Témoignages


frère David
moine bénédictin à l’abbaye d’En-Calcat

Etre religieux, pour moi, aujourd’hui, ce n’est pas un état, « l’état religieux », c’est d’abord un chemin, mon chemin pour être heureux. Pas le chemin universel mais un chemin pour moi. La vie religieuse ne peut commencer que par une aventure personnelle, tout à fait personnelle : impossible de devenir religieux pour faire le métier de son père !

Je n’ai jamais démordu du désir de trouver un vrai bonheur humain, et ce désir a été assez longtemps aveuglé par la beauté du monde, ébloui, depuis mon enfance, par tout ce qui dans la création est désirable : la beauté de l’être humain, les joies reçues dans ma propre famille, l’amitié, la beauté des lieux, la lumière de la mer, de la montagne, de la campagne, l’art et toutes les belles et bonnes choses de la vie. Jusqu’à l’âge de trente ans, j’aurais voulu ne renoncer à rien et, ce faisant, je ne trouvais pas un vrai bonheur : la soif grandissait, et aussi le sentiment de passer à côté, jusqu’au moment où j’ai dû faire un constat d’« échec au bonheur » : je n’y arriverai pas.

Qu’il n’y ait pas de bonheur sans relation, j’en étais intimement persuadé, mais nul ne décide seul de la rencontre décisive. La rencontre n’a pas été celle que j’avais rêvée, idéalisée ; j’avais cherché un amour glorieux et, ce faisant, j’avais été humilié ; alors j’ai découvert l’humble amour. J’ai rencontré le Christ humble dans le mystère d’une communauté.

Etre religieux, pour moi, aujourd’hui, c’est vivre avec d’autres, pour eux et par eux. La communauté est ma voie d’accès au mystère de l’amour ; là, il s’exprime surtout dans la fidélité mutuelle, plus forte que tous les retards, toutes les faiblesses, toutes les fautes. Le contraire du coup de foudre, du sensationnel : l’amour est patient. Mais il est aussi toujours fécond et nouveau : de même que la vie d’un couple est ouverte, à travers les enfants, les amis, le travail, de même la communauté est une structure ouverte : l’accueil des hôtes est fondamental chez saint Benoît, et des frères inconnus aujourd’hui frapperont demain à la porte. L’amour n’est jamais clos sur lui-même, la vie religieuse l’exprime toujours !

Pour être heureux, choisir

Je ne me rendais pas compte autrefois qu’il n’y a pas de bonheur sans engagement ; j’oubliais que la liberté humaine est liberté de choisir : tant qu’elle ne s’exerce pas à choisir, elle n’existe même pas ; choisir rend heureux mais je ne peux choisir sans laisser, sans quitter, sans renoncer à d’autres possibles. Parce que j’ai beaucoup attendu pour faire ce pas, les débuts de ma vie religieuse ont été un voyage de noces paradoxal, un voyage de deuil amoureux ; après quinze mois, crise : je suis reparti dans l’espoir d’arriver à vivre heureusement, « dans le monde », de la beauté du monde ; ça n’a duré qu’un an, parce que les illusions m’ont sauté à la figure. Pour être libre, et c’est la première condition du bonheur, je devais surtout être libre de moi, de mes ambitions et de mes projets personnels, de mon agenda qui était comme une prison dorée, la captivité assurée du temps à venir. Seule une alliance libère de soi-même : je devais recevoir d’un autre ma vie à venir, recevoir d’un autre mon temps et ma mission, faute de quoi la vie ne serait jamais joie, grâce, cadeau.

L’obéissance (le mot fait peur, je le sais) m’est apparue progressivement comme une « arme » extraordinaire : l’expression « prendre les armes très puissantes et très glorieuses de l’obéissance », qui figure au tout début de la Règle de saint Benoît, m’avait beaucoup choqué pendant mon stage à En Calcat ; j’avais intérieurement mis au défi saint Benoît de me le prouver. Aujourd’hui, je suis frappé de la pertinence de l’expression : l’obéissance est l’arme majeure de qui veut briser sa propre prison, de qui veut expérimenter la vie comme une grâce, un cadeau que l’on reçoit chaque jour.

Cependant, si l’obéissance est une « arme », elle n’est qu’une arme, un moyen, pas le but ; au-delà de l’obéissance, il y a la parole qui l’anime. Parole donnée, parole reçue : nous sommes l’écho du Verbe, de la Parole de Dieu. On manque souvent à la Parole, par trop de paroles et trop de mutisme, par la cacophonie médiatique dont le sens s’évade, et par la retenue de celui qui ne sait pas se confier, faire confiance.

Pour être heureux, s’incarner

Etre religieux, pour moi, aujourd’hui, c’est essayer de recevoir le bonheur par les oreilles : le Dieu qui est Amour parle, dans l’Evangile, dans l’Ecriture, dans la liturgie, par la voix du Père-Abbé et des frères. La vie monastique a fait caisse de résonance, parce que j’étais un peu bouché. J’aime cette double version, en hébreu et en grec, du psaume 39 : « Tu m’as ouvert les oreilles [hébreu] = Tu m’as fait un corps [grec] ; alors j’ai dit “Me voici, je viens !” » La Lettre aux Hébreux met ce verset dans la bouche du Christ. C’est l’attitude à laquelle je veux revenir constamment : m’incarner de plus en plus, décoller le moins possible du réel, pour trouver Celui qui est le plus réel de toute la Création, le Premier-né de toute créature, le Christ. Le réel est crucifiant, et l’air du temps nous pousse à multiplier les fuites, dans le temps et dans l’espace, dans les relations de plus en plus fugitives et dans l’imaginaire.

Etre moine c’est, pour moi, essayer de suspendre un peu la fuite, ces quatre points de fuite, consentir à l’incarnation. Voilà le sens unique de la clôture des moines, permettre la découverte de la cinquième dimension, du sixième sens, du septième ciel (?) : le connu s’y révèle inconnu, le quotidien n’est jamais banal, le plus concret de la vie est un lieu spirituel, le repas une eucharistie. Le passage est ouvert, mais rien n’est jamais automatique en ce domaine : on prétend seulement demeurer à proximité de la brèche.

Ne pas conclure, chercher

Dès lors, on ne peut conclure. Quand on devient chercheur de Dieu, la brèche s’agrandit toujours, le sol se dérobe toujours : l’Evangile est une flèche, pas un système.Voilà de quoi témoigne, peut-être, la vie religieuse.


Sœur Isabelle
clarisse à Cormontreuil

Tu es toute notre richesse

« Tu es toute notre richesse à suffisance... tu es notre joie et notre allégresse » (Louanges de Dieu de saint François).

Qu’est-ce qu’être religieuse, clarisse, aujourd’hui ? Réfléchir à cette question, à partir de mon expérience et de la vie de ma communauté, m’a conduit à mettre en lumière divers pôles où il est question de relation : à Dieu, aux autres et au monde, la société, la culture du temps. Ces relations, François et Claire d’Assise ont eu une manière propre de les vivre selon l’Evangile en leur temps. Ils sont nos maîtres, et avec tous ceux qui les ont suivis depuis des siècles, ils nous inspirent aujourd’hui.

Au fondement de toute vie religieuse se trouve la découverte émerveillée de l’amour gratuit et infini de Dieu pour chacun, pour tout homme, de sa miséricordieuse tendresse offerte au cœur de l’homme. Ce don immense saisit l’être tout entier. Il l’appelle à une réponse d’amour, libre et personnelle.

Choisir la vie religieuse est une réponse, parmi d’autres réponses possibles, à ce grand cadeau de l’amour reçu de Dieu. C’est avoir goûté, expérimenté que Dieu peut combler le cœur humain, rendre pleinement heureux. C’est choisir de lui remettre toute sa vie, miser et fonder toute sa vie sur lui, à la manière, pour nous clarisses, de François et Claire d’Assise.

Chaque jour, l’amour de Dieu s’offre à notre accueil. Chaque jour, le choix préférentiel de Dieu au cœur de notre vie est à refaire, nourrir, vivifier, faire grandir. La Parole de Dieu, tout spécialement cette Parole qu’est son fils Jésus, nous est donnée chaque jour à ruminer, méditer, contempler. Elle est source vive, lampe, nourriture, promesse et don sur la route.

François n’avait pas de mots assez grands pour dire Dieu. François et Claire ont été bouleversés, retournés par le Dieu Très-haut qui s’abaisse en Jésus pour rejoindre l’homme, offrir sa vie et son amour à l’homme pauvre et pécheur. Ils contemplent, éblouis, l’amour de Dieu manifesté, donné, livré, en Jésus, de la crèche à la croix. Ils se laissent saisir le cœur et savent leur humanité fragile, pauvre et pécheresse, mais infiniment aimée de Dieu, sauvée par son amour.

Pour nous aujourd’hui, chaque jour, la contemplation de Dieu nous transforme, l’accueil de sa Parole nous pétrit, jusqu’à saisir de plus en plus profondément l’être, y compris dans ses zones les plus obscures, dans sa fragilité, sa pauvreté, ses échecs et tout ce qui peut avoir goût de mort. Dieu devient notre bonheur le plus profond et réconcilie en nous pauvreté et joie.

Cette expérience, si elle est personnelle, n’est pas une histoire solitaire. Elle est vécue avec d’autres. La communauté est le lieu privilégié où l’amour de Dieu nous est révélé, où sa Parole vient à nous et se déchiffre dans le concret de l’existence. Elle est le terrain tout aussi privilégié sur lequel se bâtit jour après jour notre réponse dans la fraternité à vivre. La vie fraternelle partagée avec d’autres met en lumière limites, faiblesses, manques propres à chacune, mais aussi le surcroît d’amour que Dieu donne et dépose dans le cœur de l’homme pour son semblable. La communauté vit en son sein blessures et guérisons, manques et pardons. Elle accueille l’amour de Dieu, le fait croître en amour gratuit pour le prochain, à son image. Elle est terrain de labours et de supplications, de semailles et d’accueil de l’autre (de l’Autre), de germination et de croissance, de moissons et d’actions de grâces. Ainsi, par exemple, chaque semaine nous nous retrouvons pour un temps appelé « pardon communautaire » où chacune peut, librement et simplement, demander pardon pour ce qui a blessé l’amour fraternel ou remercier pour ce qui l’a fait grandir. « Amour et vérité se rencontrent » chantons-nous avec le psalmiste et une grande joie fraternelle reçue des autres, par eux, habite le cœur libéré par la vérité et l’amour. Ainsi nous apprenons jour après jour à devenir « sœurs pauvres [ 1 ] ».

La fraternité vécue en communauté s’ouvre à tous. Chacun, quel qu’il soit, est enfant bien-aimé du Père. Chacun est digne d’être accueilli, respecté, aimé pour lui-même, gratuitement. Nous sommes appelés à vivre, manifester cet amour de Dieu pour tout homme, spécialement les petits, les pauvres. Par toute notre vie, par notre accueil, nous désirons rendre Dieu proche pour tous nos frères qui ne le connaissent pas.

Progressivement, le cœur s’élargit aux dimensions infinies du cœur de Dieu qui offre sa vie pour tout homme. Il s’élargit du même coup aux dimensions du monde et de l’humanité, de ses souffrances, ses détresses, sa soif d’amour et son espérance. Nous nous reconnaissons liés, reliés, de la même pâte et de la même chair, portant le même poids d’humanité meurtrie, blessée, mais aussi porteurs du don de Dieu pour l’humanité. Notre cœur et nos prières sont habités de visages, connus ou inconnus. Nous offrons à Dieu les labeurs et l’espérance des hommes et nous désirons accueillir en nous, à travers nous, le don de sa vie pour la terre.

Tout ceci peut se vivre, non seulement dans la foi, la prière, mais aussi à travers les gestes et les relations au quotidien ; accueillir nos différences en communauté (où nous sommes de milieux sociaux et culturels très divers), reprendre un dialogue interrompu, faire un pas vers l’autre, ou veiller à ne pas accumuler au-delà du nécessaire et partager sont, par exemple, autant de situations qui nous relient à ce que vivent les hommes aujourd’hui sur les chemins du dialogue, de la paix, de la justice.

Notre liturgie fait une large place à l’intercession et à la louange, au partage de foi, à la participation et à l’expression de chacun. Nous attachons également de l’importance à la beauté du lieu, de l’expression liturgique, à la qualité musicale et chorale. Nous souhaitons par là offrir à tous un espace où Dieu habite, ouvrir au mystère de Dieu, rendre d’une certaine manière Dieu présent et vivant pour ceux qui participent à notre liturgie.

Fonder toute sa vie sur Dieu, dans l’accueil de sa Parole, avec d’autres, conduit aussi à une manière particulière d’être au monde.

Notre assurance tous risques est celle d’une confiance en l’amour indéfectible de Dieu qui ne manque jamais à ceux qui se confient en lui. Notre logique n’est donc pas de faire tout ce qu’il faut pour avoir tout ce qu’il faut. Nous sommes appelées à nous ouvrir, ensemble et dans le concret de l’existence, au don de Dieu, en osant nous risquer sur sa Parole, sous la poussée de l’Esprit, sur des chemins où nous reconnaissons notre manque, notre pauvreté. Il nous arrive alors d’expérimenter d’une manière étonnante que Dieu prend soin de nous, qu’il est là avec nous, proche, et qu’il nous donne chaque jour de quoi avancer. Nous l’avons vécu d’une manière particulière et très forte dans le transfert que vient de vivre notre communauté. Ce transfert était tout à fait impossible par nos propres forces, au-delà de nos moyens techniques, physiques, financiers... Il s’est pourtant réalisé grâce à la participation d’une multitude de personnes très diverses (du jeune sans formation et sans domicile au directeur de banque ou d’entreprise). Chacun à sa manière a pu apporter sa pierre à l’édifice.

Reconnaître notre manque, notre pauvreté, c’est avoir besoin des autres, oser demander, être petite, « mineure [ 2 ] », mendiante. C’est désirer recevoir de l’autre, lui permettre de nous donner d’exister pour nous, et entrer ensemble dans la grande joie de l’échange, de la réciprocité. C’est accueillir un coup de main et offrir un sourire, offrir l’amour de Dieu. Nous quittons alors le système du donnant-donnant, du tout tout de suite, de la réussite ou de l’échec, pour entrer dans une logique de partage, de service, de gratuité, de vie. Nous découvrons ou nous cherchons sans cesse à découvrir Dieu présent dans la vie partagée, dans le service. Dieu est toujours celui qui vient à nous dans le frère.

Le Dieu de François et de Claire a voulu apparaître au monde pauvre et vulnérable ; il est le serviteur qui lave les pieds. Il nous invite à le suivre, à le rencontrer, non dans ce qui brille aux yeux du monde, mais dans la simplicité, sur le chemin du serviteur, parmi les pauvres, les petits.

Au terme de ces lignes monte en moi la joie et la louange de saint François : « Tu es toute notre richesse à suffisance... tu es notre joie et notre allégresse » et l’émerveillement de sainte Claire à la fin de sa vie : « Sois béni, Seigneur, de m’avoir créée. » Sois béni, Seigneur, de nous avoir transmis, dans une création incessante, à travers les générations de frères et de sœurs, la forme de vie évangélique de François et de Claire d’Assise. Donne-nous de rester en marche, pèlerines, créatives, à l’écoute de ton Esprit, de nos sources franciscaines et de notre temps.

Notes

1 - Telle est l’appelation, à l’origine, des soeurs Claire. [ Retour au Texte ]

2 - François a appelé ses frères "les mineurs". Il voulait qu’ils se comportent en petits, en serviteurs humbles. [ Retour au Texte ]


Sœur Pascale
o.p., Notre-Dame de Chalais

jusqu’à la mort... pour la vie !

Dans quelques mois, je vais prononcer mes vœux solennels, faisant profession « jusqu’à la mort », et ainsi engager ma vie d’aujourd’hui et de demain à la suite du Christ, certes, mais aussi ici, à Chalais, dans une communauté de moniales dominicaines. « Jusqu’à la mort », oui, mais pour la Vie !

Le texte qui m’a invitée à la vie monastique est l’onction à Béthanie (Mc 14, 1-9). Là, vie et mort sont intimement liées dans cette offrande de l’amour, dans cet acte gratuit, spontané de la femme offrant son parfum, un parfum de grand prix, offrant en brisant le vase qui le contient, offrant simplement pour signifier son attachement, son amitié à cet homme qui passe en faisant le bien, en sauvant ses frères.

Ma vie religieuse n’a pas d’autre sens ni d’autre source que cet attachement au Christ. Elle a été et est toujours suscitée, entraînée, soutenue par son amour. Fruit de la grâce du baptême et de l’appel de Dieu sur toute vie chrétienne, elle s’épanouit dans ce contexte précis d’un monastère de montagne, d’une communauté dominicaine. C’est là, dans la joie et les difficultés du quotidien, de la vie commune (avec 20 sœurs, de 28 à 98 ans...), de l’office, de l’étude, de l’oraison et même de la fabrication des « Biscuits de Chalais », que sans cesse doit se briser le cœur pour laisser se répandre le parfum de l’amour. L’aridité et l’exigence de l’acte concret, de la réalité banale de la communauté est finalement le seul endroit où je peux donner ma vie au Christ sans échappatoire ni illusion. Le frère Timothy Radcliffe, précédent Maître de l’Ordre des Prêcheurs, écrivait, parlant de la vie monastique dominicaine : « Ce n’est pas tant une fuite à l’écart d’un monde mauvais, que la construction d’un espace au sein duquel apprendre justement à ne pas fuir l’amitié de Dieu, les autres et nous-mêmes. »

Nos constitutions de moniales dominicaines sont d’une économie déroutante. Elles rappellent les exigences pratiques concernant le quotidien et l’organisation d’une vie telle que la nôtre, mais restent extrêmement sobres quant à une interprétation spirituelle. Il s’agit de vivre au jour le jour ces actes que réclame la vie commune, entre autre à travers les vœux, pour comprendre ce qu’est le chemin de la grâce, qui est celui de la charité et de la miséricorde. La vie fraternelle devient le lieu du discernement. Dans la mesure où nous nous donnons à cette vie, nous en recevons force et lumière pour continuer. Cela se manifeste par exemple par l’émulation dans l’étude, la joie de partager la Parole, le geste de solidarité dans le travail, mais aussi dans nos divergences, nos incompréhensions et nos maladresses, qui nous laissent devant le mystère de l’autre, insondable, imprenable. Comme la femme de Béthanie, il faut d’abord vivre le don dans la plus grande spontanéité, pour entendre ensuite Jésus en donner l’interprétation, et une interprétation qui peut être inattendue : « D’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement. »

L’acte de la femme, complètement tourné vers Jésus, n’enferme pas pour autant dans une relation d’exclusivité. Pratiqué au milieu des disciples, quelle que soit leur réaction, Jésus l’ouvre immédiatement au monde entier. Telle est la réalité de la vie religieuse qui, prenant au sérieux le quotidien et le tout proche, ouvre aux lointains. Cela se vérifie : jamais je n’ai été plus informée de la situation internationale, en contact avec des milieux sociaux et religieux plus divers. Mon cercle de relations « civiles » (travail, famille, paroisse, associations), qui avait forcément pour origine ma propre personne, a comme éclaté d’une part par le caractère international de l’Ordre des Prêcheurs (où fraternité n’est pas un vain mot) et la diversité des champs d’action où il œuvre, mais aussi par les réseaux de la communauté, des autres sœurs, par l’ouverture de l’accueil. De mon coin de Chartreuse, je me sens profondément solidaire, par la prière et la fidélité à ma vocation propre, de l’action de tous mes frères et sœurs envoyés dans le monde.

Il ne s’agit plus alors de mon petit bonheur avec Dieu. Le parfum d’onction de joie devient parfum d’ensevelissement. L’acte premier me tourne vers tous ces lieux où Dieu semble absent, le Christ abandonné. La joie d’appartenir au Christ ne va pas sans cette souffrance de le savoir bafoué dans nos frères et sœurs du monde entier, avec la conscience que par mon péché c’est aussi dans ma communauté et dans mon cœur qu’il est bafoué. Ainsi allait notre père saint Dominique : connu pour la gaieté et la joie qu’il répandait autour de lui, il l’était aussi pour ses pleurs et ses cris nocturnes : « Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pécheurs ? », pécheurs dont il se savait lui aussi. Il y a là une tension féconde entre le cri d’incompréhension, la prière d’intercession et l’action de grâce. « Quand je poussais vers lui mon cri ma bouche faisait déjà son éloge » (Ps 65, 17).

Peut-être est-ce là la signification du vœu d’obéissance jusqu’à la mort, tel que nous le prononçons en vie dominicaine. Il s’agit d’abord de notre mort charnelle bien sûr, dans la mesure où elle participe à la mort du Christ. Mais il faut sans doute accepter aussi, tout au long de nos années, de se laisser conduire par le Christ vers ces lieux de complaisance avec la mort, tous les lieux de péchés, pour y être purifié, dépouillé du vieil homme, et pour que dans notre faiblesse apparaisse la puissance de la résurrection. Jusqu’à la mort, mais pour entrer dans Sa vie, et pour que Sa vie pénètre le monde. « Et la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ » (Jn 17). Cette solidarité entre le sérieux dans la suite du Christ et le salut de tous, était aussi une manière d’être de Dominique. Jourdain de Saxe, le premier successeur de Dominique, écrit : « Une de ses demandes fréquentes et singulières à Dieu était qu’il lui donnât une charité véritable et efficace pour cultiver et procurer le salut des hommes : car il pensait qu’il ne serait vraiment membre du Christ que le jour où il pourrait se donner tout entier, avec toutes ses forces, à gagner des âmes, comme le Seigneur Jésus, Sauveur de tous les hommes, se consacra tout entier à notre salut » (Libellus, n° 13). Puisse le Seigneur mettre en moi et en tous mes frères et sœurs de l’Ordre, cette même charité.


père Serge BALLANGER
religieux spiritain

Invente avec ton Dieu l’avenir qu’il te donne

Pour moi, être religieux c’est croire au Christ vivant, là où je suis envoyé, au cœur des plus petites choses. « Les arbres des forêts dansent de joie, car il vient » (Ps 96). C’est la prise au sérieux de cette réalité : le Seigneur vient... et il crée du neuf, du nouveau.

Une première épreuve qui me permettra de choisir le Christ

Je suis passé par l’expérience de l’épreuve, dès le début de ma formation spiritaine. Je pensais faire la découverte du Seigneur bien tranquillement, j’étais sûr de ma foi. Brusquement, des questions me sont arrivées, celles du sens de la vie, avec angoisse et sécheresse. J’ai espéré alors chaque jour mon « pain quotidien », j’ai espéré mon Dieu. « Le jour, j’appelle, et tu ne réponds pas, mon Dieu ; la nuit, et je ne trouve pas le repos » (Ps 22). Et un jour, ce fut un chant de fête dans mon cœur avec l’espérance accueillie. La paix du cœur m’avait été donnée alors que je ne pouvais pas, par moi-même, la trouver. Cette foi, ce cadeau m’a apporté la louange et une mission : celle de dire et de témoigner que Dieu est vivant.

Nourri de l’héritage spirituel du Père Libermann

Je pense que l’exemple de la vie du Père Libermann (1802-1852) et ses écrits ont fait de moi un missionnaire. Ils m’ont éclairé dans les impasses et les difficultés rencontrées sur le champ missionnaire. Juif converti au christianisme, il a su passer l’épreuve et la pauvreté dues à son épilepsie et sa maladie nerveuse. Rénovateur de la congrégation du Saint-Esprit, il a su aimer l’Afrique et les Africains. Il est un maître spirituel et un guide que l’on peut découvrir à travers ces quelques phrases.

« Ne vous effrayez jamais des difficultés que vous éprouvez ; elles ne doivent jamais vous décourager. Vous ne venez pas en votre nom ; ce n’est pas vous qui ferez l’œuvre, c’est celui qui vous envoie ; vous n’êtes pas seuls, il est toujours avec vous si vous êtes fidèles. »

« Evangéliser les pauvres, voilà notre but général. La Providence nous a fait notre œuvre pour les Noirs, soit d’Afrique, soit des colonies ; ce sont, sans contredit, les populations les plus misérables et les plus abandonnées jusqu’à ce jour. » (1851)

« Ne jugez pas d’après ce que vous avez vu en Europe. Faites-vous nègres avec les nègres, pour les former comme ils doivent l’être... laissez-leur ce qui leur est propre... Faites-vous à eux comme des esclaves doivent se faire à leurs maîtres. »

Appels pour des Missions inattendues, diverses et variées

J’ai dix-huit ans de vie missionnaire et j’entame en septembre prochain une nouvelle mission.

Première annonce de l’Evangile

Ma première expérience fut au Sénégal, près de la petite ethnie Bassari. C’est un petit peuple de 6000 personnes, avec ses coutumes, ses masques d’initiation et sa religion traditionnelle africaine. Autrefois cueilleurs et chasseurs, ils sont devenus agriculteurs. Il ont résisté à l’envahisseur Peul et musulman.

J’ai trouvé beaucoup de joie et de bonheur au cours des catéchèses et de la formation de petites communautés chrétiennes de village : annoncer pour la première fois les paraboles de Jésus, c’est merveilleux. J’ai vu des pauvres, aveugles ou paralysés, devenir amis et frères de Jésus dès la première rencontre avec la Bonne Nouvelle. Patiemment aussi, j’ai pris le temps de la rencontre avec les Peuls musulmans et leur imam.

Responsable des vocations et présence en Eglise de France

Un jour j’ai été rappelé par mes supérieurs pour travailler au service de la congrégation, en Eglise de France.

Avec mes frères spiritains, les prêtres diocésains, les membres d’autres instituts, j’ai vécu de multiples temps forts (Frat, pélés, marches, rencontres de jeunes, JMJ, Taizé...) pendant cinq ans dans le diocèse de Créteil et trois ans à Valence dans la Drôme. Je fus plongé dans la vie de l’Eglise de France et l’accompagnement de jeunes lycéens, étudiants, travailleurs. Que de joie reçue près des jeunes ! Ce fut pour moi un travail de présence missionnaire, présence d’adulte aux jeunes, pour encourager, aider à grandir, aider à s’ouvrir à l’Eglise universelle.

Retour au Sénégal en 2002

Depuis quelques mois à Paris, j’étudie la missiologie et l’islamologie en vue d’une mission en banlieue de la ville de Dakar, ville du tiers-monde. J’étudie aussi à l’Institut des langues Orientales les langues walof et peul.

La vie de communauté

En France, quand je recevais des jeunes, les autres membres de la communauté étaient partie prenante. Et, au cours de l’eucharistie, d’un repas, d’une détente, les jeunes accueillis rencontraient les autres membres de la communauté spiritaine. La vie des missionnaires comme l’internationalité interpellaient.

La fraternité est toujours à construire. Elle apporte un véritable soutien au niveau de la prière et du partage. Elle fut pour moi cet espace donné où Jésus vient me poser la question : « M’aimes-tu vraiment ? »

Vivre les trois vœux

Le jour de mon engagement religieux, j’ai dit « oui » pour toute la vie. Tôt ou tard les vœux prononcés demanderont un « oui » à nouveaux frais.

Le vœu d’obéissance

J’ai eu à le vivre surtout lors de mon rappel en France. Accepter de rentrer ne fut pas aisé. J’ai accepté en comptant sur l’aide de Dieu. Que ce fut difficile !

Le vœu de pauvreté

Le missionnaire a beaucoup de joie de partir, de côtoyer d’autres cultures. Il a aussi de grandes souffrances qui l’attendent. Quitter le Sénégal fut pour moi me retrouver sans rien et n’être plus rien !

Il m’a fallu beaucoup de temps, de prière et d’espérance, pour arriver à faire ce « deuil » et à accueillir ma nouvelle mission. Maintenant, je comprends l’immense difficulté de mes frères spiritains aînés qui, après quarante ans de mission, doivent rentrer en France, en maison de retraite. C’est une déchirure. Prix du travail pour la naissance des jeunes Eglises ?

Le vœu de chasteté

Il m’est arrivé de me dire que je pourrais faire ma vie avec cette femme-ci, et que je serais heureux avec elle. Je me suis alors posé les questions suivantes :

- N’ai-je pas donné ma parole, dit oui pour suivre le Christ, et cela devant ma famille, ma famille religieuse et devant la communauté chrétienne ?

- Que vaut cette parole donnée ? A-t-elle une valeur pour moi ?

- N’avais-je pas reconnu l’appel personnel du Seigneur à marcher à sa suite ?

- Ai-je trouvé de la joie dans ma mission à la suite du Christ comme religieux ? En trouverai-je encore ?

- Quelle est la façon d’aimer en vérité cette femme si ne n’est comme Dieu l’aime et me demande de l’aimer ?

- Comment puis-je l’aimer vraiment si ce n’est en respectant son chemin et son appel ?

J’ai pu compter sur la force et l’éclairage de la parole de Dieu. La vie religieuse est parole donnée. Choisir, c’est accepter de ne pas pouvoir tout vivre. Le monde a besoin de ce témoignage.

La pauvreté et la grâce du Seigneur

Quitter une communauté chrétienne enfantée en pays lointain, en pays dit de mission, c’est une grande épreuve.

Je crois aussi que la santé est affectée parfois très vite : les maladies tropicales atteignent un jour ou l’autre le missionnaire qui vit au milieu des gens.

Je vais retrouver l’Afrique et le Sénégal. Je devrai réapprendre et me réadapter : nouvelles langues, nouveau diocèse (Dakar), nouvelle mission. Le missionnaire n’est jamais tranquille, sa vie n’est pas figée. A nouveau, je devrai recommencer. Mais je crois aussi que le missionnaire reçoit des grâces spéciales pour vivre « sa vie nomade ».

Ma vie religieuse missionnaire ne tiendrait pas sans la dimension de fécondité, même au milieu des épreuves. Elle est bien présente. Elle se dit par ces termes : « être témoin », « voir grandir », « tenir debout », « porter des fruits ». Je peux dire que c’est toujours l’Esprit-Saint qui fait la vie religieuse missionnaire. Alors, pas de panique ! La paix et aussi la dimension de l’action de grâce dans la vie de tous les jours pour tout ce que fait le Seigneur sur qui je peux toujours compter.


frère Jean-Paul
Frère de Ploërmel

"Marcher derrière Lui"

Qu’est-ce, pour moi, qu’être religieux aujourd’hui ? C’est d’abord une expérience personnelle qui échappe d’une certaine façon aux définitions et aux explications. Une expérience que je pourrais évoquer en un mot, celui de « frère », en une scène, celle de la rencontre de Jésus avec les premiers disciples au bord du lac, et en une multitude de visages, ceux des jeunes rencontrés au long de mes années d’engagement apostolique.

Ma vie de religieux est d’abord celle de quelqu’un qui est « envoyé » vers les jeunes. De l’Afrique à la Bretagne, de collèges en lycées, des mathématiques à la pastorale et aujourd’hui à l’accompagnement de communautés et d’établissements scolaires, les lieux et les fonctions ont changé. Ce qui fait l’unité, c’est l’engagement dans le monde des jeunes et de l’éducation. Pour moi, il s’agit tout à la fois d’une mission, celle qui a été voulue par les fondateurs des Frères de l’Instruction Chrétienne au début du XIXe siècle, et d’une passion, celle de l’enseignement, de l’éducation et de l’annonce de l’Evangile. Etre attentif à chaque jeune rencontré comme à quelqu’un d’unique, lui permettre de grandir dans toutes les dimensions de sa personne, l’aider dans les choix qui vont déterminer sa vie : voilà ce que j’ai essayé de vivre avec d’autres frères et des laïcs dans mon travail de professeur, dans l’accompagnement de mouvements ou l’animation d’activités de vacances.

Comme religieux, je perçois cette mission auprès des jeunes comme une manière particulière de suivre le Christ. Le suivre, pour moi, c’est ressentir son émotion face aux foules, face à toutes ces brebis sans berger ; c’est marcher à sa suite lorsqu’il se déplace sans cesse pour aller à leur rencontre ; c’est, à sa manière, mettre toutes mes forces dans l’annonce du Royaume. Ces forces sont bien faibles et la moisson est immense. Il arrive que le découragement me guette devant l’ampleur de la tâche et sa difficulté, devant le petit nombre et la faiblesse de ceux qui participent à la mission. Cette situation m’a conduit à m’interroger et à mieux cerner le sens de cette mission. Il me semble que comme religieux « actif », comme on dit parfois, j’ai à redécouvrir que mission ne se confond pas avec action, que ma première mission est d’être témoin d’un Autre et signe de son Royaume. Ceci est sans doute vrai pour tout baptisé, mais le religieux, par son mode de vie en communauté, par la radicalité de son engagement, telle qu’elle se manifeste par les vœux a sans doute un témoignage particulier à donner aujourd’hui. Ce témoignage sera-t-il reçu ? C’est une autre question. En attendant il y a un appel pour moi à mettre l’accent sur la dimension communautaire de notre vie et sur le primat de la vie spirituelle, le « Dieu Seul » que notre fondateur nous a laissé comme devise.

Ainsi je suis renvoyé à ce qui, je crois, fonde ma vocation, à cet appel à vivre à la suite du Christ, à « marcher derrière lui » comme dit l’Evangile. Et les deux mots sont importants. « Marcher » parce qu’il s’agit d’une vie qui avance, d’une aventure dont on connaît le terme mais pas l’itinéraire, d’une réponse à des appels qui se succèdent dans le temps. Cette marche rejoint celle des premiers disciples car, comme religieux je veux marcher « derrière lui ». C’est-à-dire comme eux, en réponse à un appel, tout laisser pour tout à la fois être avec lui et partager sa mission d’envoyé vers les hommes.

Etre avec lui, c’est pour moi apprendre à vivre comme lui tel qu’il m’apparaît dans l’Evangile : un être entièrement tourné vers son Père et vers les autres. Ainsi son attitude inspire ma vie de tous les jours, ma prière comme mes temps de rencontres et mes diverses activités. Mais ce que je découvre toujours plus, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’un exemple à imiter. Il s’agit d’une réalité beaucoup plus profonde que je découvre personnellement dans les écrits de Paul ou l’Evangile de Jean. Par mon baptême je suis fils dans le Fils, appelé à n’être qu’un avec Lui et, par l’Esprit, entrer ainsi dans la communion du Père. C’est ainsi que je comprends ma consécration de religieux dans le prolongement de mon baptême, comme un oui à ce mystère du dessein du Père qui me fait membre du Christ. Et il me semble alors que vivre l’obéissance comme religieux ce n’est rien d’autre que vivre l’attitude du Fils qui ne cherche qu’à plaire au Père, à faire sa volonté par amour et parce qu’il sait que cette volonté n’est qu’amour. De même je crois que la pauvreté, dans son sens le plus radical, c’est de reconnaître comme Jésus que tout est don du Père et que lui seul suffit. Vivre la pauvreté, c’est alors vivre l’immense confiance qui naît de cette conviction.

Membre d’une congrégation où nous sommes tous religieux sans être prêtres, on m’appelle souvent « frère ». Bien plus qu’un titre, j’y vois un appel à vivre la fraternité universelle. Non pas frère de tous de façon anonyme, mais à la manière de Jésus, frère de chacun de ceux que je rencontre. La communauté est bien sûr le premier lieu où nous sommes appelés à vivre cette vie fraternelle. Nous ne nous sommes pas choisis, nous sommes souvent très différents, marqués par nos limites et nos pauvretés, mais nous voulons être témoin de Celui qui nous a réunis et nous fait vivre de son amour dans l’engagement pour la mission comme dans la banalité du quotidien. Au-delà de ma communauté, ce sont toutes mes relations que je me sens appelé à vivre en « frère ». J’y vois le sens de mon célibat consacré, non pas la fermeture à l’amour, mais l’ouverture à une autre manière d’aimer, celle que je découvre en contemplant Jésus et que j’essaie de vivre près des jeunes ou avec les femmes et les hommes que je rencontre chaque jour à travers la mission qui m’est confiée.

La manière dont j’essaie de vivre l’Evangile, à la suite du Christ, comme envoyé, vers le monde des jeunes est profondément marquée par mon appartenance à une communauté religieuse particulière. Appartenir à une congrégation, c’est appartenir à une famille avec ses membres, son histoire, sa spiritualité, sa mission particulière, son style de vie... Le concept de charisme m’a beaucoup aidé à mieux saisir tout cela et à unifier ma vie dans la marche à la suite du Christ. Le charisme, je le comprends comme un don de l’Esprit à l’Eglise pour le monde par l’intermédiaire d’un fondateur, pour nous, Jean-Marie de La Mennais. Il ne s’agit évidemment pas de « quelque chose » qui serait reçu une fois pour toute et qu’il faudrait préserver, mais bien plus d’une certaine manière de vivre l’Evangile que nous sommes appelés à renouveler sous la conduite de l’Esprit. Au-delà des mots, lorsque dans ma congrégation nous parlons de charisme mennaisien, c’est bien une réalité originale, riche de vie et d’espérance, que je découvre avec un certain émerveillement en avançant dans ma vie religieuse.

Quand je regarde en arrière le chemin parcouru, je pense à ce témoignage d’un religieux de ma congrégation qui avait pour titre « La joie d’être frère ». Evidemment il y a des jours où la joie est plus intérieure ! Bien sûr que la recherche de Dieu dans la prière, le partage de la vie en communauté ou l’engagement dans le monde de l’éducation ne peuvent se vivre sans difficultés et épreuves de toutes sortes. Et pourtant, si s’était à refaire, je crois que je reprendrais ce chemin sans hésiter pour vivre la confiance dans la pauvreté, la joie de la fraternité, la liberté fruit de l’obéissance. Paradoxes ? Peut-être pas, car la promesse du centuple que Jésus avait faite à ses disciples, je crois tout simplement qu’elle se réalise !


soeur Véronique
Fraternité monastique de Jérusalem (Strasbourg)

Choisir d’habiter la confiance

Je suis religieuse, entrée il y a plus de onze ans dans les Fraternités Monastiques de Jérusalem qui ont la spécificité d’être un ordre contemplatif inséré au cœur de la réalité urbaine. Fraternités au pluriel, car se trouvent généralement dans la même ville une communauté de frères et une communauté de sœurs qui vivent séparément, mais célèbrent la liturgie ensemble. L’église où se déroulent nos liturgies est ouverte à tous, nous habitons souvent des appartements dans des immeubles et la plupart des frères et des sœurs sont salariés à mi-temps, c’est-à-dire insérés dans le monde du travail. Voilà pour le cadre de ma réflexion sur le sujet « qu’est-ce qu’être religieux aujourd’hui ? »

Etre religieux, c’est en premier lieu être appelé. Je suis d’une époque où tout le monde allait au « caté », et j’étais, à neuf ans, la seule de ma classe à n’y être pas inscrite. Alors, je me suis posée la question : qui est Jésus ? A onze ans, j’ai pu m’inscrire à l’aumônerie et on m’a fait préparer ma profession de foi... Inquiète de ce que je ne savais rien, ma mère m’a alors donné deux livres dont La vie de Bernadette par Marcelle Auclair. J’ai dévoré ce livre, et en le fermant j’ai dit : « Je veux être religieuse. » Réaction violente de ma mère qui m’a enlevé les livres, mais m’a quand même autorisée à faire ma profession de foi et à aller à la messe dominicale par la suite. Je voulais connaître Jésus et j’étais très attirée par quelque chose (quelqu’un ?) dans les églises. Et une autre question : comment faire pour être chrétien pas seulement à l’église, mais partout dans la vie de tous les jours ? Un désir et une question qui ne m’ont pas quittés - sauf peut-être pendant mes deux ou trois premières années d’études.

En avançant, j’ai compris que je désirais travailler dans le monde, mais j’aimais aussi beaucoup les « belles messes » : lorsque j’ai assisté un soir - par hasard - à la liturgie à Saint-Gervais, j’ai été saisie par la beauté des chants. Quand j’ai appris qu’en plus les moines et moniales étaient salariés, alors je me suis vite demandée si ma place n’était pas là.

On ne me qualifierait peut-être pas de religieuse si je ne vivais pas en communauté. Et ce qui marque mon entrée dans la vie religieuse, c’est mon entrée dans une communauté spécifique où je vis avec d’autres consœurs en suivant, avec elles, un tracé spirituel (ou règle) particulier.

Cette règle, je l’ai choisie, mais je l’ai aussi reçue et j’essaie, avec mon tempérament, mon caractère de jouer avec mes sœurs la symphonie de la vie fraternelle sans trop de fausses notes. Il y a parfois des couacs, des grincements, des frottements inévitables mais qui me font grandir et mûrir parce qu’il me révèlent, dans l’amour, mes failles, mes mesquineries et mes petitesses, et ma beauté d’enfant aimée de Dieu. Un apophtegme dit que lorsque l’on entre en communauté, on est semblable à un petit cube, avec ses angles pointus et ses arrêtes vives. Mais à la fin de sa vie on est rond comme une bille. Se laisser polir, se laisser émonder est possible car nous nous savons aimés. Aimés de Dieu, aimés de nos frères et sœurs. Etre religieuse, c’est pour moi « choisir d’habiter la confiance », comme dit la chanson.

Lorsque je suis entrée à la Fraternité, la sœur qui m’accompagnait m’a dit lors de notre premier entretien : « Maintenant, laisse-toi regarder par les autres et toi, regarde-les. » Etre celle que l’on est, en toute simplicité, laisser tomber les masques, cesser de jouer un rôle. Ne pas avoir peur d’être pauvre, d’avoir besoin des autres, ne pas redouter mes fragilités. Ma faiblesse m’apprend petit à petit à m’en remettre au Seigneur même pour les choses les plus petites et les plus concrètes. Elle m’apprend aussi à lui remettre mes affections... et mes antipathies ! J’apprends à lui laisser de plus en plus de place...

Le religieux, c’est aussi l’homme des vœux. Nous nous lions à notre communauté par la profession des trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Parole donnée en public et remise de soi entre les mains d’un autre : chez nous, nous faisons profession en présence de la prieure générale, à qui, concrètement, nous promettons obéissance, laquelle en retour nous promet de faire confiance à l’action de l’Esprit Saint en nous, et de nous aider à rester fidèle à nos engagements.

La fidélité... Je fonde d’abord la mienne sur la fidélité de Dieu qui dit que même si nous sommes infidèles, lui restera fidèle car il ne peut se renier lui-même. Et je la vis aujourd’hui. Pas hier, pas demain ni tout à l’heure, mais aujourd’hui, ici et maintenant. C’est un peu comme la traversée du désert après la sortie d’Egypte. Le peuple ne savait pas par quel chemin Dieu allait le faire passer, ni combien de temps cela durerait et il n’avait de la manne que pour un jour. Pas d’assurance, pas de plan de carrière, pas de provision. Simplement, « choisir - résolument - d’habiter la confiance ».

Etre religieux aujourd’hui, c’est choisir d’être un peu fou, fou aux yeux des autres mais parfois fou à ses propres yeux, lorsque l’on sent comme le sol qui se dérobe sous nos pieds parce qu’il faut obéir et partir, quitter nos sécurités matérielles, humaines, affectives... Il y a parfois en moi du saint Pierre marchant sur les eaux : « Homme (femme) de peu de foi, pourquoi as-tu douté ? »

Ce que j’essaie de vivre, ce que nous essayons de vivre en communauté, nous le vivons au milieu du monde d’aujourd’hui, un monde en quête de sens, de spirituel. Dans ce monde, nous témoignons que la vie ne s’arrête pas à ce que l’on voit, que le bonheur n’est pas dans la course aux biens, qu’il y a quelque chose d’autre, une autre dimension, un Tout Autre. Témoins discrets, témoins par nos vies et par ce que nous sommes beaucoup plus que par nos paroles. Et ce témoignage nous dépasse infiniment.

Je me permets de vous livrer un extrait d’une lettre que j’ai reçue d’une collègue lorsque j’ai dû quitter une entreprise où j’avais travaillé cinq ans : « Nous ne nous connaissons pas ou si peu... Mais, au travers de la qualité de votre travail, de votre intelligence, de votre humour, de votre sourire, de votre complaisance, vous avez été pour moi un témoin - rare - de la dimension spirituelle. » A travers ces phrases qui me bouleversent parce que tout cela me dépasse, je comprends quelque chose de ce que peut être un religieux, même pour un non-croyant. Et je me souviens des paroles de saint Paul : « Le Dieu qui a dit : “Que la lumière brille au milieu des ténèbres”, c’est lui-même qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ. Mais ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous » (2 Co 4, 6-7).

Etre témoin de la Lumière, c’est aussi être témoin de l’amour et de la tendresse de Dieu pour chacun de nos frères les hommes. Cela commence d’abord dans ma communauté : Jésus nous dit dans l’Evangile que c’est à l’amour que nous aurons les uns pour les autres qu’on nous reconnaîtra pour ses disciples. Aimer ma sœur que je côtoie tous les jours et qui m’agace avec ses manies... Découvrir en elle toute la richesse et la beauté de Dieu, sa lumière qui, certains jours, éclaire ma propre route.

Changer de regard sur l’autre : c’est ce qui pour moi est peut-être le plus fondamental. Je me suis aperçue un jour qu’il n’y a maintenant plus d’étranger pour moi. On m’appelle « ma sœur » et chacun est pour moi un frère, une sœur, dans le sens où je vois d’abord en l’autre un homme, une femme avec un cœur, un être humain fait pour aimer et être aimé. Et les gens qui viennent à moi - et je pourrai même dire « à nous » car chacune d’entre nous a fait cette expérience - me confient souvent ce qu’ils portent, et il n’y a plus de barrière de classe sociale, de culture et même de race. Le clochard comme le cadre, le jeune comme le retraité, tous ouvrent leur cœur avec une grande confiance car ils savent peut-être qu’ils ne seront pas jugés. Que ce soit pour crier sa souffrance, sa révolte contre Dieu ou l’Eglise, ou pour confier une peine, combien de fois ne nous sommes-nous pas fait arrêter en pleine rue pour un mot, un dialogue ! Tous les visages, toutes les intentions, nous les prenons dans notre prière et nous les faisons monter vers Dieu. Chacun des soucis, chacune des peines et aussi des joies des hommes sont les miens.

Relier la terre avec le ciel, l’homme avec Dieu, les hommes entre eux : c’est peut-être cela, être religieux aujourd’hui.


frère Eric
Chanoine régulier de Prémontré à Mondaye

Un coeur et une âme en vue de Dieu

Cette expression de saint Augustin dont nous suivons la Règle est un programme qui peut mobiliser l’intégralité de la vie d’un religieux prémontré : réaliser la communion en soi et avec des frères qu’on n’a pas choisis, comme premier témoignage d’une vie consacrée à Dieu.

Agé de quarante-trois ans, j’ai passé un peu plus de la moitié de ma vie dans la communauté de Mondaye, abbaye qui appartient à l’ordre des Chanoines Réguliers de Prémontré, fondée il y a huit siècles dans le diocèse de Bayeux en Basse-Normandie. Arrivé à l’âge de la maturité, quel regard poser sur toutes ces années depuis les intuitions, les projets ou les rêves du départ, jusqu’à la découverte de la réalité de la communauté dans son quotidien où s’exprime le charisme de l’ordre, d’une expérience spirituelle partagée avec des frères et dans le ministère presbytéral et l’enrichissement de sa relation avec Dieu ?

Entré à vingt-et-un ans, j’ai choisi cette communauté parce qu’elle me proposait une vie apostolique spirituellement enracinée dans une vie communautaire de type monastique. Souvent, nous apparaissons au visiteur comme des moines vivant dans de grands bâtiments, avec un habit religieux, un Père Abbé, des horaires de prière proches de ceux des moines, le silence au réfectoire pendant les repas, un « chapitre » (réunion communautaire) quotidien pour l’échange des nouvelles...

Une autre part de notre vie se joue dans les liens apostoliques avec le ministère paroissial, des services d’Eglise tels que des aumôneries de jeunes ou de mouvements. C’est bien ce double mouvement qui m’attirait : annoncer ce qu’on a contemplé et rendre grâce à Dieu de ce qu’on a vu ou vécu dans l’apostolat. Mais plus profondément, c’est l’attachement au Christ qui a été à la source de cette démarche. Je me souviens du texte que j’avais choisi pour mon entrée au noviciat où je recevais l’habit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). J’avais découvert que le Christ pouvait être le chemin qui mène à la vérité d’une vie d’homme et le compagnon de route de qui vient la vie. Il y avait là à la fois quête de sens et recherche d’une présence. Il me semblait aussi que, pour mieux le connaître, pour le faire connaître dans une forme d’apostolat que je ne pouvais encore imaginer, je devais faire une démarche de conversion : tout quitter pour le Christ en vivant un idéal évangélique au sein d’une communauté de frères qui partageaient cette même priorité de vie. Sans bien connaître encore saint Augustin, je voyais à travers ce témoin un guide dont la spiritualité marquait cette communauté.

Pendant les deux ans de noviciat puis les années d’études et de formation qui ont suivi, s’est constituée pour moi une expérience spirituelle incarnée dans des relations fraternelles. C’est le lieu où j’ai découvert qu’accueillir Dieu dans sa vie suppose de se connaître soi-même. Les Chanoines Réguliers ont comme mission l’édification de l’Eglise d’abord par la célébration communautaire et publique de la liturgie de l’Eglise. La prière du matin (Laudes), du soir (Vêpres), l’office des lectures et la messe rythment chaque journée et sont une source primordiale de la vie spirituelle d’un Prémontré. On ne passe pas plus de deux heures par jour à l’église pour la prière chorale sans être imprégné des textes bibliques et de l’esprit des psaumes. On y trouve la révélation de Dieu dans une expérience humaine : appel à la conversion, manifestation de l’espérance d’un peuple, confiance toujours fragile ; et cette ténacité de Dieu qui vient chercher la brebis perdue et qui propose son alliance ; et surtout la figure du Christ, qui s’offre dans la liberté et la confiance, pour réaliser pleinement la mission que son Père lui confie.

Progressivement m’est apparu le sens même de la vie religieuse, la consécration de sa vie à Dieu : « Offrez votre personne et votre vie en offrande sainte, capable de plaire à Dieu : c’est là pour vous l’adoration véritable » (Rm 12, 1). Il s’agit pour cela de découvrir d’abord que c’est dans une relation de communion et de confiance de la créature envers son créateur que se trouve la liberté, autrement dit le plein épanouissement de sa personne et que l’appel à suivre le Christ pauvre, chaste et obéissant ne se comprend que comme une manifestation du Royaume des cieux déjà en croissance sur notre terre.

Une communauté de frères, c’est une réalité humaine, c’est-à-dire qu’elle empêche de s’échapper dans une vie spirituelle désincarnée. L’obser­vance du silence, d’une régularité des horaires impose un rythme, une forme de vie et c’est par l’intériorisation de ces règles que s’apprend l’obéissance à Dieu. La Règle de saint Augustin que nous suivons, et dont chaque jour nous entendons un chapitre est, pour moi, devenue aussi peu à peu un guide ; il n’est pas question de prescriptions matérielles à accomplir mais de se fier à un guide qui ouvre à une priorité : tout ordonner de sa vie, de ce que l’on fait, de ce que l’on possède, au bien commun de la communauté.

Ordonné prêtre en 1989, mon premier ministère s’est déroulé en paroisse dans une ville nouvelle de 60 000 habitants en Seine-Saint-Denis où j’ai passé six années. Rejoignant un prieuré de quatre frères, j’ai fait alors l’expérience du service d’une communauté de chrétiens et c’est aussi avec eux que j’ai vécu l’annonce de l’Evangile et l’approfondissement de ma consécration religieuse. Par l’exercice d’un ministère exigeant, exaltant et dévorant bien souvent, j’ai découvert ce que veut dire, selon une parole qu’on m’a rapportée à l’époque, que « le prêtre ne s’appartient pas. » C’est ainsi que se vérifie pour moi la réalité de ma consécration à Dieu avec ses élans et ses imperfections. C’est sûrement avec ces chrétiens que j’ai perçu le plus fortement l’alliance de Dieu avec son peuple. J’ai le souvenir de moments intenses au cours de messes paroissiales où j’ai senti que « ciel et terre se réunissent pour chanter la louange du Seigneur » parce que l’essentiel de la vie d’une communauté y est présent authentiquement, avec sa foi presque perceptible, sa générosité, sa fragilité, ses appels vers Dieu, son action de grâce. C’est un réel don de Dieu que d’être le pasteur d’une Eglise locale et d’être le prêtre qui présente au Seigneur la prière de ses enfants.

Aujourd’hui, mes responsabilités de prieur et de maître des novices à l’abbaye me font vivre une « pastorale » davantage tournée vers l’intérieur. Il s’agit pour moi d’être au service des frères, d’accompagner et de guider l’expérience spirituelle initiale des novices, l’un et l’autre ne pouvant se faire qu’à partir de sa propre expérience de rencontre de Dieu. Le rôle de prieur n’est pas facile à décrire tant il comporte de tâches différentes - souvent très matérielles ou d’organisation - qui doivent permettre à chacun de trouver sa place et de mettre en commun ses talents au bénéfice de tous. C’est, aujourd’hui, pour moi, le contexte dans lequel je suis appelé à vivre l’esprit évangélique qui m’a attiré dans cette communauté. A partir de ma propre expérience, et témoin privilégié de la recherche de Dieu comme accompagnateur spirituel, je comprends mieux combien chacun est unique pour Dieu et que c’est dans notre humanité pleinement exposée à la lumière de Dieu que nous sommes appelés à vivre la communion, l’alliance qu’il souhaite avec chacun.


soeur Anne-Marie
Fille du Saint-Esprit à Puteaux

Pour toi, qui suis-je ?

Etre religieuse, c’est me laisser saisir par le Christ et répondre aujourd’hui à son appel d’amour, en fidélité à cette rencontre décisive qui m’a fait tout quitter pour le suivre dans la vie religieuse apostolique, au sein de la congrégation des Filles du Saint-Esprit.

Cette congrégation fut fondée à Saint-Brieuc il y a presque trois cents ans. Les premières Filles du Saint-Esprit, en ce début du XVIIIe siècle, se sont engagées, elles aussi, dans la force de l’Esprit Saint à donner corps à leur désir de suivre le Christ, de vivre l’Evangile, dans l’Eglise de leur temps et pour le monde. Elles participaient à la mission naissante d’alors, mission marquée par des initiatives, des audaces humaines et spirituelles : choisir une certaine manière de vivre ensemble, en lien avec les hommes et les femmes du temps, soigner des malades et instruire les enfants dans le contexte social, culturel et religieux de l’époque, entendre, sentir, compatir à la peine des hommes, se laisser inspirer par le souffle spirituel missionnaire, vivre élan et vitalité et frayer avec d’autres un chemin à l’Esprit, et surtout se laisser habiter par l’amour des frères et des sœurs puisé aux profondeurs de l’amour de Dieu.

Etre religieuse aujourd’hui, c’est vivre aujourd’hui du Christ et de son Evangile à la manière de ces femmes ; c’est croire avec les frères chrétiens que Jésus ressuscité est présent parmi les hommes et qu’il donne, aujourd’hui encore, son Esprit Saint à tout être humain.

C’est inventer aujourd’hui une manière de vivre en fidélité à la force et à la détermination joyeuse de cette première fraternité de Filles du Saint-Esprit. Il s’agit, aujourd’hui encore d’être témoins, avec d’autres, de la venue du Royaume de Dieu dans le monde.

A Puteaux, nous sommes quatre religieuses dans ce dixième étage de l’immeuble où nous vivons à proximité de La Défense, au bord de Paris. Nous vivons en résonance avec des gens chrétiens ou non, souffrants parfois ou désireux de trouver un peu de force pour se porter et pour vivre mieux. Depuis notre arrivée en septembre 2001, nous apprécions ces liens tissés insensiblement avec les gens de la communauté paroissiale, vivante et diverse, mais aussi avec les chrétiens de l’aumônerie de l’hôpital, avec les groupes d’approfondissement de la foi, avec les personnes des différents réseaux de la ville dans lesquels nous sommes insérées.

Nous faisons connaissance à travers un bonjour amical entre voisins, un dépannage reçu ou donné, une conversation au sujet d’un enfant, une invitation ou une formation commune. La parole circule, c’est elle qui donne la vie.

Le monde multiculturel et multireligieux est désormais le nôtre : nos voisins sont d’origine maghrébine, française, israélite, italienne. Bien sûr, l’autre reste toujours l’autre. Mais nous pouvons dire que vivre ensemble dans des cultures différentes est possible, même si beaucoup de pas restent à faire et nous sommes heureuses d’apporter notre part à cette confiance en l’autre. Ce vouloir vivre en fraternité fait partie des « merveilles de Dieu ». Nous attachons beaucoup d’importance à ces choses toutes simples, presque banales, mais importantes : c’est là que l’Esprit Saint travaille et qu’il fait advenir la création nouvelle.

C’est souvent que nous nous disons ensemble, en communauté, dans la prière ou en assemblée de congrégation : l’Esprit est à l’œuvre dans le monde, Il nous envoie, chacune sur son propre chemin, chacune avec ses propres dons dire au monde sa Bonne Nouvelle de justice et de paix, de compassion et d’espoir.

La particularité de notre communauté est qu’elle sera également une communauté de formation, un noviciat pour des jeunes qui demandent à notre congrégation de les recevoir. Je suis toujours impressionnée de voir des jeunes, aujourd’hui encore, être séduits par le Christ et l’Evangile et voulant vivre de manière radicale la prière, le partage de la vie avec les plus pauvres, la vie communautaire. Pour eux, vivre ainsi est un chemin de réussite humaine et de bonheur profond.

Notre communauté de Puteaux accueillera l’année prochaine une novice. Nous voulons être pour elle, avant tout, des sœurs, heureuses de son dynamisme et de sa foi, respectueuses de son histoire et de sa manière d’être, désireuses de vivre avec elle au jour le jour en pleine pâte humaine, de l’initier à la vie religieuse selon le charisme des Filles du Saint-Esprit. Nous pensons que vivre dans un lieu qui nous est donné, faisant l’expérience avec d’autres d’une vie humaine et spirituelle, est un atout de formation.

Etre religieuse aujourd’hui, c’est être reliée au Christ mais c’est aussi être reliée à tout un corps, à une congrégation, à des « sœurs » présentes en Europe, en Amérique et en Afrique. Vivre en congrégation, c’est puiser à une même source spirituelle, c’est respirer le même souffle en communauté, en fraternité de chrétiens, mais aussi à l’échelle internationale, avec les Filles du Saint-Esprit des différents pays du monde. Ceci est une chance et une force.

La congrégation prend conscience de son internationalité, particulièrement par l’arrivée des sœurs des pays du Sud. Cette internationalité n’est pas nouvelle, mais chaque sœur a conscience d’avoir aujourd’hui à la vivre autrement. C’est une vraie richesse que nous avons encore à découvrir et à approfondir. Cette évolution nous décentre de nous-mêmes et nous ouvre à l’universel. Il s’agit pour nous de vivre quelque chose du mystère de Pentecôte : vivre ensemble la mission commune et spécifique à chaque pays en favorisant les échanges entre unités.

La tradition spirituelle et apostolique se vit désormais avec des associés laïcs qui veulent vivre du même charisme et avec des membres d’une branche séculière ; une vie nouvelle jaillit d’une même source. La famille des Filles du Saint-Esprit grandit et se développe.

Cet agrandissement invite chaque sœur à se laisser enrichir, interpeller par les autres, à vivre en dialogue et en communion, dans le respect des différences. Cette concertation invite les Filles du Saint-Esprit à entendre aujourd’hui l’Esprit de Pentecôte : « Levons-nous en femmes de paix et de réconciliation, pour servir la Vie et, avec d’autres, apporter notre part à l’espérance du monde sauvé en Jésus-Christ. »

C’est en écoutant le monde, en écoutant les peuples, en nous écoutant les unes les autres, que cet appel formulé en chapitre général s’est fait plus pressant. Nous vivons dans une société où les échanges internationaux sont de plus en plus importants, mais où les revendications particularistes provoquent des violences identitaires et des fractures sociales.

Participer avec d’autres à la lente et difficile transformation du monde est une nécessité. Nous engager ensemble pour une mondialisation plus humaine, plus solidaire, écouter la voix des plus faibles, c’est rejoindre Jean-Paul II qui voit dans la réconciliation de l’homme avec la création, avec ses semblables et avec lui-même, un des défis auquel notre monde est confronté.

Nous cherchons ici à nous engager dans des actions concrètes, des réseaux au plan local, national qui contribuent à restaurer la création, nous découvrons des comportements nouveaux : recycler, réduire notre consommation, changer notre regard sur la création.

Les jeunes sont, eux, citoyens de la planète ; ils nous en rappellent souvent l’importance.

Etre religieuse aujourd’hui, c’est marcher à la suite d’Abraham et de tant d’autres, en fidélité à l’histoire des Filles du Saint-Esprit ; c’est consentir au risque à cause de Jésus-Christ et de l’Evangile. C’est redire oui au corps fraternel dont nous sommes membres. Notre bonheur est que nos contemporains puissent découvrir dans leur propre vie et dans la nôtre, pour leur joie, cette invitation de Jésus : « Et toi, qui dis-tu que je suis ? Pour toi, qui suis-je ? » (cf. Mt 16, 15).