Peut-on parler de "missions" du couple ?


Xavier LACROIX
doyen de la Faculté de théologie de Lyon

Il peut paraître surprenant de parler de mission du couple à l’heure où les deux maîtres-mots, à propos de sa constitution, sont « désir » et « projet ». Il semble aller de soi, pour l’opinion commune, et même pour la plupart des discours en sciences humaines, que l’histoire de la formation d’un couple est d’abord et avant tout celle de la rencontre entre deux désirs, elle-même le fruit de la résonance entre deux psychismes. Ou alors, si l’on parle en termes d’engagement, faisant plus appel à la décision et à la volonté, c’est la notion de projet qui sera reine. « Quel est votre projet de couple ? » « Rédigez un projet »...

Il y a dans tout cela une part de vérité : la naissance d’un couple durable, dans nos cultures du moins, présuppose cet ensemble étonnant de phénomènes, en dernier ressort inexplicables, qui donnent lieu à ce que l’on appelle « l’état amoureux », lequel joue un rôle irremplaçable dans la constitution du lien. Il est vrai aussi qu’une visée commune, un cap, un horizon, la volonté de construire une histoire commune originale font partie des ingrédients dynamisants de l’engagement conjugal.

Mais il est un point commun à toutes ces données, qui en marque du même coup la limite. Tout cela vient du moi, des deux « moi » des conjoints, de leurs affects, de leurs idées, voire de leurs rêves.

Or, se marier, c’est plus que former un couple. La notion de mariage est incomparablement plus riche que celle de « couple », surtout en christianisme. Si nous allons tout droit à la perspective chrétienne, il apparaît que se marier, c’est répondre à un appel. Ce qui suppose d’avoir entendu celui-ci, d’avoir prêté l’attention à une voix qui vient de plus loin que soi, de plus loin que l’ego. Appel qui, en latin et en Eglise, se nomme « vocation ».

Etre appelé, c’est être envoyé

Le mariage serait-il une vocation ? La question est parfois débattue, dans la mesure où le mot ne prend sans doute pas le même sens selon qu’on désigne une « mise à part », qui comporte un certain caractère exceptionnel, pour une fonction bien spécifique dans l’Eglise, ou selon que l’on associe ce terme au baptême, pour désigner l’appel auquel doit répondre tout disciple du Christ. C’est dans cette seconde perspective que je me placerai sans hésiter en raison, d’une part, de la pertinence de la notion de « vocation baptismale » que le concile Vatican II a mise en valeur, d’autre part parce qu’il me paraît très important qu’au moment de se marier, avant de se marier, chaque personne se demande si telle est bien sa vocation, si elle est bien appelée à vivre :

- dans le mariage,

- avec celui-ci ou celle-ci.

A cette vocation intime correspond - ou devrait correspondre - un autre appel ou une autre dimension du même appel, plus extérieure, qui vient de l’Eglise, passant par les communautés concrètes d’appartenance. Etre appelé, c’est être envoyé. Selon le terme traditionnel et, encore une fois, latin, c’est recevoir une mission.

« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jean 20, 21). Etre davantage conscients que se marier, c’est recevoir une mission, une mission aux dimensions plurielles, aiderait sans doute les couples naissants (et les moins jeunes !) à dépasser une conception seulement subjective, affective leur union. Cela les aiderait aussi à dépasser une conception de celle-ci exclusivement privée, intime, duelle.

Un ministère

Il est devenu courant aujourd’hui d’affirmer que les époux sont les « ministres » du sacrement de mariage. Tellement courant qu’il me paraît parfois utile de rappeler l’importance de la place de cet autre ministre qu’est le célébrant. On ne « se donne » pas un sacrement, on le reçoit. Est-on bien conscient alors que derrière le terme « ministre », il y a celui de « ministère » ? Se marier, c’est recevoir un ministère. Dans Familiaris consortio, Jean-Paul II ne craint pas de parler à plusieurs reprises du « ministère des époux ». Ministère d’éducation, d’évangélisation et de catéchèse, « qui doit demeurer en union étroite et s’harmoniser consciemment avec tous les autres services d’évangélisation et de catéchèse existant et agissant dans la communauté ecclésiale (1) ».

Un ministère est un service (2), reconnu par l’Eglise comme contribuant à sa vie. Se marier, c’est recevoir de l’Eglise l’appel à une tâche, à toute une série de tâches. On aura pu relever, dans la citation qui précède, que ces services ne concernent pas seulement la famille en son intimité, mais qu’ils sont en corrélation avec la vie plus large d’une communauté. La mission des époux-parents n’est donc pas seulement une mission privée, c’est une mission ecclésiale, ce qui veut d’abord dire communautaire.

Il est devenu classique de dire que la famille est « la cellule de base de la société ». Soit. Mais quelle serait la vie d’une cellule qui ne serait en relation, en interrelation d’échanges étroits avec celle d’un plus grand corps ? Corps social, corps communautaire, corps ecclésial. Il peut alors s’avérer utile de recenser quelques-unes unes de ces missions que le couple reçoit en se mariant.

Je dis bien « missions du couple ». Je ne parle pas seulement de l’addition de deux missions individuelles. Chaque personne, certes, dans le couple, garde sa vocation personnelle et peut se voir investie de missions qui lui sont propres. Affirmer la vocation commune du couple n’est pas nier cela. Le couple selon l’Evangile est celui où les missions personnelles et celles du couple s’allient, se « marient », s’enrichissant mutuellement. Tel n’est pas toujours le cas, certains diront même que cela est rare, mais là est le meilleur, la vérité de l’appel.

Profils

Certaines missions sont donc confiées au couple comme tel. Ebauchons seulement la recension de quelques-unes d’entre elles.

Donner la vie et la faire grandir

La génération ne répond pas seulement à un « désir » ou à un « besoin ». Dans la perspective biblique, elle est aussi, et même d’abord, réponse à un appel, appel qui vient du Créateur. Il s’agit, ne l’oublions pas, du premier commandement de toute la Bible, précédé d’une bénédiction : « Dieu les bénit et dit : “Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la” » (Gn 1, 28). Nous ne procréons pas seulement pour, selon l’expression de madame Badinter, « nous reproduire nous-mêmes (3) », mais pour répondre à l’appel de la plus haute vie. Pour, selon une expression du judaïsme, « multiplier dans le monde l’image de Dieu ».

Mission d’éducation

Que l’éducation réponde à une mission peut sembler évident, mais en prendre conscience incitera à moins la concevoir en fonction de nos seuls projets, des seules catégories issues de notre psychologie ou de notre milieu social. La question « Quels serviteurs de l’Eglise et de l’humain avons-nous reçu mission d’aider à grandir ? » conduira sans doute plus loin, voire sur d’autres voies que : « De quelle réussite rêvons-nous spontanément pour nos enfants ? » Les enfants, à leur tour, auront plus de chances de penser leur avenir en termes de mission si leur famille est elle-même reliée à un corps communautaire plus large, à un réseau de relations et de liens où retentit l’appel évangélique.

Mission d’accueil et d’hospitalité

Il est certain qu’un individu, un célibataire, peut être accueillant et inviter dans sa maison avec bonheur. Mais il s’avère aussi qu’être reçu par un couple, dans une famille a quelque chose de spécifique. L’alliance du masculin et du féminin, l’ombre lumineuse de mystère autour de ce lien qui se donne à voir tout en restant invisible, tout cela constitue comme un « foyer », auprès duquel il peut faire bon se réchauffer. Les chances et les atouts de celui-ci sont pour les conjoints autant de responsabilités ou de missions : la joie est faite pour être partagée.

Mission sociale et communautaire

Il serait intéressant d’étudier, là encore, ce qu’un couple ou une famille peut apporter en propre à la vie d’un quartier, d’une association, d’un mouvement, d’une communauté. Les célibataires s’y investiront autrement, parfois davantage. L’enga­gement d’un couple ou d’une famille a une autre teneur. Est-ce parce qu’ils représentent un pôle de stabilité ? Parce qu’en amont de ce qu’ils apportent, on devine le terreau d’échanges antérieurs, de traversées de difficultés, de l’exercice d’une responsabilité à long terme ? Est-ce parce que l’on devine en eux « les aventuriers des temps modernes », qui ne risquent pas leur vie propre seulement, mais celle de tous leurs proches ? Tout cela serait à approfondir.

Mission d’évangélisation

La mission d’évangélisation « propre à l’Eglise domestique (4) » est à comprendre dans la ligne de ce qui précède et aussi dans celle de la réalisation d’une communauté au sens fort, c’est-à-dire d’un lieu de partage spirituel, dans lequel la prière et l’écoute de la parole de Dieu aient leur place, toute leur place. Il n’est pas facile aujourd’hui de mettre en œuvre cela, il s’agit pourtant du roc, du rocher d’où provient la source de toute autre mission. Rien ne peut remplacer dans la mémoire profonde d’un enfant, mémoire qui l’accompagnera toute sa vie, qu’il en ait conscience ou non, ces moments où il a vu prier son père, sa mère et où il lui aura été donné, par grâce, de prier avec eux.

Mission prophétique

Je mentionne en finale la mission qui s’avère être la première : la mission du couple est d’abord de rendre vivant un lien qui traverse le temps et les épreuves. Mission « prophétique », et non d’exemplarité. Je ne parle pas exactement de « témoigner de l’amour » comme s’il s’agissait de se donner en exemple. Mais il s’agit de rendre réelle une espérance. Comme celui qui a prouvé le mouvement en marchant, de prouver la fidélité en l’incarnant. Je pense ici à la formule de Denis Sonet selon laquelle celle-ci consiste « à rendre l’impossible possible en le croyant possible ». Que des êtres attestent que la vie commune est possible, avec un être unique, à travers les changements et les tempêtes de la vie, aujourd’hui, est capital. L’enjeu spirituel en est immense. J’oserais dire que le simple fait que cela soit réalisable ou non change tout, pour la compréhension en profondeur de l’humain, de la personne, de sa liberté et du prix de son unicité.

* *

Il n’est certainement pas dépourvu de sens que, lors de leur premier envoi en mission, Jésus ait envoyé ses disciples « deux par deux » (Mc 6, 7). A chaque couple de discerner sa ou ses mission(s). Pas plus qu’il n’y a deux histoires identiques, il n’y a pas deux missions identiques. Certaines sont imprévisibles : pensons par exemple à celle du couple où l’un des deux conjoints est tombé gravement malade, ou a été accidenté.

J’ai voulu ici souligner principalement deux traits :

- la mission est reçue, on ne « se la donne pas »,

- si elle vient de plus loin, la mission va aussi plus loin : elle est en avant, bien au-delà du cercle clos que les seules notions de « couple » ou de « famille », à elles seules, pourraient dessiner. « En ce chemin, entrer en chemin, c’est laisser son chemin (5). »

Notes

1 - Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris consortio, § 39 et 53. [ Retour au Texte ]

2 - Tel est le sens de ce mot en latin : ministerium, fonction de serviteur. [ Retour au Texte ]

3 - « Nous faisons des enfants pour nous reproduire nous-mêmes, nous voir, nous admirer dans cet autre qui est une partie du moi. » E. Badinter, L’un est l’autre, 0. Jacob, 1986, Livre de poche, p. 326. [ Retour au Texte ]

4 - Familiaris Consortio, § 53. [ Retour au Texte ]

5 - Jean de la Croix, La Montée du Carmel, II, 4. [ Retour au Texte ]