le Christ qu’est révélée aux époux la profondeur, la beauté de leur vocation. C’est dans le mystère pascal que se découvre la qualité de l’amour qu’ils ont mission de se porter pour leur bien, pour celui de leurs enfants et pour la joie du monde dans lequel ils vivent. Cet amour est don mutuel, obéissance (c’est-à-dire écoute) réciproque, qui se vit et grandit dans le quotidien de l’existence. L’apparente banalité de la vie ordinaire est le lieu saint de l’extraordinaire de l’amour.

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La vocation des époux chrétiens s’enracine dans leur féminité et masculinité et dans leur dignité de baptisés. Ils sont donnés l’un à l’autre dans le sacrement de mariage pour vivre l’aventure d’une relation féconde, pour construire une communion qui donne une visibilité à l’amour qu’est Dieu, pour être une icône du Dieu Un et Trine. C’est dans le Christ que la fidélité des époux et l’indissolubilité du mariage trouvent leur sens plénier : ils sont l’expression d’un amour qui va jusqu’au bout. Les vocations sont complémentaires. Mariage et vie consacrée sont l’un et l’autre des dons de Dieu à l’Eglise et au monde, qui ne peuvent faire défaut. Les époux rappellent aux consacrés, particulièrement à ceux qui vivent seuls, que l’amour ne peut se payer de mots, que l’enjeu de l’amour c’est la relation concrète, le coude à coude quotidien avec l’autre : « N’aimons ni de mots ni de langue, mais en actes et en vérité » (1 Jn 3, 18). A l’inverse, les consacrés rappellent aux époux qu’ils ne doivent pas limiter leur horizon aux préoccupations et aux ambitions de ce monde ci, car « elle passe la figure de ce monde » (1 Co 7, 31).