Quand le Verbe se fait chair


soeur Sylvie ROBERT
religieuse auxiliatrice

Sans doute n’est-ce pas le plus visible de la vie des religieux que leur rapport à la Parole de Dieu. Même lorsque la liturgie tient une grande place comme dans la plupart des familles monastiques, ce sont sans doute les chants et la paix qu’ils reflètent ou le calme dans lequel ils font entrer qui frappent d’abord ; cette face visible peut même faire oublier que l’office divin est fait d’une rumination des psaumes ; et elle laisse dans l’ombre les heures de fréquentation fidèle de la Parole de Dieu dans le silence du petit matin ; quant à la vie apostolique, elle est plus généralement repérable par les services qu’elle rend que par la prière personnelle et la contemplation du Christ qui l’animent et l’alimentent...

Pourtant, c’est bien un des secrets de la vie religieuse que le dialogue qui s’y établit avec le Dieu dont le Verbe parcourt la terre et prend chair de notre chair.

Quelle place a donc l’écoute de la Parole de Dieu dans la vie religieuse ? Mieux percevoir cette place nous réserve une chance d’appréhender l’expérience spirituelle originale et forte d’incarnation du Verbe que l’appel à la vie religieuse donne de vivre...

Une vie sous la Parole de Dieu

Que ce soit au moment de l’appel initial ou dans la durée de l’engagement, pour notre vie personnelle ou dans le lien fraternel, la Parole de Dieu joue un rôle décisif dans notre vie religieuse.

Au commencement, une Parole

L’expérience le prouve, c’est toujours l’écoute, à l’intime, d’une parole venue de Dieu, sa résonance particulièrement forte, décisive et unificatrice qui conduit à oser faire le pas de demander à entrer dans un institut et qui permet de le faire. Une scène de rencontre de Jésus, une parole de lui, un épisode du récit évangélique ouvre les oreilles, fait entendre une parole irrésistible quelles que soient les résistances qui se lèvent, devient lieu d’un appel ; même si elle n’est pas le seul vecteur de l’appel, l’Ecriture devenue Parole ne manque jamais à l’histoire d’une vocation religieuse. Cette vitalité fait même partie des signes qui permettent de reconnaître un appel.

Est-ce original et propre à la vie religieuse ? Non, bien sûr. Toute vocation, quelle qu’elle soit, ne peut se recevoir que dans un dialogue intime, là où peut naître notre liberté par l’écoute de la voix du Seigneur en notre propre silence et désir. Cela est tout aussi vrai de l’appel au mariage ou au ministère ordonné. Mais la place de la Parole est particulière dans le cas de la vie religieuse : l’appel ne peut venir d’aucune autre étincelle initiale que de la relation avec Dieu, dont la Parole est lieu privilégié. Pour un appel au mariage, le point de départ, l’étincelle initiale est la relation entre l’homme et la femme qui s’aiment ou apprennent à s’aimer ; l’appel au ministère ordonné naît d’un dynamisme pour le service de la Parole de Dieu dans un peuple - un ministère, c’est une tâche, un service d’abord, et c’est l’Eglise qui y appelle. Certes, le mariage ne sera chrétien que s’il est lieu d’une expérience spirituelle authentique pour chacun des époux et le ministère ne se vivra dans sa profondeur, de manière heureuse et juste, que s’il est lieu d’une rencontre forte du Seigneur qui l’empêche de se dégrader en « fonction ». Mais dans le cas de la vie religieuse, c’est l’expérience spirituelle et elle seule qui est source et lieu de naissance de l’appel comme de la réponse. La Parole est la médiation de la rencontre et donne les mots pour la dire. L’absence, dans le cas de la vie religieuse, des éléments fondamentaux que comportent le mariage et le ministère presbytéral fait apparaître la place centrale et unique qu’y tient le dialogue avec Dieu.

Une lampe sur mes pas, ta Parole

Au long des jours et des années, c’est ce même dialogue intérieur qui donne de poursuivre le chemin et entretient la fidélité : là est le roc qui tient notre existence. L’écoute quotidienne de la Parole est nourriture essentielle pour notre vie religieuse. Comment ?

La Parole de Dieu est lieu de la rencontre. Ouvrir l’Ecriture pour une heure d’oraison fournit un lieu, des visages, une histoire pour connaître le Dieu « que nul œil de créature n’a jamais vu, nulle pensée jamais conçu, nulle parole ne peut dire » et s’entretenir avec Lui. La prière donne à ce qui n’est d’abord qu’un texte de devenir une scène ; témoin de la rencontre d’autres avec le Seigneur, le texte devient médiation de notre propre rencontre, aujourd’hui, pour nous-mêmes, avec la personne du Christ. L’Ecriture se met à parler. Il y a une présence réelle du Seigneur dans l’Ecriture qui se fait Parole. Elle nous est particulièrement précieuse. Elle éduque en nous l’attention à la présence du Seigneur à nos côtés, elle nous apprend à en découvrir la densité.

A vrai dire, cette présence du Seigneur est en même temps présence qui nous est donnée, présence à lui, à nous-mêmes, à la vie. Le contact avec l’Ecriture dans la prière fait jouer à la fois l’écoute d’un autre et la résonance en soi-même sans lesquelles il n’est pas de relation. Il entretient et nourrit cette relation. Parce que je goûte un mot, une attitude, parce que la scène biblique vient rejoindre ou faire surgir un pan de ma vie, toucher une blessure, raviver un désir, éclairer mon chemin, la Parole prend chair : le Christ devient quelqu’un, la Parole me met en contact avec sa chair, mais aussi avec la mienne. Tantôt une parole vient à point, apaise, repose, éclaire. Tantôt l’écoute de la Parole convoque à quitter ses propres préoccupations, fait faire comme un détour - celui de Moïse s’approchant du buisson embrasé. Tantôt, elle fait revenir ce qui, de notre existence concrète, risquerait de tomber dans l’oubli. Par sa Parole, le Seigneur est le veilleur de nos vies.

C’est une Parole qui se « commente » de moins en moins de l’extérieur mais qui devient de plus en plus lieu de rencontre : une phrase, un mot suffisent parfois, je lis et relis une scène d’évangile pour l’accueillir mais c’est comme si le Christ sortait de la page pour venir à ma rencontre ; ou bien les mots sont là, sur lesquels je m’arrête parce qu’ils entretiennent la présence mutuelle, mais l’essentiel est ce goût de la présence. La Parole façonne, par simple exposition au Seigneur et ce temps d’écoute silencieuse transforme, repose ou met en éveil. L’Ecriture, qui est trace d’une expérience, retourne à l’expérience et laisse venir le chant d’une parole.

Car si le commentaire se tait, la parole personnelle naît de cette écoute en profondeur. Quelle parole humaine, à moins d’être bavardage, prise de pouvoir, jeu de brillance, ne naît d’une écoute en profondeur ? L’écoute de la Parole de Dieu ouvre l’espace où, en nous-mêmes, l’Esprit parle et nous donne la parole. C’est elle qui nous apprend à prier, qui fait jaillir de nous la parole ou le mouvement intérieur, lieu et marque d’une amitié entre le Seigneur et nous. La Parole nous apprend à parler. Non seulement parce que l’Ecriture nous donne des mots dans lesquels notre propre prière peut se couler ou se trouver, mais aussi parce que son écoute nous fait descendre jusqu’au lieu silencieux de la source en nous-mêmes, là où Dieu parle au cœur, en ce point d’où peut surgir en nous une parole vraie, libre, neuve, efficace - la nôtre. Si cette source a été ouverte, c’est dans toute parole, quelle que soit la situation, que nous recevons de l’Esprit les mots, le ton, la relation justes. Dieu seul peut nous faire trouver notre propre parole, mais s’Il le fait, ce n’est pas seulement pour la relation à Lui dans la prière.

Au long des jours, cette patiente fréquentation de la Parole trace un chemin : une ligne se dessine, faite des pointillés que la lumière de Dieu distille patiemment chaque jour ; un sillon se trace : c’est le son particulier de la voix du Seigneur pour moi, c’est le domaine de ma vie sur lequel il travaille, que sa Parole créatrice humanise. Les paroles qui ont résonné en nous habitent alors notre mémoire ; elles sont la pierre angulaire sur laquelle se construit l’alliance en notre vie. Nous avons ainsi chacun notre propre bagage des paroles qui ont eu pour nous une particulière résonance et auxquelles nous pouvons revenir, sur lesquelles nous pouvons nous appuyer : « Rappelle-toi ta parole à ton serviteur, celle dont tu fis mon espoir. Elle est ma consolation dans mon épreuve » (Ps 118, 49). Mais aussi cette parole est toujours neuve - dès que le texte se fait parole, il s’anime et prend un relief inconnu jusqu’alors, parce qu’il descend de plus en plus profond en nous et que les oreilles et le cœur qui l’écoutent se livrent avec tout ce qui les habite. Mobile comme sa sagesse ou son Esprit (Sg 7, 22), la Parole suit les sinuosités de notre existence, les épouse, les accompagne, les guide.

Une telle habitude de recevoir l’Ecriture en même temps que notre vie dans la prière ouvre des champs nouveaux à notre expérience : il est bien des passages du livre qui nous sont restés, un temps ou longtemps, hermétiques ! Mais au long des années, il nous est donné de les accueillir progressivement dans notre prière ; l’expérience de notre vie nous fait découvrir que même les plus étonnants, les moins attrayants ne sont pas pour rien dans la Bible.

La liturgie des heures joue dans cette fréquentation de la Parole un rôle propre : il nous y est donné en particulier de couler notre prière dans celle des psaumes ou de recevoir les mots mêmes pour prier. Grande sobriété, là, des sentiments : parfois la prière du psaume correspond à la situation et au paysage intérieur que nous vivons, mais nous avons aussi à reprendre le cri du psalmiste tandis que notre mouvement irait plutôt spontanément vers l’action de grâces, ou à entrer dans la louange alors que la vie est lourde. Et le rythme comme la musique de la psalmodie ne nous donnent pas le loisir de nous appesantir. La Parole de Dieu nous est alors donnée pour faire passer en notre bouche des mots et un souffle qui ne viennent pas de nous. C’est elle qui nous met en attitude de prière ; elle nous ouvre à la relation à Dieu là où nous sommes touchés en notre chair mais aussi au-delà de l’envahissement de nos propres sentiments, car elle nous fait le don de ces cris de détresse et d’admiration qui nous introduisent à la prière d’autres, nous éveillent à d’autres situations que la nôtre, et sont comme les provisions offertes pour nos jours de disette ou de joie. Nous y apprenons à « bénir Dieu en tout temps », trouvant dans les psaumes la couleur du ciel de notre paysage intérieur, mais nous laissant aussi mettre en attitude de louange même aux jours de tristesse et en solidarité de détresse du fond même de la joie qui nous habite. Dieu est plus grand que notre cœur sans toutefois le méconnaître ni rien en renier...

Ainsi la Parole écoutée nous structure-t-elle : elle nous donne de recevoir notre véritable identité en même temps qu’elle permet à Dieu de prendre sa consistance propre, de plus en plus, déplaçant les images que nous avons de lui ou bien les chargeant du poids d’une rencontre. « Ce ne sont plus des mots », « Je le savais, mais maintenant ce n’est plus pareil » : ces expressions qu’il nous arrive de dire ou d’entendre après une rencontre en vérité du Dieu qui est Parole le disent bien. Dieu nous donne ainsi de parler de nous sans toujours le savoir et sans partir seulement de nous : nous recevons notre vie de la Parole, par cette ouverture à l’autre qui la donne, et sans pouvoir nous en saisir. C’est bien l’expérience fondamentale que la parole de Dieu est créatrice, pour chacun de nous comme dans nos relations mutuelles.

Une Parole de communion

S’il est un lien entre nous ou avec quiconque, la Parole en est encore le secret : rien d’autre ne nous unit et ne nous envoie que cette Parole entendue.

Les moments où, en communauté, nous prions ou partageons la résonance de la Parole en notre existence sont des moments de grande cohésion. Dans l’entente humainement facile comme dans les passages de crise relationnelle que toute vie communautaire fait traverser, c’est une expérience précieuse que de se laisser réunir par la Parole : elle seule peut mettre le juste espace là où jouent les affinités et rappeler à la profondeur du lien là où se manifestent les tensions. Réunis autour de la Parole, nous découvrons que ce qui assure notre être ensemble, c’est d’être sous la Parole ; l’écoute qui fonde l’existence de chacun est aussi ce qui fonde le groupe, non en faisant entendre la même chose à tous mais parce que chacun entend résonner la Parole avec une musique unique et en recueille les fruits originaux sur sa propre terre. Rien d’autre ne nous réunit dans la vie religieuse, dans notre institut ou communauté, que l’expérience que l’Esprit a fait faire à chacun : cette rencontre d’amitié avec le Seigneur est ce qu’il y a de plus unique, de moins communicable ; c’est en même temps ce qui nous donne de tenir ensemble, de nous reconnaître comme du même corps. Non pas par des affinités qui nous feraient nous choisir mutuellement, non pas sous l’emprise de quelque personnalité d’envergure, non pas sous la responsabilité d’une tâche commune à accomplir, mais simplement parce qu’une Parole a appelé chacun.

Lue ensemble, la Parole de Dieu nous situe en Eglise, dans notre propre particularité d’institut. C’est bien par les résonances de la Parole en mes sœurs que je les reconnais comme mes sœurs, il nous est donné de faire cette expérience en écoutant une Parole qui n’est pas le propre de notre communauté, qui est donnée à tous et ainsi, de soi, nous met en communion avec tous.

Cette Parole est une grande force d’envoi. Car l’Ecriture, par son contenu, ouvre à tous. Je ne peux la lire sans entendre qui est mon prochain et quelle est la largesse du cœur de Dieu. La prière lui donne de s’illustrer des visages du pauvre, de l’exclu, du boiteux guéri, de l’aveugle appelé, du pécheur pardonné, des foules nourries, du témoin joyeux de la résurrection qui peuplent mes rencontres. Mais, parole donnée à tous, même si ces visages ne venaient habiter mon écoute, elle me livre au Seigneur de tous : l’écouter c’est se laisser façonner dans cette ouverture.

Nous faisons une forte expérience que la Parole de Dieu réunit non en fermant les cercles mais en les ouvrant.

Ainsi le contact régulier avec la Parole de Dieu est-il vital pour notre vie religieuse, tant dans sa dimension personnelle que communautaire. C’est l’expérience de tout un chacun ? Oui, certainement, et tant mieux ! Mais ce n’en est pas moins le lieu où peut se découvrir une profonde affinité avec la forme même que la vie religieuse imprime à notre existence.

L’incarnation du Verbe

La place importante de la Parole de Dieu à la naissance comme dans le quotidien de notre vie religieuse ne suffit certes pas à dire le tout de la vie religieuse ; mais elle projette sa lumière sur ce que nous vivons : le Dieu qui parle donne la parole ; la vie religieuse en est une forme d’expérience originale et forte ; elle est pour ainsi dire une vie mise en forme de parole. Ainsi elle est expérience de la Parole de Dieu qui s’incarne et incarne.

Une vie mise en forme de parole

Laissons-nous éclairer par le rituel de la profession religieuse : il ne comporte pas de geste spécifique - seule une parole nous engage comme religieux ; il donne ainsi valeur et gravité à une parole humaine née de l’écoute patiente et prolongée de la Parole de Dieu. Certes, dans le mariage aussi une parole de consentement s’échange, mais c’est l’étreinte des corps qui accomplit et scelle cette union ; quant à l’ordination, elle requiert l’imposition silencieuse des mains. Pour nous religieux, la parole prononcée est l’unique lieu de profession. La profession religieuse dit de manière propre cette place unique et structurante du dialogue avec Dieu et de la parole humaine dite à Dieu.

De plus, la profession se fait entre les mains des supérieurs, en même temps que c’est à Dieu que s’adressent les vœux ; les médiations sont le lieu d’incarnation, l’autorité garante, le lieu de vérification d’une promesse qui est faite à Dieu et s’exprime en dialogue avec lui. Dans le mariage, le dialogue se fait entre les futurs époux - c’est dans leur oui mutuel que se dit la présence de Dieu mais ce n’est pas au Seigneur qu’ils s’adressent. Dans le cas du ministère presbytéral, la transmission de la charge pastorale, l’imposition des mains par le presbyterium et la promesse d’obéissance à 1’évêque sont les actes majeurs : le dialogue ecclésial y apparaît alors en toute son importance. La profession religieuse dit le dialogue entre membres du même corps religieux comme garant de l’engagement au dialogue avec Dieu. Religieux, nous nous assurons ainsi d’avoir à qui dire les mots de notre humanité et de qui entendre une parole sensible pour parler avec Dieu ou à cause de la parole reçue de lui.

De cette place privilégiée accordée au dialogue avec Dieu à travers les médiations humaines, toute l’existence reçoit une forme particulière, dont les vœux sont l’expression.

Il est d’usage de parler des vœux en termes de renoncement ou de consécration. S’en tenir là risque d’omettre une de leurs dimensions à la fois élémentaire, essentielle et particulièrement significative.

Pourquoi ? Comme toute parole d’engagement, les vœux sont parole prononcée, promesse et donc foncièrement parole qui anticipe. A vrai dire, les attitudes fondamentales sur lesquelles ils portent, tout chrétien a à les vivre : même sans le dire, sans toujours en être entièrement conscient, qui donc échappe à la pauvreté, à la chasteté, à l’obéissance ? Le religieux, lui, le dit et en fait apparaître le choix, il fait accéder publiquement à la parole ces attitudes.

Plus encore, les vœux mettent toute notre vie sous le signe de la parole, ils font vivre toutes les dimensions de l’existence humaine en se donnant le moyen de les parler : vivre selon les vœux, c’est introduire la parole humaine en tout ce que nous vivons, médiatiser par elle tout notre rapport aux biens et à autrui. Car pauvreté, chasteté, obéissance donnent un poids particulièrement fort à la parole dans l’existence et à la parole sur ce que nous vivons. De fait, le renoncement au contact des corps nous fait passer de manière privilégiée par la parole pour vivre les relations. Notre fécondité est celle d’une parole qui porte fruit et non d’une rencontre charnelle dont naît une nouvelle vie. L’obéissance nous donne de parler de ce que nous vivons, de ne rien vivre sans qu’une parole vienne le reprendre, une parole de remise de nous-mêmes et d’ouverture à la parole de l’autre sur notre propre existence. Quant à la pauvreté, elle fait passer de la consommation avide et qui rend muet à la parole sur notre rapport aux biens et au partage qui ne peut se vivre s’il n’est accompagné d’une parole ou n’est parole lui-même.

Si notre vie religieuse place ainsi notre existence sous le signe de la parole, elle rend indispensable la fréquentation de la seule Parole qui soit source de parole humaine. Mais c’est dire aussi que nous sommes appelés à offrir notre chair à l’incarnation du Verbe ou à la découvrir comme le lieu de cette incarnation.

Une Parole qui s’incarne et qui incarne

La rencontre du Seigneur à travers l’écoute de sa Parole, bien sûr, est celle qui s’offre à quiconque met son existence sous le regard du Seigneur. Simplement, dans la vie religieuse, nous avons choisi de ne pas avoir d’autre lieu essentiel et structurant. Dieu est pour nous l’interlocuteur privilégié. C’est de lui que nous recevons la manne, la lumière. C’est à lui que nous rapportons tout ce que nous vivons. Nous avons fait le choix de n’avoir aucun partenaire humain privilégié. Or celui avec qui nous faisons alliance reste « l’au-delà de tout » mais loin de se dérober à la rencontre, il est celui qui se donne à son peuple par la Parole. Nous nous livrons prioritairement à cette Parole comme lieu de relation et d’amitié ; c’est elle qui est notre recours. Elle ne nous laisse pas sans rien voir ni toucher du Verbe de vie, mais elle nous assure de ne pouvoir ni le saisir ni nous dérober à sa rencontre. Celui dont le Verbe ne dédaigne pas la chair mais vient l’habiter nous révèle que toute parole est surgissement de l’Esprit dans la chair. Le célibat nous situe particulièrement là. Pour qui engage sa vie avec quelqu’un qu’il ne voit pas, cette médiation de la Parole est indispensable. Elle n’est aucunement d’ordre affectif dans des relations de préférence comme le sont celles que l’on vit avec un époux ou une épouse et des enfants, mais, par ses résonances en nous, elle n’en méconnaît pas pour autant l’affectivité profonde sans laquelle notre humanité serait mutilée. C’est ainsi que nous sommes conviés à ce que la Parole, loin de nous éloigner de notre existence, nous incarne.

De fait, à l’expérience, plus le chemin s’avance, plus la Parole descend profond en nous. « Rien n’échappe à son ardeur » (Ps 18, 7). C’est ainsi qu’elle nous unifie. Cette incarnation de la Parole qui nous fait entrer en nous-mêmes est un des éléments essentiels pour discerner que la vie religieuse est bien le lieu où le Seigneur nous attend, nous crée et forge notre liberté pour le service. Et, au long des années, tandis que la parole adressée au Seigneur devient plus sobre, que le silence qui l’entoure et que son écoute crée nous suffisent et nous prennent tout entiers, il nous est donné de faire corps avec la Parole : sans même qu’il soit besoin d’une parole extérieure, sans que ce soit réservé aux quelques moments de prière explicite, nous pouvons dire en vérité : « Mon cœur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant » (Ps 83, 3).

Or la fréquentation de la Parole peut en venir à cette incarnation du Verbe parce qu’elle exerce à l’attitude des vœux dans la condition du célibat qui est la nôtre. Ecouter la Parole, c’est, comme le pauvre, attendre d’un autre et se mettre dans les dispositions de recevoir ; c’est encore, tout comme dans l’obéissance et sans oublier le rapport linguistique entre écouter et obéir, se laisser guider par la parole d’un autre ; c’est enfin accueillir la prégnance d’une parole sur laquelle nous n’avons nulle prise et vivre la relation la plus forte dans le respect et la distance, dans la réciprocité qui, d’emblée, admet la profonde dissymétrie et reconnaît l’insaisissable de la source. Pauvreté, chasteté, obéissance encore de ne pouvoir s’exprimer et faire passer sa relation personnelle à Dieu que par les mots déjà usés par d’autres, qui ne nous appartiennent pas, que nous ne choisissons pas, qui nous empêchent d’oublier, au cœur de la relation la plus intime avec lui, les frères que l’unique Père de tous nous donne… Même s’il ne nous était donné aucun passage d”Ecriture pour éclairer notre compréhension de ces attitudes fondamentales, en complément de la contemplation du Christ pauvre, chaste et obéissant qui nous transforme à son image, la Parole qui se donne à écouter nous façonne selon les vœux.

Quelle autre compréhension de la mission plongerait aussi loin dans l’identité et l’envoi du Christ lui-même ? Sans doute est-il particulièrement important aujourd’hui que les religieux, à leur manière, offrent à leurs contemporains ce signe d’une parole incarnée, tandis que le corps est aujourd’hui tout autant adulé que galvaudé, tendant ainsi à être séparé de la parole qui manifeste son humanité. Quant à la parole, bien souvent guettée par toute forme de bavardage, privée de sa force de confrontation à l’altérité, elle peut retrouver la vigueur de son humanité en dialogue avec des hommes et des femmes qui la laissent naître de leur corps. Si nous sommes apostoliques, c’est en laissant le Verbe prendre en chair en nous et demander à notre propre chair d’être le lieu d’où sa Parole peut surgir pour que nous l’écoutions et pour qu’elle parle en la nôtre.

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Loin donc d’être l’apanage de la vie religieuse, la Parole de Dieu est bien ce lieu offert à tous qui peut en même temps être celui de notre spécificité - c’est elle qui nous incarne et donne forme à notre vie. C’est elle qui dit combien notre identité de religieux n’a rien d’une exclusivité tout en prenant bien effectivement toute notre chair.