Le sacerdoce dans la symphonie des vocations


Anne-Marie PELLETIER
enseignante à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et à l’Ecole Cathédrale

Il y a probablement quelque paradoxe à voir s’ouvrir une réflexion consacrée à la vocation sacerdotale par une prise de parole de laïque, qui plus est, de femme laïque. Pourquoi, sur pareil sujet, ne pas laisser d’abord la parole à un prêtre ou à un évêque ? La surprise est légitime. Et cependant cette petite étrangeté peut, d’entrée de jeu, être un précieux message. Elle est en effet le rappel discret mais essentiel de ce que la réalité qui se tient à l’horizon de tout ce qui peut se dire de l’identité du prêtre et de sa mission, est l’Eglise du Christ en son entier, la vie du Corps total du Christ.

Cette Eglise du Christ que saint Paul décrit plusieurs fois, en particulier dans la lettre aux Romains, comme société des « saints », des « sanctifiés », existant comme un corps organique : « Car, de même que notre corps en son unité possède plus d’un membre et que ses membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu’un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part membre les uns des autres » (Rm 12, 4-5). Ainsi, tous ne font pas la même chose, chacun occupe la place singulière que détermine la vocation qu’il a reçue de Dieu, mais c’est le même Seigneur qui appelle, pour la même sainteté, puisée à la même source de la grâce. Poursuivant son propos, Paul précise un peu plus loin : « Nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur » (Rm 14, 7-8). Et donc, s’il est permis de déployer toute la richesse de sens contenue dans ces mots, il nous faut dire que chacun vit pour le Seigneur, c’est-à-dire aussi, à partir de là, pour tous ceux que Dieu lui confie, à un titre ou à un autre.

Voilà la raison pour laquelle, si nous voulons identifier justement le sacerdoce ministériel dans l’Eglise, cerner sa place unique et irremplaçable, il nous faut redire, pour commencer, comment ce sacerdoce n’existe pas en soi et pour soi, à la manière d’une vocation éminente qui ne ferait que dominer les autres de sa singularité. Il nous faut redire - pour reprendre le thème de cette rencontre - qu’il n’est vraiment connu que lorsqu’il est identifié dans la « symphonie des vocations ».

Partant de cette conviction, clairement exprimée dans les textes magistériels contemporains sur le sacerdoce, on proposera ici deux séries de réflexion : la première, plus anthropologique, aura pour objet de redire le rôle fondateur de la relation, du « être pour l’autre », mais aussi du « être par l’autre », comme loi de toute vie humaine et donc, a fortiori, comme loi de la vie de l’Eglise, de la vie du Corps du Christ, lui-même témoin fidèle du « pour nous » de son Père (« Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous... », Rm 8, 31). Dans un second temps, et à partir de cette logique, on cherchera à situer la place et le rôle du sacerdoce ministériel au sein du corps ecclésial pris en son entier, c’est-à-dire constitué des diverses vocations et fonctions qui lui donnent cohérence et vie. Enfin, reprenant en considération l’éventail des vocations, nous conclurons par quelques remarques concernant le « signe mutuel » que celles-ci, en leur diversité, semblent constituer, ou devoir constituer, les unes pour les autres.

« L’économie de l’autre »

Quelques rappels donc, pour commencer, sur une dimension fondamentale de la vie, telle que Dieu l’a faite, l’a voulue, telle qu’il donne de la vivre à chaque génération humaine, et qui est comme la loi secrète d’une vie authentiquement humaine. Pour identifier cette dimension il nous faut repasser, un instant, par le « commen­cement », c’est-à-dire par les premiers chapitres de la Genèse. De ces textes tellement labourés, et pourtant toujours neufs et suggestifs, je voudrais retenir ici la manière dont ils mettent au centre de la création la relation comprise au double sens de « être pour l’autre » et « être par l’autre ».

Cette relation fondatrice [ 1 ] est dite, une première fois, en Genèse 1, 27, lorsque l’humanité est évoquée, surgissant au sixième jour, d’emblée articulée par la différence mâle et femelle, masculin et féminin, homme et femme. Puis elle est redite, d’une manière plus déroutante mais remarquablement perspicace, au chapitre 2, dans le récit de création de la femme : l’Adam est seul, il pâtit de sa solitude, est-il dit ; il a besoin d’un proche, en qui il se reconnaisse et qui, en même temps, soit autre que lui. Après une manière de tâtonnement (la création des animaux...), ce face-à-face vital lui est offert en la personne de la femme, « créée pour l’homme » ainsi que commente de manière abrupte mais fort intéressante 1 Co 11, 8 : « Ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la femme mais la femme pour l’homme [ 2 ] . » La femme, en effet, a bien été créée pour l’homme, au sens où, sans elle, selon la dramatique que développe le livre de la Genèse, la vie de l’homme tournait court, s’abîmait dans un narcissisme stérile et mortifère. Telle est bien la pensée de Paul qui poursuit : « Aussi bien, dans le Seigneur, ni la femme ne va sans l’homme, ni l’homme sans la femme ; car, de même que la femme a été tirée de l’homme, ainsi l’homme naît de la femme, et tout vient de Dieu » (1 Co 11, 9-12).

Ainsi, dans la visée originelle de Dieu, chacun existe par et pour l’autre, et cette relation n’est ni un asservissement ni une aliénation car cette qualité relationnelle de l’humanité ne fait que prolonger une réalité plus fondamentale, plus originelle, et qui est l’être même du Dieu dont procède la création. L’humanité est relationnelle parce que son créateur est un mystère de relation et de communion. On notera au passage que, dans le récit de la Genèse, tel qu’il est rédigé, cette profondeur ontologique de la relation - comme concernant l’être même de Dieu - demeure encore voilée ; elle n’est pas exposée, explicitée ; elle est à déchiffrer. C’est bien pourquoi d’ailleurs le serpent peut mensongèrement la nier en faisant croire que Dieu est un Dieu jaloux de l’homme. Toutefois, le récit se déroule de façon telle que le lecteur attentif a le moyen de débusquer le mensonge en reconnaissant que le geste créateur de Dieu n’a d’autre raison que la pure générosité et surabondance de vie de celui qui modèle l’homme en lui donnant la jouissance du jardin d’Eden.

Dès les premiers versets de la Genèse, se dessine donc une véritable « économie de l’autre », pour reprendre une expression du père Gustave Martelet [ 3 ] . Ce texte nous dit avec vigueur qu’il n’est d’humanité que dans la relation qui fait que personne, ni l’homme, ni la femme, ne peut se tenir pour sa propre source, pas plus qu’il ne peut considérer qu’il est sa propre fin, puisque - pour parler avec les mots de la révélation chrétienne - cette humanité naît de Dieu qui est pure relation, dessaisissement du Père remettant tout au Fils, effacement du Fils ne voulant que la volonté du Père, dans un lien d’amour d’où surgit l’Esprit.

C’est précisément cette disposition originelle de notre humanité qui se trouve brouillée par le péché. Refusant d’être « d’un autre », « par un autre », « pour un autre », en l’occurrence son Créateur, l’humanité entre dès lors dans une expérience difficile, perturbée, pervertie, de toutes les formes de relation qui tissent la vie des hommes, depuis celle qui est entre l’homme et la femme jusqu’à la relation qui lie l’homme au cosmos, en passant par la relation entre frères ou encore celle qui relie l’humanité au monde animal.

Et il est évidemment très éclairant de constater que le remède que Dieu apporte à cette situation dans l’Incarnation et la Rédemption, est le plus impressionnant « pour l’autre » qui se puisse imaginer, puisque recevant tout du Père, entré dans une obéissance parfaite au Père, le Fils est celui qui, selon les mots du symbole de Nicée, « pour nous les hommes, et pour notre salut, descendit du ciel ». Ainsi, le « pour le Père » du Fils est simultanément un « pour nous les hommes », puisque la volonté du Père, qui est aussi sa gloire, est que tous les hommes soient sauvés. A des hommes enfermés dans les citadelles de la suffisance, de la méfiance, de l’hostilité, de la haine, Dieu donne à regarder Celui qui donne sa vie « pour eux », qui leur livre son corps : « Ceci est mon corps livré pour vous et pour la multitude. »

Le fruit de ce salut, sa manifestation, est précisément que ceux qui l’accueillent, entrent dans la vie filiale - vie du Christ - par Dieu et pour Dieu, et, entrant dans cette vie filiale, retrouvent le chemin d’une vie fraternelle, réintègrent la logique du « pour l’autre », y compris quand cet autre est l’ennemi.

Le sacerdoce ministériel, présence du Christ pour la vie, la sainteté du Corps entier

Telle est donc, sommairement évoquée, cette anthropologie biblique, et donc chrétienne, reliée à une théologie qui, elle-même, connaît Dieu comme foyer de relations, mystère d’échange et de réciprocité. S’il est bon de s’attarder un peu longuement sur ce point, c’est qu’il fournit une précieuse entrée pour reconsidérer le sacerdoce ministériel, pour l’identifier en le saisissant précisément dans une perspective relationnelle.

a) Sacerdoce du Christ, sacerdoce baptismal, sacerdoce ministériel

Le sacerdoce du Christ

Pour avancer en cette direction, le premier point qu’il nous faut rappeler, est qu’il existe un seul sacerdoce : celui du Christ, unique grand prêtre de l’alliance éternelle, selon les perspectives longuement développées par la lettre aux Hébreux. Par lui, et lui seul, nous avons accès au Père, nous connaissons le Père, nous sommes réconciliés avec le Père, nous sommes faits fils du Père. On remarquera que ce centrage, très explicite, très souligné, sur la personne du Christ est une caractéristique heureuse des documents conciliaires s’exprimant sur l’Eglise (Lumen Gentium), ou sur les prêtres (Presbyterorum ordinis).

Sacerdoce baptismal

Puis, parce que l’œuvre du salut consiste dans le geste du Christ qui se remet entre les mains des hommes, leur partage tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, il existe un sacerdoce baptismal. Qui­con­que, en effet, est baptisé dans la mort et la résurrection du Christ - en deçà de toute vocation, de tout état de vie particulier - reçoit en partage le sacerdoce baptismal. « Il nous aime et nous a lavés de nos péchés par son sang ; il a fait de nous un royaume, des prêtres pour son Dieu et Père » déclare l’Apocalypse de Jean (Ap 1, 5-6). De même la 1ère lettre de Pierre exhorte-t-elle : « Vous-mêmes, comme pierres vivantes, prêtez-vous à l’édification d’un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint, en vue d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus Christ » (1 P 2, 5). L’Eglise méditera inlassablement ce mystère de grâce, spécialement à l’époque patristique. Ainsi, par exemple, Origène :

« ...Ignores-tu qu’à toi aussi, c’est-à-dire à toute l’Eglise de Dieu et au peuple des croyants, le sacerdoce est donné ? Entends Pierre qualifier les fidèles : “Race élue, royale, sacerdotale, nation sainte, peuple acquis” (1 P 2, 9). Tu as donc un sacerdoce, puisque tu es une “race sacerdotale” ; par conséquent, “tu dois offrir à Dieu un sacrifice de louange” (Hb 13, 15), un sacrifice de prières, un sacrifice de miséricorde, un sacrifice de pureté, un sacrifice de justice, un sacrifice de sainteté » (Sur le Lévitique 9, 1).

Redisons que cette qualité sacerdotale découle de la communion au Christ, elle est participation au sacerdoce du Christ qui fait que chaque chrétien est appelé à offrir son être et sa vie avec le Christ pour la vie du monde, à être « coopérateur de Dieu » (1 Co 3, 9). « Décentré de lui-même sur le Père et sur nous, le Christ nous décentre à notre tour sur lui et obtient que son être de Fils devienne le principe dynamique du nôtre » commente le père Martelet [ 4 ].

Il y a là quelque chose d’immense et qui reste souvent ignoré parmi les chrétiens, depuis que, pour des raisons historiques, la catéchèse ordinaire néglige de l’enseigner. La théologie de Vatican II, tout comme l’invitation inlassable de Jean-Paul II à la sainteté, rééduquent aujourd’hui les chrétiens à cette vérité essentielle qui faisait s’exclamer saint Macaire : « Le christianisme n’est pas quelque chose de médiocre. C’est un grand mystère. Médite sur ta propre noblesse... Par l’onction tous deviennent rois, prêtres, prophètes des mystères célestes. » Ainsi, ce sacerdoce, qui est dit tout à la fois « commun » et « royal », est-il premier, par et avec celui du Christ. Cela signifie que quelles que soient les charges, fonctions, honneurs qu’un baptisé puisse recevoir au cours de sa vie, ce sacerdoce reste le cœur de son identité et de sa vie filiale. C’est pourquoi, avant de redire la grandeur du sacerdoce ministériel, il importe de reprendre claire vision de la magnificence de ce sacerdoce baptismal, même s’il nous faut immédiatement ajouter que celui-ci ne peut s’accomplir que pour autant qu’existe le sacerdoce ministériel. Sans ce dernier, en effet, le sacerdoce baptismal non seulement ne peut avoir sa justesse, mais il ne peut, tout simplement, pas s’exercer.

Le sacerdoce ordonné

Remarquons pour commencer que ce sacerdoce est lui-même entièrement intérieur à « l’économie de l’autre » que nous mentionnions plus haut. Comment s’en étonnerait-on, puisqu’il a pour effet de configurer d’une manière particulière des hommes au Christ dont l’existence, selon une belle expression du théologien Heinz Schürmann, « n’est elle-même qu’une pro-existence [ 5 ]  » ? De nouveau, il est remarquable que les textes magistériels contemporains passent par cette thématique relationnelle. Ainsi, Pastores dabo vobis, l’exhortation apostolique de 1992, affirme « le caractère essentiellement relationnel » de l’identité du prêtre (§ 12). Le même texte affirme encore : « L’ecclé­siologie de communion devient décisive pour saisir l’identité du prêtre [ 6 ] » (ibid.).

Simultanément, cette identité relationnelle se construit selon un ordre déterminé et déterminant. C’est en effet la relation au Christ qui est son fondement. Le prêtre est prêtre par le Christ et par lui seul, même s’il l’est à travers l’Eglise qui l’ordonne précisément au nom du Christ. Ici se manifeste toute la force de la succession apostolique. Puis, partant de cette relation, le prêtre reçoit du Christ ceux pour lesquels il est ordonné : l’Eglise et le monde... Ainsi donc, qui reçoit le sacerdoce ministériel est établi au service du Christ et de l’Eglise - sans laquelle le Christ ne peut se concevoir - pour être, finalement, celui qui vient à la rencontre de tous les hommes que Dieu destine à la vie filiale.

b) Le sacerdoce ministériel pour la sainteté du Corps entier

Etant ainsi identifié, le sacerdoce ministériel se voit investi dans la vie de l’Eglise d’une fonction centrale et décisive, puisqu’il rend présent, actuel, agissant, le Christ soustrait à notre expérience sensible en ce moment présent de l’histoire. Parlant et agissant « in persona Christi », selon l’expression traditionnelle, il reçoit la grâce, pour l’Eglise et pour le monde, d’actualiser l’amour et le salut révélés sur la croix. On le voit, ce sacerdoce apparaît en position véritablement fontale. Il est objectivement source, dans la mesure où celui qui l’exerce donne la vie du Christ à ses frères. Dans la mesure aussi où il ne cesse de rappeler à l’Eglise le caractère sacramentel qui est le sien. Car, nous le savons, celle-ci n’est pas un rassemblement d’hommes et de femmes qui se déclareraient pour le Christ. Mais elle existe par un acte du Christ qui la suscite : « La sacramentalité du sacerdoce minis­­­té­riel signifie que l’Eglise se reçoit “d’ailleurs” et d’infiniment plus qu’elle-même [ 7 ] . » De même le sacerdoce ordonné rappelle-t-il à chacun de ses membres que tout est grâce dans la vie chrétienne : la sainteté qu’elle reçoit, la vérité qu’elle professe, la communion qui donne au corps sa vie pleine et harmonieuse. Savoir vital qui s’effondre, si l’on enlève le sacerdoce ministériel : à chaque instant, chaque baptisé a besoin de se souvenir que le salut qu’il confesse n’est pas une sagesse humaine, mais ce que Dieu fait, dans et par le Christ, dans des cœurs humains qui l’accueillent. De la même façon qu’à chaque instant, ce qu’un chrétien professe ou enseigne a besoin d’être authentifié, non par un organisme de contrôle, mais par l’Eglise qui atteste, au nom du Christ : « Telle est bien la vérité qui sauve. »

Une autre métaphore permet d’exprimer cette réalité. Elle est celle qui voit dans le sacerdoce ministériel la « clé de voûte » du Temple qu’est l’Eglise. En celui-ci, en effet - c’est-à-dire dans le Christ qui se donne en communion par la vie sacramentelle - les diverses vocations convergent, se composent, s’assemblent. Par celui-ci, toutes les manières de vivre la vie de baptisé trouvent leur place, leur nécessité, leur efficacité, que l’on soit marié, ou prêtre, ou moine, engagé visiblement dans la mission, ou réduit à l’impuissance de la maladie ou de la vieillesse. Il est bien des manières, en effet, de vivre la condition chrétienne, mais toutes ces manières se trouvent fédérées, mises en synergie, par le sacerdoce ministériel, parce que celui-ci partage à tous le même Pain : « Le pain que nous rompons, n’est-il pas une communion au Corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, nous sommes tous un seul Corps ; car tous nous participons à cet unique pain », rappelle saint Paul aux Corinthiens (1 Co 16, 17).

On le voit, le sacerdoce ministériel appelle à son tour une reconnaissance jubilante et pleine de gratitude. Il est bien une réalité immense, divine, revêtue d’une grandeur confondante, même si celle-ci se distingue des grandeurs mondaines qui servent souvent d’étalon à ce que nous nommons « grandeur ». Etre prêtre, consiste à être configuré au Christ qui ne garde rien pour lui, remet au Père la vie qu’il reçoit de lui, se livre sans rien retenir « pour nous les hommes et pour notre salut ». Vocation de tout baptisé... mais qui, en ce cas, comporte une concentration et une radicalité très particulières, qui s’expriment dans le pouvoir sacramentel, et qui font que ce sacerdoce est qualitativement, et non quantitativement, différent du sacerdoce commun, comme le rappelle Lumen Gentium (§ 10). A la pointe du sacerdoce ministériel, il y a ce dessaisissement de soi, qui consiste à être configuré au Christ, pour que les autres baptisés soient configurés au Christ de manière vraie et plénière. Plus que jamais nous sommes situés dans la « logique de l’autre ». Voilà pourquoi, femme, laïque, connaissant le prêtre comme celui qui est au service de ma sainteté, je ne cesse de m’émerveiller du don reçu. Ajoutons que la grandeur de cette vocation est à la mesure de l’humilité consentie, puisque, de tout ce qui précède, il résulte que les prêtres du Christ sont appelés à la sainteté, non pas simplement pour que l’Eglise compte beaucoup de saints prêtres, mais pour que, par ses prêtres, naisse et grandisse un peuple de saints...

Pour conclure

Ayant ainsi fixé le regard sur le sacerdoce baptismal et sur le sacerdoce ministériel, désignons, pour finir, une dernière dimension du « pour l’autre » que nous avons ici tenté de mettre en lumière. Pour cela, il nous faut nous arrêter de nouveau, un instant, sur la variété des vocations et des états de vie qui sont, dans l’Eglise, le témoignage et le sceau de ce que les Ecritures désignent comme la sagesse bigarrée de Dieu (Ep 3, 10). Se déployant dans l’espace du sacerdoce baptismal et grâce à l’exercice du sacerdoce ministériel, ces diverses vocations ne sont pas simplement juxtaposées, comme nous nous le représentons trop souvent. Ce point mérite d’être souligné car nous éprouvons ordinairement de la difficulté à penser et à vivre la différence. Irrésistiblement nous réduisons celle-ci, soit en hiérarchisant les vocations, exaltant les unes, minimisant les autres, soit en rêvant d’être placé ailleurs que là où nous sommes, de faire ce que nous ne faisons pas et que d’autres font. C’est ainsi, par exemple, qu’un prêtre diocésain peut se mettre à rêver d’être chartreux, un dominicain envier la vocation du franciscain. Il arrive que des gens mariés pensent avec nostalgie au monastère, tandis que des moines sont saisis par la pensée qu’ils feraient plus ou mieux dans le monde. Un principe simple, mais salubre et libérateur, doit ici servir de guide : il consiste à tenir que, pour chacun, et dans l’absolu, la meilleure vocation ne peut être autre que celle à laquelle Dieu l’appelle. Sagesse qu’un maître du hassidisme, rabbi Zousia, exprimait par ce petit apophtegme : « Lorsque je me présenterai devant Dieu, au jour du jugement, il ne me sera pas demandé : “Pourquoi n’as-tu pas été Moïse ?” mais “Pourquoi n’as-tu pas été rabbi Zousia ?” »

Cela étant, ces diverses vocations ne se situent pas sur des voies simplement parallèles, où chacun pourrait se contenter de ce que Dieu lui confie, dans l’indifférence à ce qu’il donne et demande aux autres. Ce en quoi nous retrouvons bien « l’économie de l’autre » qui veut, ici, que les divers états de vie entrent en dialogue, chacun étant en charge de rappeler aux autres leurs limites (savoir précieux, s’il est vrai que chacun est habité, à un moment ou à un autre, par le rêve de tout faire) mais aussi de mettre en lumière, par vocation spécifique, une dimension particulière de la vie chrétienne qui, en tout état de cause, doit être honorée par tout disciple du Christ. Ainsi, pour s’en tenir à quelques exemples, le célibat consacré désigne-t-il l’antériorité et la précédence de Dieu en tous nos attachements humains, non pour conduire à aimer moins un mari, des enfants, des parents, mais pour les aimer mieux. De même, le mariage désigne-t-il à ceux qui sont consacrés dans le célibat le primat de l’amour, sans lequel les plus hautes ascèses, le culte le plus parfait, sont vains. Et encore, la vie monastique rappelle-t-elle que la vie humaine est ordonnée - dans son identité plénière et eschatologique - à la louange de Dieu et à l’amour des frères. Dans cette même logique, il faudrait ajouter que l’homme et la femme sont, à bien lire Ephésiens 5, appelés à vivre ce signe mutuel : l’homme constitué signe du Christ pour la femme que son baptême appelle à être elle-même configurée au Christ, la femme invitée à devenir, pour l’homme, signe de l’Eglise, conviée à lui enseigner les gestes et les sentiments de l’Eglise, qui accomplissent la vocation baptismale de ce dernier. Oserons-nous ajouter, malgré la charge polémique que comporte aujourd’hui cette question, que la femme qui n’accède pas au sacerdoce ministériel pourrait avoir, à cause de cela même, le rôle infiniment précieux de rappeler à tous - et donc aussi aux prêtres - que la grandeur d’une vie chrétienne ne se mesure pas aux pouvoirs, aux charges que l’on exerce, mais à ce que l’on vit d’amour de Dieu et d’amour de l’autre. Tout le reste n’étant que moyen… utile, nécessaire, mais provisoire, en attente de l’accomplissement où « Dieu sera tout en tous ».

 

Notes

1 - Sur cette question, voir « La relation fondatrice », Anne-Marie Pelletier, Paternité de Dieu et Paternité dans la famille, Conseil Pontifical pour la famille, Congrès du 3-5 juin 1999, Téqui, Paris, 2000. [ Retour au Texte ]

2 - Cf. « Créée pour l’homme ? », Anne-Marie Pelletier, Renaissance de Fleury n° 176, Déc. 1995, p. 31-40. [ Retour au Texte ]

3 - G. Martelet, Deux mille en d’Eglise en question, Paris, Cerf, 1990, Tome III, p. 301. [ Retour au Texte ]

4 - Op. cit. p. 305. [ Retour au Texte ]

5 - Cité par G. Martelet, op. cit. p. 234. [ Retour au Texte ]

6 - Pastores dabo vobis § 12, Documentation catholique n° 2050, 17 mai 1992, p. 458. [ Retour au Texte ]

7 - cf. Daniel Bourgeois, L’un et l’autre sacerdoce, Desclée, 19 91, p. 94 [ Retour au Texte ]