L’évêque et la vie religieuse


Mgr Billé avait fait cette intervention, alors qu’il était évêque de Laval, dans une session organisée par le Centre Sèvres et intitulée “Vie religieuse : Eglise locale et catholicité”.

Mgr Louis-Marie BILLÉ (+)

Même si la réalité de l’Eglise diocésaine a bien une dimension juridique, même si la vie religieuse est, d’une certaine manière, l’organisation d’un charisme, notre toile de fond est ici l’Eglise comme mystère de communion. Je vous renvoie par exemple au document final du Synode extraordinaire : « L’unique et même Esprit est à l’œuvre par des dons spirituels et des charismes multiples, divers. L’unique et même Eucharistie est célébrée en divers lieux. C’est pourquoi l’Eglise une et universelle est vraiment présente dans toutes les Eglises particulières, et celles-ci sont à l’image de l’Eglise universelle, si bien que l’Eglise catholique, une et unique, existe dans et à travers les Eglises particulières. »

On pourrait extrapoler rapidement et dire : parce que le même Esprit est à l’œuvre, parce que l’unique et même Eucharistie est célébrée en divers lieux, le don de la vie religieuse est fait à chaque Eglise particulière. Quand on sait ce qu’est le rapport de la vie religieuse à l’Eglise, quand on a compris le rapport qui existe entre Eglise universelle et Eglise diocésaine, on ne peut pas ne pas saisir que la vie religieuse est bien un don spirituel fait à chaque Eglise particulière.

Vous connaissez tous la définition du diocèse donnée au concile Vatican II par la constitution Christus Dominus (n° 11) : « Un diocèse est une portion du peuple de Dieu, confiée à un évêque pour que, avec l’aide de son presbyterium, il en soit le pasteur : ainsi le diocèse, lié à son pasteur et par lui rassemblé dans le Saint-Esprit grâce à l’Evangile et à l’Eucharistie, constitue une Eglise particulière en laquelle est vraiment présente et agissante l’Eglise du Christ, une, sainte, catholique et apostolique. »

Après avoir souligné l’expression « portion du peuple de Dieu », je fais appel à ce que dit le pape Paul VI dans Evangelii nuntiandi (n° 62) quand il traite de la perspective de l’Eglise particulière : « Cette Eglise universelle s’incarne, de fait, dans les Eglises particulières constituées, elles, de telle ou telle portion d’humanité concrète, parlant telle langue, tributaire d’un héritage culturel, d’une vision du monde, d’un passé historique, d’un substrat humain déterminé. »

« Un diocèse est une portion du peuple de Dieu. » « Eglises particulières constituées de telle ou telle portion d’humanité concrète. » « Portion du peuple de Dieu », « portion d’humanité », le rapprochement de ces deux nuances dans l’emploi d’un même mot nous donne une clé très simple pour entrer dans la compréhension de ce qu’est l’Eglise particulière. Si l’Esprit Saint édifie l’Eglise diocésaine comme portion du peuple de Dieu, c’est parce que cette Eglise diocésaine ne peut pas être enracinée ailleurs que dans une « portion d’humanité concrète, parlant telle langue, tributaire d’un héritage culturel... »

L’Eglise diocésaine naît de l’évangélisation, qui n’est pas un vernis que l’on surimpose, mais la reprise dans le Christ de toute la vie des hommes. Par l’évangélisation, l’Eglise diocésaine naît d’une portion d’humanité, qui est l’espace même de son service de l’homme. Et, dans un diocèse, les religieuses de vie apostolique sont, en Eglise et envoyées par elle, au service de tous ceux et de toutes celles qui forment « une portion d’humanité déterminée ».

L’évêque est évêque des religieux et des religieuses. Vous pouvez penser : « Pour nous, ce n’est pas un “scoop” ! » Mais, si je ne me trompe, il est des gens pour qui ce n’est pas aussi évident que cela. A quoi cela tient-il ? Peut-être simplement à ceci que le pouvoir de l’évêque par rapport aux religieux est clairement délimité par le droit. Il ne peut pas, par rapport à eux, « faire n’importe quoi ». Mais ce n’est pas parce que je ne peux pas « faire n’importe quoi » à l’égard des congrégations religieuses que je ne suis pas évêque des religieux. Car le ministère de l’évêque ne tient pas d’abord au pouvoir qu’il exerce, mais à l’autorité qu’il a reçue.

Que l’évêque soit évêque des religieux, il ne peut en aller autrement. Au cœur de l’Eglise diocésaine, il y a l’Evangile et l’Eucharistie, grâce auxquels le Peuple de Dieu est rassemblé par l’évêque dans l’Esprit Saint et, parmi les dons de l’Esprit, il y a celui de la vie religieuse qui trouve son accomplissement dans l’Eucharistie, laquelle est présidée par un évêque, ou du moins par un membre de son presbyterium.

Je vis moi-même la tension entre le local et l’universel. Dans mon diocèse, je ne suis pas seulement le témoin du particulier devant des religieux ou des religieuses qui seraient témoins de l’universel. Je suis d’abord témoin de l’universel au cœur de mon Eglise, président d’une Eucharistie qui est la même d’une extrémité de la terre à l’autre. Si, concrètement, l’universalité d’une congrégation peut me rappeler cet aspect tout à fait fondamental de ma mission, j’ai moi-même à veiller à ce que, inclus dans l’Eglise diocésaine, un institut religieux n’y soit pas enfermé.

La vie religieuse dans un diocèse

Avant de parler des difficultés que la vie religieuse peut rencontrer dans une Eglise diocésaine, il me faut affirmer d’abord que, « de ma fenêtre », les religieuses m’apparaissent dans leur ensemble comme vivant vraiment avec, pour, et selon une part qu’il m’est évidemment difficile de mesurer, de l’Eglise diocésaine.

Il existe des organismes de concertation vie religieuse-Eglise diocésaine. Le Conseil diocésain des Supérieures Majeures se réunit deux fois par an. Sauf exception, le vicaire général et moi-même y participons ensemble. C’est une instance à laquelle j’attache d’autant plus d’importance que beaucoup de supérieures majeures ne résident pas dans le diocèse. Dans ce conseil, on se donne des informations sur les diverses communautés.

On fait le point sur les implantations : il ne s’agit pas de « caporaliser les choses » ou de se distribuer les unes aux autres des emplacements. Mais l’échange permet, par exemple, qu’une congrégation qui doit malheureusement fermer une communauté soit mieux éclairée pour décider de fermer cette communauté-ci plutôt que celle-là.

Dans les réunions du CDSM, on s’empare, de temps en temps, d’une question ou d’un thème qui concerne la vie religieuse dans le diocèse ou ailleurs. Le Conseil est aussi un lieu de meilleure connaissance du diocèse pour les supérieures qui y participent. Il se peut, enfin, que l’on ait des décisions à y prendre, par exemple pour l’organisation d’une journée diocésaine des religieuses ou à propos de « l’atelier-vocations ».

Le Conseil diocésain des religieuses, lui, est composé chez nous en fonction des « Unions » (regroupements de religieuses selon leur activité apostolique) - au sens étroit ou au sens large du terme. Il est un rôle que ce Conseil me semble jouer difficilement. C’est précisément le rôle qui justifierait son appellation de « Conseil », un rôle que l’on pourrait situer de la façon suivante : voilà ce que, comme religieuses, nous voyons du diocèse ; voilà comment nous percevons tel ou tel aspect de la vie ou de la mission de l’Eglise diocésaine ; et voilà comment, nous semble-t-il, les choses pourraient s’orienter. En fait, cette instance me parait jouer plutôt le rôle d’une chambre d’écho ou d’une chambre d’étude, ce qui ne veut pas dire qu’il y ait beaucoup de « retombées ».

Je souligne enfin qu’un très petit nombre de congrégations ont leur maison-mère dans le diocèse. Cela veut dire que celui-ci bénéficie largement de ce que, liées aux Eglises particulières, les congrégations ne sont pas enfermées dedans. On n’a pas forcément la même perception d’un diocèse selon que toutes les richesses semblent venir du dedans, ou que, au moins pour une part, on reçoit ces richesses d’ailleurs. En ce dernier cas, il peut y avoir une appréhension de l’universel qui se fait « au ras du sol ».

Quelques difficultés de la vie religieuse

Je perçois un certain nombre de données qui peuvent rendre aujourd’hui difficile une bonne insertion des religieuses dans l’Eglise diocésaine. Ces difficultés peuvent venir des religieuses elles-mêmes, du diocèse ou de l’évêque.

1. Difficultés venant des religieuses

Certaines difficultés peuvent venir des religieuses, ce qui ne veut nullement dire que ce soit leur faute. Il s’agit de choses très simples.

Le passage d’une Eglise à une autre peut ne pas se faire très bien. On peut avoir du mal à s’adapter. Il ne va pas de soi d’« épouser », si je peux ici employer ce mot, une Eglise diocésaine, qu’il s’agisse d’une communauté ou qu’il s’agisse d’une sœur. En effet, dans la mesure même où il y a à s’inculturer, la « ré-inculturation » suppose, si j’ose dire, que l’on accepte de se « dé-culturer ».

Plus profonde et plus grave est la difficulté qui tient au vieillissement et au manque de vocations. La relation entre l’Eglise diocésaine et la vie religieuse n’est pas d’abord une affaire d’état-major, mais bien une affaire de terrain, même si les choses se jouent de manière extrêmement différente selon les congrégations. Là où, de fait, il n’y a plus aucune communauté, comment parler de liens ? Je me rends bien compte, par exemple, durant mes visites pastorales que, là où il n’y a plus de religieux ou de religieuses, je n’entends jamais parler de vie religieuse. C’est là où il y a des sœurs que j’en entends parler.

Il faut aller plus loin. Tout le monde sera vite d’accord pour dire que les paroisses sont volontiers accueillantes aux communautés religieuses. Mais, qu’est-ce donc que cet accueil des religieuses par des chrétiens, qui s’arrête - il faut bien que nous soyons lucides - à l’instant même où la fille de la maison serait susceptible de devenir religieuse ? Qu’est-ce donc que l’insertion des religieuses dans l’Eglise diocésaine quand les religieuses pourraient dire : « Tout le monde veut de nous, mais personne ne veut être comme nous ? » Je comprends un peu la réflexion de ce Provincial qui disait (mais c’était peut-être une boutade) : « Maintenant, quand je reçois des lettres où l’on me dit : “Vous ne devriez pas retirer telle communauté”, j’envoie l’adresse du noviciat ! »

Il peut y avoir aussi des difficultés qui tiennent à des ambiguïtés dans la manière de se situer des religieuses. Nous connaissons un certain nombre d’expressions : « Nous ne sommes pas reconnues pour ce que nous sommes », « Nous voudrions être reconnues pour notre être et pas seulement pour notre faire. » Pourquoi parler d’ambiguïtés ? C’est parce que, disent-elles, « si nous ne voulons pas être reconnues seulement pour le service que nous rendons, ce service, nous tenons à le rendre, et nous voudrions quand même bien qu’il soit reconnu ! Nous disons d’ailleurs que c’est à travers lui que nous annonçons l’Evangile.

2. Difficultés venant de l’Eglise diocésaine

D’autres difficultés peuvent venir de l’Eglise diocésaine ou, du moins, de telle ou telle composante ou de certains de ses aspects.

Nous sommes très axés - au point d’en être quelquefois un peu obnubilés - sur les prises de responsabilité en Eglise : « Qui va faire quoi ? Il faut trouver quelqu’un pour être responsable de... » Or, pour que les religieuses aient bien leur place, il faut que la vie baptismale soit clairement l’élément premier de la vie ecclésiale.

En lisant un certain nombre de pages de Christi­fideles laïci, je me suis dit que, lorsque la vie et la mission des laïcs sont comprises de cette façon, les religieuses ont bien leur place dans une Eglise diocésaine. Mais nous pourrions être tellement attentifs au problème de la responsabilité que nous finirions par ne plus voir ce que l’on a à faire de la consécration !

Selon une perspective très proche de la précédente, il arrive que la question des rapports entre les prêtres et les laïcs, et de la répartition entre eux des tâches et des pouvoirs paraisse occuper la totalité du champ ecclésial. Un vicaire épiscopal me disait un jour : « Dans telle et telle paroisse, j’ai découvert que les chrétiens n’avaient avec les prêtres qu’une relation d’exigence. » Je le crois volontiers : les chrétiens dont il s’agit peuvent être des laïcs « conscients », qui trouvent que les prêtres ne sont décidément jamais à la hauteur. Ils peuvent être aussi des laïcs que l’on appelle quelquefois « du tout-venant » et qui adressent aux prêtres toutes les demandes que l’on connaît sur l’âge de la première communion, le baptême sans catéchèse ultérieure et... que sais-je encore ?

Mais, pour être juste, il faut dire que la réciproque peut être vraie : il peut y avoir chez les prêtres le risque de finir par ne s’intéresser aux laïcs que dans la mesure où ils sont « mobilisables ». Dans un tel contexte, qu’en est-il de la fraternité baptismale sans laquelle il n’y aura pas de renouveau des vocations ? Et quelle est alors la place de la vie religieuse dans la psychologie des communautés chrétiennes ? C’est en même temps qu’il faut redéfinir la place des prêtres, des laïcs, des religieuses, des prêtres et des laïcs, des prêtres et des religieuses, des religieuses et des laïcs. Mais il faut reconnaître que c’est, souvent, ce que nous avons le plus de mal à faire.

Les déplacements de l’initiative ecclésiale peuvent être indirectement une source de difficultés. On peut dire, à très gros traits, qu’il y a quarante ans, dans un diocèse moyen de province, c’étaient l’évêque et les prêtres qui prenaient le plus souvent les initiatives qu’il y avait à prendre, qui « avaient l’initiative ».

Aujourd’hui, que se passe-t-il ? Les frontières sont poreuses. Tous les mouvements ou organismes qui naissent ou existent ailleurs passent dans votre diocèse un jour ou l’autre. Des chrétiens qui ont eu, dans un autre diocèse, un certain type d’expérience ecclésiale, ont envie de continuer cette expérience là où ils débarquent. Au bout d’un moment, on a bien du mal à tracer la limite entre la richesse de la diversité et la déperdition des forces.

Comme l’organigramme est déjà fort complexe, comme chacun tend à défendre son territoire, comme nous sommes plutôt « en récession », nous risquerions d’être une Eglise un peu crispée, où le « narcissisme pastoral » prédomine, où l’on reproche toujours aux autres de nous marcher sur les pieds, où l’on pourrait aller jusqu’à préférer que les choses ne se fassent pas si d’autres font ce que nous ne pouvons pas ou ne voulons pas faire. Dans ce contexte, il n’est pas forcément facile, par exemple pour une congrégation religieuse, de prendre des initiatives ou de faire des propositions qui n’entrent pas dans les cadres préétablis.

Il faut dire un mot des incertitudes de la mission. Beaucoup de choses se passent comme si on avait « perdu la clef ». Il y a vingt-cinq ans, quand un évêque arrivait dans un diocèse, il était sommé de formuler dans les quinze jours ses priorités pastorales, ses choix ou ses options. Il pouvait en donner trois ou quatre ou, s’il ne voulait pas trop se compromettre, quinze ou dix-neuf ! Cela ne se passe plus ainsi.

La réalité est complexe et elle résiste. Peu de gens osent encore dire : « Vous n’avez qu’à... faire de l’Action Catholique... créer des écoles libres... restructurer les paroisses... » Ces incertitudes de la mission atteignent tout le monde, y compris les religieux, qui pouvaient avoir l’impression, il y a quelques années que, tout étant clair, on avait davantage la possibilité de se situer.

Quelques remarques, enfin, sur les relations entre les religieuses et les laïcs. Ne finit-il pas par aller de soi, ici ou là, que les laïcs peuvent être et faire à notre place ?

Mais il peut y avoir aussi des choses à propos desquelles nous aurions nous-mêmes à nous mettre au clair. Que signifie par exemple l’emploi par des sœurs de l’expression : « Laisser la place aux laïcs » ? Il est vrai que des prêtres l’emploient. Mais, en toute hypothèse, elle ne peut pas vouloir dire la même chose dans les deux cas. Si cette expression signifie : « Quand nous quittons une institution, il faut nous préoccuper de la suite », on ne peut qu’être d’accord. Mais l’expression pourrait aussi vouloir dire, au pire que la différence n’existait pas, ou encore que nous n’avons pas une perception suffisante de notre apport propre.

3. Difficultés venant de l’évêque

Des difficultés, enfin, peuvent venir de l’évêque qui va être trop présent ou pas assez, trop intervenant ou pas assez, qui peut être, le cas échéant, un peu « nivelant » ou uniformisant de la perception qu’il a de la vie religieuse.

Comment, concrètement, je vis ma responsabilité

1. Éléments d’une attitude

Sans doute vais-je parler davantage de ce que je souhaite vivre que de ce que je vis. Un certain nombre de mots peuvent facilement le traduire.

Recevoir, c’est déjà vrai de mon Eglise : je la reçois, je ne peux pas la conquérir. C’est vrai, analogiquement, dans cette Eglise, des divers dons de l’Esprit, et donc des différents instituts.

Reconnaître, avec ce que cela suppose de respect de l’altérité entre la réalité d’une congrégation et ce que je suis ou désire. Je n’aurais pas pu être le fondateur de chacune des congrégations qui sont dans mon diocèse. A supposer même que j’aie reçu un charisme de fondation, j’aurais peut-être fondé une congrégation qui ne ressemble à aucune de celles qui existent ici et maintenant. Mais j’ai à reconnaître les congrégations, non pas d’abord en fonction de ce que je suis, mais en fonction de ce qu’elles sont pour l’Eglise. Et j’ai à reconnaître, entre autres, le signe d’universalité qu’elles me donnent.

Servir, et servir d’abord la liberté des instituts, y compris éventuellement pour les défendre par rapport aux désirs ou aux perceptions de tels prêtres ou de tels laïcs. Nous savons, par exemple, le poids que peut avoir sur les orientations d’un institut l’image que des groupes de laïcs ont de lui. Il peut y avoir des jeux de miroirs dont nous pouvons être dupes. Il peut être utile que l’évêque y soit attentif.

Servir la liberté, c’est aussi respecter le droit. Je prends un exemple sur un point qui peut paraître très secondaire. Si les religieuses d’un monastère veulent chanter en latin, je vais m’entendre dire : « Qu’attendez-vous pour leur faire comprendre que… ? » Je peux, bien sûr, dire à ces sœurs : « Je crois que vous devriez être plus attentives aux gens qui viennent chez vous, aux raisons pour lesquelles ils y viennent… » Mais, que je sache, ni le Concile, ni le Droit canonique n’ont interdit le latin dans la liturgie, et la liturgie que vivent ces sœurs est quand même celle de leur communauté. Quoi que j’en pense, le service de la liberté peut aller jusque-là.

De même, on peut me dire : « Vous devriez demander à des congrégations de rendre tel ou tel service. » Mais je dois me préoccuper de ce pour quoi ces congrégations sont faites. Dans une Eglise où l’on fait souvent pression les uns sur les autres, il y a là un aspect important, me semble-t-il, de la relation de l’évêque à des congrégations.

Respecter, en particulier la diversité. Cela peut ne pas aller de soi pour un évêque. Je suis bien obligé d’avouer que je ne connais pas de façon rigoureuse l’histoire et les constitutions de chacune des congrégations présentes dans mon diocèse. Or leur diversité est considérable. Je risque de parler ou de traiter de « la » vie religieuse, qui n’existe pas plus dans mon Eglise qu’ailleurs.

Discerner. C’est particulièrement vrai dans le cas d’une fondation au sens strict. J’ai eu à ériger deux congrégations, l’une masculine, l’autre féminine. Il y a là une expérience de discernement à vivre, discernement propre des sœurs, discernement qu’elles et moi vivons ensemble à notre place propre, discernement qui relève de mon ministère.

Mais c’est en beaucoup d’occasions que je peux avoir à discerner : vais-je demander que telle religieuse enseignante fasse de la pastorale ? Si c’est elle qui le demande, en fonction de quels critères vais-je répondre à sa supérieure ?

Appeler à une vie religieuse plus vraie et plus évangélique, avec ce paradoxe que je ne suis pas moi-même religieux.

En tous ces aspects de la relation de l’évêque à la vie religieuse, celle-ci est bien pour lui manifestation, « révélation » de certains aspects de son ministère. Cela ne veut pas dire que je vais agir avec un mouvement d’Action Catholique ou avec un curé de la même manière qu’avec les congrégations, mais j’ai à vivre autrement un certain nombre des éléments dont je viens de parler. Jean-Paul II disait : « Tout évêque est le serviteur du don qui se prépare incessamment dans les cœurs humains. »

2. Quelques réalités auxquelles j’attache de l’importance

Les religieuses font partie d’une congrégation et il relève de ma mission et de celle du vicaire épiscopal de faire en sorte qu’elles vivent ce lien. Si, par exemple, une sœur s’appuie sur tel ou tel aspect de la vie de l’Eglise pour prendre de la distance par rapport à sa congrégation, il faut que nous soyons attentifs. Si cela est important, c’est à cause de ce qu’est dans l’Eglise la réalité même d’une congrégation : c’est elle qui est reconnue par l’Eglise et elle est, pour ses membres, le premier lieu de la fraternité évangélique.

On pourrait ajouter qu’aujourd’hui, lorsque dans une société comme la nôtre, l’Eglise témoigne de la rencontre, de l’échange, du dialogue, de la communication entre gens venant d’horizons divers, cela a une grande signification. Et une congrégation témoigne, avec l’Eglise et pour elle, de cette rencontre toujours recommencée.

Le « pastoral » et l’ « apostolique »

Je prends ici le mot « pastoral » au sens strict : il s’agit de ce qui relève de la charge propre des pasteurs, ou de la vie et de la mission de l’Eglise en tant qu’elles sont en lien avec cette charge. Ce que je voudrais ici souligner, c’est d’abord qu’il n’y a pas intérêt à mélanger les choses (tout ce qui est apostolique n’est pas pastoral), c’est aussi que, comme évêque, je ne suis pas intéressé seulement par ce qui est d’ordre pastoral.

Donnons quelques exemples : si, dans une paroisse existe une « équipe d’animation pastorale » (à savoir un petit groupe de personnes qui sont appelées à participer à l’exercice de la charge pastorale), une religieuse peut en faire partie. De la même façon, l’évêque peut confier une paroisse (avec un prêtre « modérateur ») à une communauté religieuse. En ces cas, il y a nomination par l’évêque et lettre de mission.

D’une autre nature sera la lettre que l’évêque enverra éventuellement à une communauté nouvellement implantée dans son diocèse pour lui dire en quoi il compte sur elle et comment il voit l’intérêt missionnaire de sa présence.

Dans un conseil pastoral (où le peuple de Dieu en ses diverses composantes est présent auprès des pasteurs pour leur permettre de mieux exercer leur ministère au bénéfice de ce même peuple), une religieuse peut être présente en tant que permanente de la pastorale. Mais, dans un tel conseil, il est éminemment souhaitable que les religieuses soient représentées en tant que religieuses.

Si une congrégation se pose la question de maintenir ou non une ou des religieuses infirmières dans un hôpital, je souhaite que la congrégation ne se dise pas : « Il s’agit là d’un engagement apostolique et non d’une mission pastorale, cela n’intéresse pas l’évêque. » Mais si, cela l’intéresse, parce qu’il y va du service, qu’en Eglise, une congrégation rend à la société.

Vie religieuse et orientations pastorales diocésaines

J’emploierais volontiers trois expressions :

Accueil positif : s’il y a des orientations pastorales, elles sont bien pour tout le monde. Les religieuses sont invitées à les accueillir.

Discernement nécessaire : à elles de les accueillir selon ce qu’elles sont et, au moins pour une part, ce qu’elles font. Si je dis, à titre d’orientation pastorale, que l’évangélisation des jeunes est première, il ne s’agit pas que des sœurs qui sont responsables d’une maison de retraite en déduisent, tout à coup : « On laisse la maison de retraite, et on va faire du MEJ. »

Tension féconde, entre les orientations du diocèse et les orientations d’un institut donné. Les orientations pastorales d’un diocèse ne sont pas à remettre en cause tous les matins, et font pourtant l’objet d’une négociation permanente.

3. Une relation qui se joue très différemment en fonction d’un certain nombre de paramètres

Par exemple, ma relation n’est pas la même selon que j’ai affaire à des moines ou à des moniales, à des religieuses apostoliques ; à des instituts masculins ou féminins ; de droit pontifical ou de droit diocésain ; selon qu’on est au temps de la fondation ou que l’institut est beaucoup plus ancien ; selon que la maison-mère est dans le diocèse ou pas ; selon que la congrégation est plutôt jeune ou plutôt âgée ; selon que les communautés sont de telle ou telle nature ; selon qu’elles ont plus ou moins besoin d’aide ou plus ou moins besoin de présence. Il y a aussi l’histoire, la tradition et le patrimoine de chacune des congrégations, et celle-ci va s’inscrire dans le champ de l’Eglise diocésaine d’une manière qui lui est propre. Il est bien sûr souhaitable que chaque congrégation soit au clair avec tout cela, et il l’est également que l’évêque le soit aussi.

4. Des attentes qui sont les miennes

En 1987, nous avions eu une journée diocésaine des religieuses, et je leur avais dit ceci : « Je souhaite que vous soyez témoins de l’appel. Peut-être m’avez-vous déjà entendu dire que l’une des raisons pour lesquelles trop peu d’hommes et de femmes, trop peu de jeunes, entendent l’appel à consacrer leur vie au service de l’Evangile, c’est que l’ensemble des chrétiens ne sont pas suffisamment conscients qu’ils sont d’abord des disciples, appelés chacun personnellement à former le peuple de Dieu, appelés ensemble à être témoins du Dieu qui ne cesse de proposer sa vie aux hommes. Puisque, par grâce, vous avez répondu à l’appel particulier qui a donné sens à votre vie, puissiez-vous manifester que cette vie est une vie de réponse et en rendre compte lorsque le regard des autres les amènera à vous poser la question. »

Je ne renie rien de ce que je disais alors, et je pourrais ajouter beaucoup d’autres choses, par exemple que les religieuses aient, ce que l’on peut appeler d’un terme très contestable, une « cons­cience diocésaine ». Quand, par exemple, les congrégations religieuses du diocèse sont représentées à la messe chrismale, j’en suis très heureux.

Trois points de discernement difficile

1. Diocèse, religieuses et évêque

Je voudrais simplement souligner ici l’importance de ce « triangle » et dire tout simplement : il ne suffit pas d’être en lien avec l’évêque, car l’évêque n’est pas le diocèse à lui tout seul.

Voilà qui est sans doute plus important à souligner à propos de ce qu’on appelle les « communautés nouvelles » qu’à propos des congrégations religieuses. Mais la relative clarté avec laquelle la question peut se poser à propos d’une « communauté nouvelle » est justement intéressante pour exprimer ici ce que je ressens.

Quand une telle communauté demande à s’implanter, je ne dois pas oublier tout ce que je disais tout à l’heure de mon attitude envers la vie religieuse : là aussi, j’ai à recevoir, à reconnaître, à respecter, mais je ne suis pas le diocèse. Je suis l’évêque du diocèse, et je ne peux pas tout d’un coup faire comme si j’ignorais quelles vont être les réactions des prêtres et de bien d’autres.

Certes, je peux comprendre que là n’est pas le problème de la communauté en question. Mais il me faut lui dire : « Je ne peux pas vous donner réponse sans consulter un certain nombre de gens. Il est certes capital que vous soyez en lien avec moi. Mais si vous venez chez nous, voilà tout ce qu’il vous faudra prendre en compte, voilà le type de liens que vous aurez à tisser. » Tout ceci pour illustrer cette idée très simple que les communautés religieuses ont toujours à reprendre conscience que la relation à l’évêque ne va pas sans le lien au diocèse, et réciproquement.

2. Fondations, départs, appels

Il existe quelquefois chez les pasteurs des mouvements d’humeur, du genre : « Les congrégations ont bien de la chance. Ils - ou elles - ne sont pas obligés de couvrir le terrain. Quand cela ne leur plaît plus, ils peuvent partir ; nous, il faut bien qu’on se débrouille. »

A contrario, je dirais volontiers que je suis reconnaissant aux congrégations de jouer, autant qu’elles le peuvent, la continuité et la fidélité, au prix, quelquefois, de difficultés très réelles.

Une question a été posée : « Nos Eglises locales n’ont-elles pas un rôle pour lancer des appels nouveaux à nos congrégations ? » J’avoue que je ne sais pas bien par quel bout prendre cette question. Elle peut vouloir dire que des besoins se manifestent, et que des gens nous les font percevoir. Vous interrogez sur la réponse à donner : à vous, à nous et à moi, de discerner.

Mais la question peut aussi signifier : « Le diocèse peut-il, et doit-il, par la bouche de l’évêque, lancer des appels ? » Et, là, je me sens tiraillé. Non que le désir me manque ! Non que les besoins soient inexistants ! Je sais aussi que lancer un appel à une congrégation, c’est continuer à lui donner courage et espérance. Et, de fait, j’adresse des demandes : pour une communauté à la Maison du Diocèse, pour que telle sœur prenne une responsabilité pastorale.

Mais je me demande si je ne suis pas trop conscient des possibilités, ou des impossibilités des congrégations. Je lancerais volontiers à une congrégation un appel du genre : « Ne pourriez-vous pas, d’ici cinq ans, implanter une communauté de sœurs qui travailleraient à l’hôpital départemental ? » Mais, précisément, il a fallu, il y a quelques années, renoncer à cette présence. Alors ?

Je suis persuadé que notre société a un urgent besoin d’éducateurs, et je crois dur comme fer à l’importance, pour les jeunes, de lieux institutionnels de dialogue. Mais vous ne pensez tout de même pas que je vais dire à une provinciale : « Pour l’année prochaine, donnez-nous donc trois sœurs pour la catéchèse en terminale.

Je ne parle pas ici des fermetures de communautés. Les choses se passent comme elles doivent se passer, et je n’ai pas l’expérience de problèmes majeurs comme il a pu y en avoir ailleurs, entre autres autour des bâtiments.

3. Eglise diocésaine et appel à la vie religieuse

En un tel domaine - celui de l’appel à la vie religieuse - il y a forcément des attentes mutuelles, peut-être, éventuellement, déçues. Il est normal d’en parler. Je dois dire, par ailleurs, que la question de l’appel à la vie religieuse est pour moi source d’une inquiétude permanente.

Un mot, pour commencer, des structures diocésaines.

Nous avons, comme partout ailleurs, un service des Vocations. Tous les membres en sont nommés par l’évêque. Tous, mais chacun à partir de sa vocation propre, ont la préoccupation de toutes les vocations « spécifiques ». La religieuse (qui est nommée avec l’accord du Conseil diocésain des supérieures majeures) assure, elle, la relation entre le service et « l’atelier vie religieuse », dont les membres, issus de diverses congrégations féminines du diocèse, sont désignés, indépendamment de l’évêque et du service, après concertation entre les supérieures majeures. Cet atelier réfléchit à l’appel à la vie religieuse et fait éventuellement des propositions au SDV et au diocèse.

Le propos de ces structures est d’articuler le moins mal possible les divers types de responsabilité : responsabilité de chaque congrégation (c’est elle qui est responsable du rayonnement de son propre charisme) ; responsabilité des congrégations considérées ensemble ; responsabilité de l’évêque, du diocèse et du service diocésain.

Mais les structures ne sont pas tout.

Comment les choses sont-elles vécues ? Du côté des religieuses, d’abord. Un certain nombre me semblent plus ou moins culpabilisées : « S’il n’y a pas de vocations, n’avons-nous pas une part dans cette situation ? Sommes-nous ce que nous devrions être ? » En interrogation par rapport à elles-mêmes, certaines pensent aussi, confusément, que l’évêque ou les prêtres ne font pas leur travail. Je pressens, chez telle ou telle sœur, une question du genre : « Comment se fait-il que l’évêque n’ait pas l’air d’appeler à la vie religieuse de la même manière qu’au ministère presbytéral ? »

Ou encore, j’ai entendu des sœurs dire : « Comment se fait-il que, lorsque des jeunes préparent leur confirmation ou leur profession de foi et ont besoin d’un “témoignage”, c’est toujours dans les monastères que les animateurs les conduisent, et jamais chez nous ? » Il faut entendre la question. J’avoue en même temps que je ne sais pas trop quoi en penser. Par réflexe, je pense « comme vous ». Pourtant, n’y a-t-il pas un paradoxe à vouloir être proches dans le quotidien et à souhaiter en même temps que nous soit adressé justement ce type de demande qui tient à la forte visibilité d’une différence, voire à l’étrangeté du visage qui est proposé ? Nul doute, en tout cas, que la question traduise une attente déçue, voire une amertume.

Je prends maintenant les choses du côté de l’Eglise diocésaine. Pour ce qui est de l’évêque, je risque sans doute, si je n’y prends garde, de concentrer mes efforts sur le seul appel au ministère. Mais je sais bien, puisque je suis serviteur de la sainteté du peuple de Dieu, que j’ai à prendre ma part dans l’appel à la vie religieuse. Quelle part ? je ne peux pas faire comme si la vie religieuse était un ministère. Mais je ne suis pas non plus fondateur de Congrégation. Honnêtement, je ne suis pas sûr d’avoir trouvé le bon registre.

Quels nouveaux modes de communication sur la vie religieuse instaurer dans une Eglise diocésaine ? Peut-être n’est-il pas si facile de dire clairement, à des gens qui n’ont pas de proximité avec elle, ce qu’est la vie religieuse. C’est, me semble-t-il, une réalité éminemment simple, qu’il est pourtant assez complexe de décrire, en fonction des éléments dont l’articulation fait une figure originale. Je ne suis pas sûr d’avoir trouvé le langage qui fasse droit et à la simplicité et à la complexité.

Publié avec l’autorisation de l’association
"Centre Sèvres - Facultés jésuites de France"