Le mariage, chemin de sainteté


Mgr Guy THOMAZEAU
évêque de Montpellier

Les mots s’abîment quand un usage abusif les maltraite. A notre époque, sous le prétexte de faire image, que d’exemples de telles dérives pourraient être cités, comme l’utilisation du mot « messe » pour qualifier de grands rassemblements sportifs dans les stades. Bien des expressions religieuses sont, de la sorte, détournées de leur signification première, à commencer par le mot clef de l’Evangile, « charité ».

L’objet précis de ce billet est de tenter d’éclairer en quoi l’emploi du mot « vocation », quand il s’agit du mariage, utilise à bon escient ce terme du vocabulaire chrétien. En quelques enjambées, il faut revenir au parcours des hommes que le Seigneur appelle tout au long de la Bible. Ce n’est pas un détour superflu pour répondre à la question.

UN PEUPLE D’APPELES AU MYSTERE DE L’ALLIANCE

Quand il s’agit de la question du couple, la référence première demeure celle du livre de la Genèse avec le récit de la création. « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; homme et femme il les créa. Dieu les bénit et Dieu leur dit : “Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la.” » (Gn 1, 27-28) ». La Condition humaine, titre d’un roman d’André Malraux, est comme déjà inscrite dans ces versets.

Au chapitre douzième de la Genèse, la Bible met en exergue : « vocation d’Abraham ». En effet, Abraham est le premier appelé de la longue histoire du salut. Dès lors, la Sainte Ecriture mentionne, à toutes les étapes majeures, l’intervention de Dieu qui choisit des hommes selon son cœur, pour préparer le salut en Jésus-Christ.

L’appel est souvent personnalisé. Moïse reçoit ainsi la mission de conduire le peuple de Dieu vers la Terre Promise après l’alliance au Mont Sinaï, et les tables de la Loi avec le Décalogue lui sont confiées.

Ici, quelques jalons suffisent, mais j’aime évoquer l’appel de l’enfant Samuel, enfant du miracle pour Anne et Elqana (1 S 1). Samuel entend un appel personnel dans la nuit, dont il ne comprend l’origine que grâce à l’expérience spirituelle d’un grand priant, le prêtre Eli dont les yeux faiblissaient et que Samuel servait dans le Temple du Seigneur. L’initiation chrétienne dans le catéchisme intègre toujours cet exemple de l’appel entendu par le jeune Samuel, que les enfants mémorisent aisément.

Enfin, selon le bel arbre de Jessé, le fruit de ce parcours du peuple de l’alliance sera Marie, la fille de Sion, la Mère de Jésus. Marie par son Fiat, son oui à Nazareth, répond à l’appel du messager de Dieu, en consentant à l’action de l’Esprit Saint qui la prend sous son ombre. Marie achève en sa personne la révélation de la tendresse de Dieu pour son peuple et pour tous les enfants des hommes. Le Seigneur appelle chacun par son nom.

DU MOT VOCATION

L’Eglise a reçu du Christ la mission d’annoncer l’Evangile et de baptiser au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Le baptisé devient ainsi enfant de Dieu et frère du Christ, et par là même membre de l’Eglise. Avec la grâce de Dieu, sa vocation sera de vivre pleinement cette condition de personne « à l’image de Dieu », faite pour aimer et être aimée en suivant le chemin que Jésus nous montre.

Le garçon ou la fille qui a reçu le baptême est donc appelé nominalement par son « nom de baptême ». Au passage, je vérifie lors des confirmations que certaines familles perdent de vue l’importance du choix du nom de baptême. Elles privent l’enfant du repère d’un saint protecteur en suivant une mode médiatisée de prénoms parfois ahurissants et, qui plus est, difficiles à porter pour l’enfant.

On peut espérer qu’un jeune chrétien, lorsqu’il a effectué le parcours de l’initiation chrétienne, ait compris le lien filial qui le fait participer à l’alliance nouvelle avec le Christ vivant. Cette relation au Seigneur respecte parfaitement sa condition de personne à l’image de Dieu et donc sa liberté. Le Seigneur ne saurait détruire sa propre œuvre de création. Je songe à ce mot de Péguy, inspiré par Grégoire de Nysse et qu’il prête à Dieu : « Etre aimé librement, rien ne pèse ce poids, rien ne pèse ce prix. C’est certainement ma plus grande invention. »

Dès lors, la vocation personnelle de chacun, dans l’exercice de sa liberté, est de choisir sa route en recherchant le projet créateur de Dieu sur lui. « Que ta volonté soit faite » : cette invocation du Notre Père n’aliène aucunement la liberté personnelle si on a compris que le chemin du bonheur passe par le croisement créateur de ma liberté, de mon consentement actif et du projet de Dieu. Cela exige la patience d’un discernement qui ne fait jamais l’économie de la durée.

L’usage ecclésial du mot « vocation » a son importance. Il a une histoire. Si tout baptisé est appelé à la sainteté de sa condition d’enfant de Dieu, le mot vocation a été employé de façon caractérisée pour parler de la vocation de prêtre ou de religieux(se). Il faut reconnaître que l’emploi du terme a été comme parasité par une hiérarchisation compréhensible mais qui n’est pas sans conséquence. Y a-t-il une vocation supérieure aux autres ? Je crains là une dérive dangereuse pour la liberté du discernement.

Certes, l’Eglise a besoin de prêtres, de religieux, religieuses et de consacrés, mais c’est le Seigneur qui appelle et qui fait signe. Tous, comme baptisés, nous avons vocation à la sainteté, ce qui passe par la mystérieuse rencontre de l’appel du Seigneur qui croise une liberté d’homme. Il y a des signes jamais contraignants. Qui sait, quelqu’un peut avoir eu le début d’un appel, mais si c’était péché de prendre un autre chemin, je ne serais plus vraiment libre. Celui qui esquive un tel appel passe sans doute à côté d’un plus grand bonheur, et je pense à la tristesse du « jeune homme riche » qui ressentait un appel personnel à la vie parfaite. Ce qui me paraît certain, c’est que Jésus est venu porter au monde la Bonne Nouvelle, et notre vocation est d’être heureux et même « bienheureux » dans l’accomplissement de notre vie. La joie dans la durée, compatible avec les épreuves, reste un signe déterminant que notre vie voulue sous le regard de Dieu s’accorde en profondeur avec le talent confié.

LE MARIAGE COMME VOCATION

Il a fallu une longue maturation de la pensée chrétienne sur la vie du couple pour que, libre d’une fausse hiérarchisation, apparaisse en pleine lumière combien le mariage était lui aussi vocation, chemin de sanctification, et non pas la route de ceux qui n’avaient pas le courage de faire « mieux ». A cet égard, je ne cache pas tout ce que j’ai reçu du Père Caffarel que j’ai vu régulièrement jusqu’à la veille de sa mort.

Nous sommes tous appelés à la sainteté par des chemins différents. Si le mariage n’était pas vocation à la sainteté, pourquoi l’Eglise catholique aurait-elle l’audace de célébrer l’alliance conjugale comme chemin de sanctification ? La spiritualité conjugale nourrit cette compréhension de l’alliance vitale de l’époux et de l’épouse dans leur donation mutuelle où le mystère du salut en Jésus-Christ est à l’œuvre.

Le mariage n’usurpe pas d’être qualifié de « vocation » quand il est vécu comme le chemin de sainteté qu’est l’acte d’aimer. Il m’arrive de dire à des jeunes, qui me confient qu’ils sont « allés trop loin », que le péché n’est jamais « d’aller trop loin », mais de ne pas aller assez loin, au sens d’une courte vue. On n’aime jamais trop, mais on peut mal aimer : là serait l’imperfection ou le péché.

« Dieu est plus grand que notre cœur » (1 Jn 3, 20). Le parcours de notre vie est justement cette œuvre créatrice : laisser grandir notre cœur dans la force d’aimer à la manière de Jésus. Par le chemin du mariage, les époux peuvent grandir ensemble en leur cœur, croître dans l’amour pour le conjoint devenu le premier prochain au prix, certains jours, d’un déchirement. Il y a des souffrances qui ne sont pas signe de mort mais de croissance, comme le cœur de Jésus transpercé d’amour sur la croix. Cette croissance du cœur déborde sur les enfants et sur tous ceux qui sont reçus dans le foyer. Cette croissance permet que le mariage « devienne » vocation, qu’il soit progressivement vécu par les deux époux comme une vocation à la sainteté par et dans le mariage, grâce à l’entraide mutuelle.

Oserai-je dire et témoigner de ces fruits de sainteté que j’ai perçus à distance en voyant l’accompagnement par un des époux de son conjoint qui franchissait le passage de la mort. Comme je comprends l’audacieuse expression du Père Carré : « Compagnons d’éternité ».

Oui, l’amour conjugal dans la lumière de l’Evangile ne divise pas le cœur de l’homme et de la femme, comme si leur tendresse mutuelle était soustraite au Seigneur. C’est au cœur même de la tendresse des époux que le Seigneur est présent dans le mystère de la création, Lui qui « vit que c’était bon ».

Certes le mariage n’est pas le but de la vie, le sacerdoce non plus. Mais le mariage est un chemin vers le Royaume de Dieu par l’alliance de ceux qui, ensemble, au jour des noces, ont bu à la coupe eucharistique, celle de « l’Alliance nouvelle et éternelle ». D’avance ils ont uni ce don à l’offrande du Christ qui a aimé les siens jusqu’au bout.

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Dans la brièveté, suis-je parvenu à faire comprendre que le mot vocation n’est pas dénaturé pour parler du mariage, à condition de bien situer le mariage dans l’ensemble du mystère de l’Eglise ? Le mariage ne fait aucunement concurrence aux vocations sacerdotales et religieuses. D’ailleurs j’ai l’intime conviction que c’est dans la sainteté des couples chrétiens, qui aujourd’hui peinent sur la route dans la fidélité à la vocation du mariage sacrement, que se prépare la naissance des enfants à qui le Seigneur demain fera signe par le « viens et suis-moi » de l’appel apostolique.