Choisis donc la vie


Yves et Béatrice LESAGE
responsables de la préparation au mariage, Centre Manrèse, Clamart

Il est tout à fait surprenant, à une époque où beaucoup de comportements sont remis en question, de constater la vitalité du mariage, l’aspiration profonde à une vie commune heureuse entre maris et femmes et la recherche perpétuelle, renouvelée même, d’un engagement mutuel sans limite… Quels que soient les lieux où nous pouvons nous rendre à travers le monde et les circonstances de nos rencontres, en tous temps, nous nous trouvons environnés de personnes mariées, qui s’aiment et ont fondé une famille. Le fait de se marier est universel. Il est bien naturel, en ce sens qu’il répond fondamentalement à l’état de nature d’hommes et de femmes créés pour s’unir ; le récit de la Création en rend compte, en affirmant que « Homme et femme, Il les créa, et Il les bénit pour être féconds et soumettre la terre » (Gn 1, 27-28) et « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie… » (Gn 2, 18). Nous voyons bien que ceci vaut pour tout homme, croyant ou non !

Se demander si, pour des chrétiens, le mariage peut correspondre à une vocation revient à poser la question : Dieu appelle-t-il certains chrétiens à choisir de se marier pour le suivre ? La vocation est en effet la façon personnelle, unique, de répondre à un appel de Dieu, dans la perspective d’une mission. Le terme de vocation serait-il réservé à ceux et celles qui prennent un engagement de célibat par amour exclusif de Dieu, au service d’un engagement religieux dans l’Eglise ? Ne peut-il être plutôt considéré comme une manière de répondre de tout notre être à l’appel de Dieu qui veut faire alliance avec chacun d’entre nous, en consacrant toute notre capacité de nous donner à le louer, l’aimer et le servir, quel que soit notre état de vie ? Cette vocation « baptismale » nous paraît bien ouverte à tous les chrétiens, « peuple de prêtres, peuple de prophètes, peuples de rois » !

En effet, quel est le premier appel de Dieu qui se révèle à l’homme ? Nous le trouvons dans le livre du Deutéronome : « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta postérité vous viviez, aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui ; car là est ta vie… » (Dt 30, 19-20).

Pour Béatrice et moi, le jour où nous avons décidé de nous marier, alors que nous nous posions précisément chacun la question de notre « vocation », nous avons été emportés par cette certitude de « choisir la vie » en nous engageant l’un avec l’autre devant Dieu qui nous avait fait nous reconnaître. Nous chercherions, avec Lui, à être co-créateurs de toutes les façons qui nous seraient données de vivre, ensemble, dans un même oui à ce qui se présenterait, sur le chemin de chaque jour, aux pèlerins que nous sommes… Pour cela, nous nous engagerions devant Dieu, en lui demandant de recevoir chaque jour la grâce du sacrement de mariage.

De fait, le mariage chrétien n’est pas un sacrement comme les autres, car « il vient se greffer sur une réalité humaine qui le précède, qui existe sans lui 1 », l’union de l’homme et de la femme. « Dans le oui de l’un à l’autre, vient se glisser le oui au Tout Autre, qui vient habiter le consentement des époux et lui donner vie et consistance… » C’est à partir de cette constatation que l’on peut parler d’une vocation du mariage chrétien : celle d’aimer ensemble notre Dieu, de nous attacher à lui, et de répondre ensemble aux appels qu’il nous enverrait à tout moment. Comme nous le dit le prophète Michée « Une seule chose t’est demandée, ô homme : rechercher la justice, aimer avec tendresse, et marcher humblement en présence de ton Dieu » (Mi 6, 8).

Répondre à cette demande a donné tout son sens au oui que nous avons échangé le jour de notre mariage, en confirmant notre vocation baptismale dans cet engagement de dire aussi oui à tout ce qui adviendrait en présence de Dieu… Un oui qui peut être comparé au vœu d’obéissance des religieux consacrés : obéir à la volonté de Dieu à travers toutes les circonstances de notre vie de couple.

Il y a donc un art de vivre le mariage comme une vocation de chrétien ; il découle des fondements mêmes du sacrement, c’est à dire : autonomie et liberté du consentement de chacun des époux, respect mutuel, exclusivité et fidélité de leur engagement, fécondité et indissolubilité de leur union, responsabilité d’élever leurs enfants dans la foi au Christ. Reprenons quelques aspects de chacun de ces points.

Autonomie et liberté

C’est tout au long de notre vie que se repose la question du premier jour de notre consentement : sommes-nous chacun libres de notre réponse, sachant que la liberté ne consiste pas à faire ce que nous voulons seul, mais à vouloir ce que nous faisons en réponse aux appels du moment, à choisir la vie que nous menons. Ceci demande de nous écouter et de repérer aussi ce que Dieu nous demande, car il nous parle à travers les réactions de notre conjoint sur nos choix et nos comportements. C’est la première approche de la vocation : celle d’entendre l’appel de Dieu à travers celui de son conjoint…

Respect mutuel

Il est nécessaire de prendre le temps de convenir ensemble de la façon de répondre à l’appel entendu, dans le respect de la liberté de chacun : cette attention à l’autre constitue la manière de vivre en couple la chasteté, qui permet d’ordonner la relation de deux êtres, homme et femme, vers leur Seigneur, pour le louer, le révérer et l’aimer en le servant ensemble. La chasteté se relie à une vision globale de la vie incarnée, c’est-à-dire du corps indissociable de l’esprit, corps qui permet à l’être vivant de ressentir et de s’exprimer. La chasteté dépasse largement la relation sexuelle, pour englober toute relation, nécessairement sexuée. Les époux chrétiens, membres du Corps du Christ s’unissent « dans le Seigneur », laissant l’Esprit informer leur amour humain, jusque dans ses expressions charnelles. La chasteté est « la disposition intérieure qui pousse une personne à réguler sa sexualité de façon libérante, pour elle-même et pour les autres » (cf. Xavier Lacroix) : que l’un ne l’emporte pas sur l’autre. Ainsi, dans le couple, la chasteté commence par le regard : échange respectueux ou envoûtant ? contemplatif ou séducteur ? « Tu ne convoiteras pas le bien d’autrui » : convoiter, c’est vouloir posséder, mettre la main sur ; autrui, c’est l’autre, différent, accepté comme tel. La chasteté est ce respect, au cœur des affections humaines, qui se refuse à déconnecter la sexualité du mystère d’autrui. L’effort pour devenir chaste vise à devenir plus homme ou plus femme pour augmenter le pouvoir relationnel qui est le nôtre. Chaque couple peut vivre à sa manière le vœu de chasteté…

Fidélité

C’est elle qui nous introduit à vivre la pauvreté dans la vie conjugale. Alors que l’amour pousse chacun à son maximum et fait grandir son originalité, il fait apparaître de plus en plus les qualités mais aussi les différences. Il (elle) est différent(e) de ce que je pensais : quelle distance ! Ce qui était éprouvé sur le mode de l’union va être éprouvé sur le mode de la différence, différences inconfortables qui posent questions.

• Chacun se blinde dans une sourde résignation face à des écarts irréductibles : « C’est normal, entre humains, la communication est toujours limitée, que peut-on espérer de plus ? », attitude qui se termine en opposition larvée.

• Si notre amour est vrai, ne porte-t-il pas en lui-même cette espérance que la distance qui nous sépare peut devenir le chemin auquel nous n’avions pas pensé, que nous n’avions pas choisi, d’une union plus riche et plus vraie ?

Rester ouvert sur cette seconde possibilité est un acte de foi, qui est l’étymologie même du mot fidélité, acte de confiance permanente en notre amour qui fait craquer toutes les limites où notre petit bonheur voudrait l’enfermer. Lorsque nous rencontrons des difficultés dans notre relation, chacun peut se trouver ainsi dépossédé de sa certitude d’aimer et, comme Pierre au lendemain de la passion du Christ, nous sommes conduits à dire non pas : « Je sais que je t’aime » mais, malgré ces difficultés que nous rencontrons : « Tu sais bien que je t’aime. » Ce n’est pas parce que nous ne ressentons plus notre amour qu’il a disparu ; cet amour est une réalité plus grande que nous, dont nous ne sommes pas les propriétaires. Nous voici dépendants l’un de l’autre, pauvres d’un amour dont nous ne sommes pas la source première : heureux un cœur de pauvre en train d’entrer dans l’amour ! La fidélité chrétienne correspond pour le couple au vœu religieux de pauvreté.

Fécondité

Elle peut être reliée à l’indissolubilité, garante de la stabilité du lien familial indispensable à l’éducation des enfants. Mais l’appel à la fécondité dépasse largement celui d’accueillir des enfants ; nous comprenons qu’il porte au moins sur trois domaines :

• Se soutenir l’un l’autre par amour dans la foi et la pratique d’une vie évangélique : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise : il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier… » De même, « que chacun aime sa femme comme soi-même, et que la femme révère son mari. » Dans cette perspective, un premier modèle que nous rencontrons dans la Bible est le couple de Tobie et de Sarra qui, avant leur union, consacrent leur vie commune à Dieu : « Debout, ma sœur ! Il faut prier tous deux, et recourir à notre Seigneur, pour obtenir sa grâce et sa protection. » (Tb 8, 4). Nous sommes responsables de la sanctification de notre conjoint. De quelle sanctification parlons-nous ? Simplement, de celle qui consiste à marcher l’un avec l’autre, humblement, en présence de Dieu, en respectant chacun le rythme de l’autre, pour parvenir davantage à aimer et servir Dieu dans toute notre vie. C’est bien, en soi, une première mission d’Eglise qui permet d’ordonner toute notre vie à la suite du Christ.

• « Soyez féconds et multipliez vous… » Au chapitre 4 de la Genèse, nous voyons Eve s’écrier à la naissance de Caïn, son premier fils : « J’ai acquis un enfant de par Yavhé ! » C’est Dieu qui lui a donné mission d’avoir des enfants. C’est le même appel qu’a reçu Joseph : « Ne crains pas de prendre chez toi, Marie, ta femme ! », mission fondamentale pour l’accueil et la croissance de Jésus Christ en notre monde. De même, tout couple est appelé à être fécond : il y a de multiples façons de promouvoir la vie, c’est-à-dire d’accueillir et de transmettre Dieu, qui est la source de toute vie. La première reste pour les couples chrétiens d’accepter d’avoir des enfants, sans calculs faisant passer l’économie personnelle avant la fécondité du couple.

•Chaque couple peut aussi porter beaucoup de fruit dans son entourage, dans son milieu professionnel, dans ses engagements sociaux et paroissiaux. Toutes ces formes de fécondité correspondent bien encore à une mission d’Eglise, rendant présente dans le monde la Bonne Nouvelle de l’amour de Dieu pour tout homme.

L’éducation des enfants dans la foi

Le mariage chrétien donne naissance à une nouvelle cellule d’Eglise, la famille, et il consacre chacun des époux à une tâche primordiale, que Jean-Paul II, à la suite du Synode de 1980, n’a pas craint de nommer un « ministère authentique : l’éducation et l’évangélisation des enfants ». Nous sommes d’abord responsables de la formation humaine de nos enfants : faite d’écoute, d’attention aux autres, de respect de l’originalité de chacun, développant le sens du bien commun et du partage. Comment pouvons nous les encourager à une certaine ardeur au travail sans entretenir un esprit de compétition permanente ? Les rendons-nous aussi capables de résister aux modes et à un certain matérialisme ambiant ? C’est sur ces bases que peut se fonder l’éducation chrétienne de nos enfants, selon des formes qui évoluent avec leur âge : initiation à la prière en famille, premières catéchèses associées surtout à la façon de vivre ensemble à la maison et à l’école, engagements dans divers mouvements de jeunesse, catéchisme et formation religieuse nourrie par la vie paroissiale, aumôneries diverses… C’est encore plus « en actes et en vérité », par notre style de vie, que nous pouvons rendre notre foi contagieuse… Voilà bien une mission d’Eglise, un ministère particulièrement adapté à la vie des couples dans leur quotidien.

« Ce ministère d’évangélisation familial doit demeurer en union étroite et s’harmoniser consciemment avec tous les autres services d’évangélisation de catéchèse ecclésiale, paroissiale ou diocésaine 2. » Mission qui s’étend donc au-delà des quatre murs de la maison, vers l’extérieur : accueil de ceux qui viennent à notre porte, hospitalité pour ceux qui cherchent momentanément un toit, entraide dans le quartier, engagements divers dans une perspective d’Eglise qui « élargit les bords de notre tente » (Is 54, 2)…

Manifester la vie

Enfin il est une mission du mariage chrétien qui demeure en toutes circonstances, heureuses ou malheureuses, d’une vie commune nécessairement soumise aux épreuves, c’est celle de manifester que l’Amour triomphe de toute mort. « Ni la mort ni la vie, ni présent ni avenir, rien ne pourra nous séparer de l’amour du Christ » (Rm 8, 38-39). L’amour, don et par-don échangés entre nous, est le ferment d’une vie toujours nouvelle, nous redonnant toujours confiance en un avenir ouvert. Nous avons expérimenté que l’Amour s’augmente en s’exprimant : aussi sommes-nous attentifs à continuer à nous dire l’un à l’autre notre amour, par des paroles comme par de simples gestes, de façon que la tendresse ravive constamment cette flamme qui nous habite.

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Ainsi le mariage chrétien correspond pour nous à une véritable vocation religieuse, qui nous invite à porter l’Espérance des Apôtres en Christ ressuscité dans les innombrables joies données dans une vie de couple comme dans toutes les difficultés matérielles, morales et physiques qui surviennent aussi. C’est ce que peut signifier le miracle de Cana dans nos vies de couples : nous remplissons, si possible à ras bord mais toujours avec notre pauvre eau, nos jarres ; et le Seigneur transforme cette eau en vin de noces éternelles ! Oui, il nous donne d’être témoins dans le monde que l’amour est la source de toute vie, et que l’Amour ne passera pas (cf. 1 Co 13,8)...