Pas sans Lui, pas sans nous, pas sans eux (Relecture)


Philippe LECRIVAIN
jésuite, Centre Sèvres

C’est à Kyriat Yearim, près de Jérusalem, où j’anime deux retraites, que je relis ces beaux témoignages qui m’ont été remis. Les religieuses qui sont venues là pour prier ensemble sont des libanaises, des israéliennes, des palestiniennes et quelques européennes. Elles ont quitté, pour quelques jours, les lieux où elles partagent la vie meurtrie de leurs nombreux amis. Elles sont de Jaffa, Haiffa, Bethléem, Nazareth, ou Jérusalem.

En les écoutant me parler de leur vie, de leur prière et de leur engagement, j’ai mieux compris ce qu’est, pour elles, être religieuses ici et maintenant. Elles ne font point de grands discours mais, dans leurs propos tout simples, elles disent beaucoup, ainsi celle-ci qui partage le dénuement des habitants de Bethléem : « Je me demande parfois pourquoi je suis là et je n’ai d’autre réponse que celle-ci : “J’y suis, parce que je suis une petite sœur de Jésus.” »

Les huit témoignages qui sont sur ma table, relus dans ce contexte, s’éclairent soudain d’une autre lumière. Eux aussi, dans leur brièveté et leur simplicité, disent quelque chose d’une étrange profondeur, quelque chose d’innommable et d’insaisissable. Avec une grande pudeur, sous le couvert de belles images ou de quelques bribes de leur histoire, ils s’exposent en partageant le mystère de leur vie : pas sans lui, Jésus le Christ ; pas sans nous, les frères et les sœurs ; pas sans eux, leurs contemporains.

PAS SANS LUI...

Etre religieux, « c’est d’abord une expérience personnelle qui échappe d’une certaine façon aux définitions et aux explications ». Etre religieux, « c’est d’abord un chemin pour être heureux, un chemin pour moi ». Chacun des témoins exprime à sa manière comment son histoire avec Dieu a commencé par une aventure personnelle, faite de désirs et d’épreuves. Entre les lignes, il est aisé de lire que ces hommes et ces femmes sont de leur temps et qu’ils en partagent les inquiétudes.

Mais ce qui est dit plus clairement encore dans ces feuilles, c’est que chacun, un jour, a fait « la découverte émerveillée de l’amour gratuit et infini de Dieu ». Il a été « saisi par le Christ » qui lui posait cette question : « Pour toi, qui suis-je ? » Sa réponse a jailli, parfois dans la pleine lumière de midi, parfois dans une clarté encore enténébrée et il est parti sur des chemins non tracés. « Quand l’on devient chercheur de Dieu, la brèche ne cesse de s’agrandir et le sol de se dérober. »

Chercher encore et toujours celui qui les a appelés. Les témoins n’insistent pas seulement sur leur première réponse à cette vocation qui leur était adressée, mais ils soulignent qu’accueillir le Christ dans sa vie, bondir en son intimité, le choisir sans condition, est sans cesse à reprendre. La vie des religieux, comme celle de tous les chrétiens, se déploie de commencement en commencement, d’ouverture en ouverture et de rupture en rupture. Il s’agit d’une joyeuse célébration de la Pâque.

Etre religieux aujourd’hui, « c’est choisir d’être un peu fou, fou aux yeux des autres mais parfois à ses propres yeux ». Etre religieux, « c’est s’engager jusqu’à la mort, oui, mais pour la Vie ! », c’est choisir de se laisser « pétrir par la Parole » jusque dans la profondeur de ses faiblesses insoupçonnées qui, dans la force de l’Esprit, peuvent devenir « joie, paix et amour. » Oui, c’est bien « choisir d’habiter la confiance », « inventer avec Dieu l’avenir qu’il donne ».

Mais n’est-ce pas cette expérience que firent Jean, Pierre et Marie-Madeleine, au matin de Pâque, devant le tombeau vide devenu, pour eux, comme un livre ouvert ? Ils ont vu et ils ont cru. Les huit témoins, avec leurs mots propres, disent comment la parole de Pierre : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié » (Ac 2, 36) a retenti dans leurs cœurs et comment ils ont décidé de vivre « au nom du Seigneur ». Vivre à la suite du Christ, dit l’un, vivre du Christ et de l’Evangile, dit l’autre. « Ma vie religieuse, dit cette autre encore, n’a d’autre sens ni d’autre source que cet attachement au Christ. » Mais chacun précise que cette manière de vivre n’est pas sans une certaine coloration, celle de leur institut.

PAS SANS NOUS...

« Cette expérience, si elle est personnelle, n’est pas une histoire solitaire, elle est vécue avec d’autres. » A qui relit attentivement les textes qui précèdent, saute immédiatement aux yeux cette importance attachée au fait que choisir de devenir religieux, c’est choisir de vivre avec des frères et des sœurs. Mais chaque témoin dit plus en précisant que ceux, avec qui il partage tout désormais, ont choisi, comme lui, de vivre l’Evangile à la manière d’un groupe fondateur. Ils se sont faits moine, moniale ou chanoine, clarisse, dominicaine ou religieux de plein vent pour avoir senti que leur réponse, « Tu es… », à la question posée par le Christ, n’était point sans harmoniques avec la réponse de ceux-ci ou de celles-là. Ainsi se faire religieux fut, pour eux, entrer dans ce dynamisme fondateur qui meut déjà ces frères ou ces sœurs-là.

Chaque témoin, ou presque, a eu le souci d’évoquer les « premiers » de son institut, Benoît, Claire et François, Dominique et Jourdain, Libermann, La Mennais et les autres, mais aussi ce qui donne au groupe actuel sa physionomie propre. « Réaliser la communion en soi et avec des frères qu’on n’a pas choisis comme premier témoignage d’une vie consacrée à Dieu » précise l’un. « Se faire nègre avec les nègres, rappelle l’autre, se faire à eux comme des esclaves doivent se faire à leurs maîtres. » « Se lever en femmes de paix et de réconciliation, souligne cette troisième, pour apporter avec d’autres notre part à l’espérance du monde sauvé en Jésus-Christ. » Mais ce ne sont là que quelques traits de la vie religieuse.

Les témoins soulignent avec insistance, en effet, une autre composante de leur vie, la communauté. Là encore, il faut prêter attention à leurs propos car ils abordent cette question de plusieurs façons. Leur souci, c’est d’abord la communauté où l’on apprend à vivre en frères ou en sœurs pour le devenir. La fraternité est toujours à construire, « ainsi apprenons-nous, jour après jour, à devenir sœurs pauvres. » Ceci ne se fait pas sans émondage, sans polissage. De « cube », ne finit-on point, sur le tard, par devenir « bille » ? La réalité banale de la communauté est un « terrain de labours » et de germination, où « amour et vérité se rencontrent » comme le chante le psalmiste (Ps 85, 11). Ce premier niveau est nécessaire mais il est loin d’être le seul.

La communauté est aussi le lieu de l’épreuve de la foi. Pour le dire autrement, elle est le lieu où l’on s’entraide à croire. Pour entendre cela, il convient de ne pas faire de l’acte de foi une simple adhésion à un credo. Croire, c’est aussi et surtout s’en remettre à un autre. « Chacune se trouve seule dans la vérité de sa réponse au Christ, explique la dominicaine, aucune pourtant ne peut la donner sans les autres. » Et comme en écho, reprend le bénédictin, « la communauté est ma voie d’accès au mystère de l’amour », et il ajoute : « Que l’amour n’est jamais clos sur lui-même, la vie religieuse l’exprime toujours ! »

Mais la communauté est encore le lieu par excellence du discernement. « Dans la mesure, en effet, où nous nous donnons à cette vie, nous en recevons force et lumière pour continuer. » Ceci est vrai des choix personnels et communautaires. « Je peux dire que c’est toujours l’Esprit Saint qui fait la vie religieuse missionnaire. Alors pas de panique ! » Cette conviction que l’Esprit Saint travaille en chacun et dans l’institut tout entier est ce qui pousse aujourd’hui à inventer l’avenir dans la fidélité à « la détermination joyeuse des premières ». Cette aptitude au discernement permet à une communauté de ne pas s’enclore sur elle-même et de ne pas devenir une fin en soi.

PAS SANS EUX...

Les témoignages que nous relisons surprendront peut-être ceux qui, prisonniers d’idées reçues, enferment encore les religieux en deux grandes catégories : les contemplatifs et les apostoliques. Cette distinction, fort récente, ne rend pas compte de la réalité et, en tout cas, ne permet pas de saisir vraiment ce qui est exprimé dans les textes qui précèdent. Cloîtrés ou dispersés, les religieux prétendent tous vivre à la manière des apôtres et tendre à la contemplation. Ce qui distingue les moines et les moniales des autres religieux, c’est cette manière qu’ils ont choisi d’habiter un lieu pour y lire et relire les Ecritures. Est-ce à dire que les autres religieux n’ont pas à fréquenter assidûment la Parole de Dieu ? Non point, mais ils ont à le faire en tous lieux. Quoi qu’il en soit, la lectio divina, sous quelque forme qu’elle soit pratiquée, ne peut conduire à Dieu celui qui se désintéresserait de ceux au milieu de qui il vit.

« Le missionnaire n’est jamais tranquille, sa vie n’est pas figée. Mais je crois, écrit le spiritain, qu’il reçoit des grâces spéciales pour cette vie nomade. » Ce point de vue, pour être classique, n’en est pas moins très profond : aller à la rencontre des autres, de ceux qui sont loin, de ceux qui sont pauvres, tenter de créer dans ces relations que l’on tisse les conditions humaines d’une possible naissance de Dieu. Si le Frère enseignant rappelle que « sa vie de religieux est d’abord celle de quelqu’un qui est envoyé vers les jeunes », il n’est pas sans préciser qu’être « frère » est, pour lui, un appel à la fraternité universelle. « Non pas frère de tous de façon anonyme mais, à la manière de Jésus, frère de chacun de ceux que je rencontre. » Quant à la Fille du Saint-Esprit, elle traduit dans le quotidien les propos du frère : « Un dépannage reçu ou donné, une conversation au sujet d’un enfant… La parole circule, c’est elle qui donne la vie. »

Dans les Fraternités monastiques de Jérusalem, où l’on pratique à mi-temps le travail salarié, on procède autrement peut-être : « Témoins discrets, témoins par nos vies et par ce que nous sommes, beaucoup plus que par nos paroles. Et ce témoignage nous dépasse infiniment. » Pour la clarisse et la dominicaine, c’est encore autre chose, mais est-ce si différent ? « La joie d’appartenir au Christ, écrit la seconde, ne va pas sans souffrance de le savoir bafoué dans nos frères et sœurs du monde entier. » Et la première reprend à sa façon : « Nous offrons à Dieu les labeurs et l’espérance des hommes et nous désirons accueillir en nous, à travers nous, le don de sa vie pour la terre. » Quant au bénédictin, il est trop fils de son temps pour en ignorer les limites et c’est sans prétention qu’il propose comme une alternative : « Parole donnée, parole reçue : nous sommes l’écho du Verbe, de la Parole de Dieu. On manque souvent à la Parole, par trop de paroles et trop de mutisme, par la cacophonie médiatique dont le sens s’évade, et par la retenue de celui qui ne sait pas se confier, faire confiance. »

*
* *

« Relire » est un art difficile, je viens de m’en rendre compte. Au terme de cet exercice, j’espère cependant ne pas avoir emprisonné en mes mots la vie qui jaillit à grands flots des huit témoignages qui précèdent. Pas sans lui, pas sans nous, pas sans eux, cette triple dimension de notre vie religieuse est, sans doute, ce qui nous altère et nous fragilise, mais c’est aussi, je le crois, ce qui nous aide à chercher encore et toujours Celui qui nous a déjà saisis.