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Pasteur de la vocation des autres
professeur à l’Institut Catholique de Paris
Lorsqu’il y a vingt ans je suis devenu curé de paroisse, après avoir été longtemps responsable diocésain des vocations, je n’ai pas eu le sentiment de changer de métier. Dans la paroisse où j’arrivais, je me voyais responsable de la vocation de tous : mes frères prêtres, des diacres à susciter, vingt communautés religieuses (dix de femmes et dix d’hommes, que je n’ai jamais considérés comme des prêtres d’appoint...), des ministères multiples à faire naître, mais aussi des responsabilités plus ponctuelles et, pour tous, dans tout ce quartier, qu’ils soient pratiquants ou non, et même chrétiens ou non, baptisés ou non, une universelle vocation à la sainteté, dont j’avais bien conscience de devenir responsable, au sens où j’aurai un jour à en répondre. Mon ministère est bien d’être le pasteur de la vocation des autres : faire réussir l’autre, tous les autres, chacun, chacune, selon sa vocation.
Aujourd’hui, nous avons conscience de devoir relancer une dynamique d’appel au ministère presbytéral. Je crois que le prêtre (les prêtres car, depuis Vatican II, nous en parlons toujours au pluriel) sont vraiment, avec la communauté, dans un rapport d’appel mutuel. Nos communautés seront vraiment appelantes si les prêtres sont, à leur égard, appelants, interpellants, suscitants.
On l’a souvent dit : « L’expérience nous montre que plus les laïcs sont conscients de leur vocation et engagés dans la mission de l’Eglise, plus ils ont besoin de prendre appui sur le ministère des prêtres. » Mais on pourrait dire aussi que plus les prêtres sont vraiment pasteurs, à leur place (et non en prenant la place des autres), plus les chrétiens dans leur ensemble sont conscients de leur vocation dans la mission de l’Eglise. Notre génération a commencé ainsi de passer du prêtre homme-orchestre aux prêtres (au pluriel) dans la symphonie des vocations. Cette mutation, qu’il nous faut poursuivre et mener à terme, repose sur quelques convictions théologiques que je voudrais seulement expliciter ici. Non pas comme un rappel doctrinal. Mais parce que ces convictions, communes, et même banales, peuvent être pour nous, pour nos communautés, dans une situation souvent difficile, une source d’espérance.
Quand quelques-uns sont appelés, ce n’est jamais à la place des autres mais pour appeler tous les autres. C’est une remarque générale sur la notion de vocation, d’élection, qui comporte un risque de contresens si on la comprend comme une préférence ou un privilège .
C’est déjà vrai de la vocation d’Israël. Quand on parle de peuple élu, ce ne peut être au sens des élections démocratiques, avec élus et non élus. Dans le plan de Dieu, dans le cœur de Dieu, il n’y a pas de non élus. S’il y a un peuple choisi, un peuple élu, peuple mis à part même, c’est pour aller dire, pour signifier à tous les autres qu’ils sont eux aussi attendus, aimés, choisis. L’élection n’est jamais corrélative d’une exclusion. Contrairement à une tentation permanente d’Israël à l’égard des goïm, tout un courant plus universaliste, notamment chez les prophètes, fait converger vers Jérusalem les habitants des îles et des contrées lointaines, les dromadaires de Madian et d’Epha... Pourtant la tentation de confisquer le choix de Dieu se retrouvera à bien des époques dans l’Eglise.
L’élection, la vocation est toujours liée à une mission. Souvenons-nous d’Abraham : en lui toutes les nations seront bénies. Souvenons-nous de Marie, « bénie entre toutes les femmes », porteuse d’une bénédiction qui est pour toutes les femmes et tous les enfants des femmes.
L’Eglise, peuple des baptisés, s’inscrit dans cette logique. Le baptême est signe, sacrement d’un amour qui n’est pas confisqué, réservé, mais qui est pour tous. La seule exigence pour le baptême d’un petit enfant est que lui soient donnés plus tard les moyens de sa mission : il nous arrive ainsi de demander si ses frères et sœurs reçoivent une catéchèse, une initiation chrétienne.
C’est vrai aussi de toute vocation particulière dans l’Eglise. Des hommes, des femmes, sont choisis, appelés, envoyés, non comme un privilège, non pour confisquer quoi que ce soit, jamais à la place des autres mais en leur faveur, qu’il s’agisse d’une maman catéchiste, d’une carmélite ou d’un évêque. « Vobis sum episcopus, vobiscum sum christianus, disait Augustin : pour vous je suis l’évêque mais avec vous je suis chrétien. » Il faut souligner en même temps le pour et le avec.
Dans la mission d’édifier l’Eglise, Corps du Christ pour la vie du monde, les évêques ont la charge de veiller à la symphonie des vocations.
Les évêques héritent d’un double titre, d’une double fonction, d’une double mission, telle qu’elle est déjà exprimée dans le Nouveau Testament : ils sont à la fois et indissolublement apostoloi et episcopoi, à la fois envoyés et veillant sur.
Apostoloi, à la suite des apôtres, leur première tâche, Vatican II l’a rappelé, est l’annonce de l’Evangile. Ils sont chargés de planter l’Eglise, de l’édifier comme peuple de Dieu, Corps du Christ et sacrement du salut. Ils sont chargés aussi de veiller sur cette Eglise (veillant sur et non surveillant...), de la faire vivre, de la nourrir du Pain de la Parole et de l’Eucharistie. Par là même ils sont chargés de la pourvoir de tous les ministères dont elle a besoin pour vivre, en constituant un presbyterium (des collaborateurs dans le ministère pastoral), en suscitant des diacres, mais aussi tous les autres ministères (entendant par là, selon la définition du Père Congar, des responsabilités importantes, durables et reconnues), mais aussi d’autres responsabilités, multiples, et plus ponctuelles.
Ils ont aussi la charge de veiller sur tous les états de vie, tout ce que le code appelle la vie consacrée, toutes les formes de vie religieuse, monastique, apostolique, toutes les formes de vie évangélique. L’évêque a mission, avec ceux avec qui il partage la charge pastorale, à savoir les prêtres, de veiller sur toutes ces vocations, de les accueillir, de les reconnaître, de les promouvoir, d’en organiser aussi le discernement. Ainsi, cela fait partie du rôle d’un service diocésain des vocations, qui n’est pas seulement au service des vocations presbytérales. C’est aussi, localement, je le disais en commençant, le rôle d’un curé.
Dans tout cet ensemble (« Il faut de tout pour faire une Eglise »), l’évêque, avec les prêtres, est responsable tout à la fois de l’unité et de la diversité, responsable de promouvoir une unité, l’unité du Corps du Christ, qui ne soit pas uniformité réductrice mais harmonie du corps et de toutes ses fonctions (cf. Rm 12 et 1 Co 12). L’évêque et son presbyterium sont ainsi responsables de la cohérence, de la communion. Ils sont au service de l’Esprit (« Nous qui avons reçu le ministère de l’Esprit », écrit Paul). Or, « au sein de l’unité en Christ, l’Esprit diversifie » dit Paul Evdokimov. L’évêque et les prêtres sont donc chargés des articulations (Ep 4, 16) : gare à l’arthrose qui sans cesse menace nos communautés !
C’est ainsi que l’évêque et ses collaborateurs président tout à la fois à l’Eglise qui fait l’eucharistie et à l’eucharistie qui fait l’Eglise, selon l’expression d’Augustin. Ceci va contre les dissociations fâcheuses, que le Droit canonique prévoit comme tout à fait exceptionnelles où, faute de prêtres, il arrive que des chrétiens président pratiquement la vie de la communauté sans pouvoir présider l’eucharistie.
Le ministère pastoral dans l’Eglise rend présente l’initiative du Christ, unique vrai pasteur au nom de Dieu.
Ce ministère pastoral est celui des évêques et des prêtres. On s’accorde aujourd’hui à souligner que pour que ce ministère soit véritablement appelant il est important de revenir à ce que sont les prêtres, au-delà même de ce qu’ils font. Au-delà de leurs fonctions, multiples et vitales, il nous faut reprendre conscience d’une dimension « ontologique » de ce ministère. Et traditionnellement - excusez les gros mots - cette dimension ontologique, c’est l’enracinement de ce ministère dans le mystère du Christ, son « enracinement christologique ».
Nous assistons aujourd’hui à une sorte d’inflation du mot « pastoral » dans l’Eglise. Dans les années 50, c’était plutôt le mot « mission » : on pourrait s’interroger sur cette évolution... Or il ne faut jamais oublier que le titre de pasteur est d’abord un nom de Dieu : « Le Seigneur est mon berger... » (Ps 23, 1) ; « Berger d’Israël, écoute... » (Ps 80, 2). Ou encore le chapitre 34 d’Ezéchiel : lassé des mauvais bergers qui exploitent son peuple, Dieu va venir en personne pour en prendre soin ; il ira rechercher les brebis égarées et prendra soin des éclopées.
C’est donc déjà avec une extrême audace que Jésus revendique cette fonction, dans des paraboles comme Matthieu 18, 12-14 ou, en reprenant le titre lui-même en Jean 10, 11 et 14, avec cette formule de révélation en Ego eimi : « Moi, je suis le bon berger », le vrai, l’authentique pasteur. Et ceci dans une révélation liée à l’annonce de la Passion : le bon berger est celui qui donne sa vie (Jn 10, 17-18). La communauté chrétienne lui reconnaît ce titre. Pierre écrit : « Vous étiez égarés comme des brebis, mais vous vous êtes tournés vers le berger (poimèn) et le gardien (episcopos) de vos âmes » (1 P 2, 25) ; et il ajoute à l’intention des anciens (presbuteroi) : « Quand paraîtra le souverain berger (archipoimèn), vous recevrez la couronne de gloire qui ne se flétrit pas » (1 P 5, 4).
Il semble alors que ce ne soit pas sans une certaine hésitation, une certaine réticence, que ce titre de Pasteur donné en propre à Jésus, en tant qu’il incarne le pastorat de Dieu lui-même, ait été par la suite attribué à certains dans l’Eglise. Le texte le plus souvent cité est Jean 21, où la TOB traduit l’appel de Jésus à Pierre par : « Sois le berger de mes brebis » (21, 17). En fait le texte grec ne comporte pas le nom « berger » mais seulement le verbe, poimainein. Tout se passe comme si le rédacteur de l’évangile, en pensant sans doute au chapitre 10, avait voulu réserver le titre à Jésus lui-même, tout en suggérant que certains, dans la communauté, sont appelés à faire ce que faisait Jésus, mais sans se prendre pour lui. Même utilisation du verbe, sans le nom berger, en Actes 20, 28, les adieux de Paul aux anciens (presbuteroi) d’Ephèse : « Prenez soin de vous-mêmes et de tout le troupeau dont l’Esprit Saint vous a établis les gardiens [episcopoi], paissez l’Eglise de Dieu qu’il s’est acquise par son propre sang. » et en 1 P 5, 2 où Pierre donne comme consigne aux presbuteroi : « Paissez le troupeau de Dieu qui vous est confié. »
Il est d’autant plus remarquable qu’une fois et une seule le titre de berger, poimèn, soit donné, au pluriel, à d’autres que Jésus, à la fin d’une des listes de ministères reconnus dans les communautés pauliniennes : « C’est lui [le Christ ressuscité] qui a donné certains comme apôtres, d’autres comme prophètes, d’autres comme évangélistes, d’autres enfin comme pasteurs et chargés de l’enseignement... » (Ep 4, 11).
Nous trouvons donc bien, dans les premières communautés, l’intuition que le pastorat de Jésus, par lequel se réalise le pastorat de Dieu, se prolonge et s’actualise dans la charge pastorale de quelques uns dans le peuple. Et tout se passe comme si cette participation était si inouïe qu’on avait d’abord hésité à utiliser le même mot, le même titre, pour Jésus pasteur et pour ceux qui seront pasteurs à sa suite et en son nom
Remarquons que ce rapport au Christ, cet « enracinement christologique » du ministère pastoral, ne confisque pas au profit des prêtres la relation au Christ. Ils n’ont pas le monopole du « Viens, suis-moi ! » Mais ils sont configurés au Christ Pasteur dans sa relation au peuple de Dieu. Comme on peut dire que les diacres sont configurés au Christ Serviteur, et que tous les chrétiens, par le baptême et la confirmation, sont configurés au Christ en sa Pâque, en sa mort et sa résurrection. Les prêtres représentent sacramentellement, rendent présent, le Christ en tant que pasteur de son peuple : sacrement du Christ tête de son Corps et source de sa vie. C’est en ce sens, comme nous l’avons vu, qu’ils sont consacrés à édifier l’Eglise, à la faire exister comme Corps du Christ et signe du salut.
Il faut aussi souligner que ce titre de pasteur n’est pas une image bucolique ou poétique : il est toujours en lien avec la Passion du Christ donnant sa vie. A la suite du Christ, ce ministère ne peut qu’être une passion, en lien avec le sacrifice du Christ, son sacerdoce. D’où cette quatrième conviction : ce ministère, non pas parce qu’il mettrait à part dans un domaine sacré mais parce qu’il s’enracine dans le sacrifice du Christ, est aussi un sacerdoce.
Dans les religions païennes, les prêtres, les druides ou les sorciers sont des intermédiaires entre le monde des dieux, le sacré, et le monde des hommes, le profane, profanum, ce qui est devant le temple. Dans la tradition chrétienne, cette distinction sacré-profane se trouve abolie : tout appartient à Dieu et tout est confié à l’homme. Et seul le Christ, à la fois vraiment Dieu et pleinement homme, est médiateur entre Dieu et les hommes. Il est le seul Grand-Prêtre, ièreus (à distinguer de presbuteros, d’où vient notre mot prêtre mais qui signifie l’ancien, le notable). Cette médiation, il l’effectue par sa vie, sa mort et sa résurrection, comme offrande de lui-même au Père.
Ce sacerdoce du Christ, ce sont tous les chrétiens qui sont invités à y participer, par le baptême, la confirmation et l’eucharistie : appelés à faire de leur vie, par le Christ, avec lui et en lui « une offrande agréable à Dieu le Père » (Rm 12, 1). C’est ce qu’on appelle le sacerdoce des baptisés, bien remis en valeur par Vatican II.
Mais parce que le ministère des prêtres s’enracine dans la Passion du Christ pour le Père et pour les hommes, dans son sacrifice, son offrande de lui-même, il a, lui aussi, une dimension, non pas sacrale au sens du sacré païen, mais sacerdotale. C’est ce qui explique que, à partir du 3e siècle environ, les chrétiens aient repris pour ce ministère pastoral dans la communauté le vocabulaire sacerdotal des cultes païens, se remettant à parler de temples, d’autels, de pontifes : en fait il semble que ces expressions aient été réintroduites en référence au sacrifice des grands évêques martyrs comme Ignace d’Antioche ou Clément de Rome. C’est bien dans cette tradition sacerdotale, sacrificielle, du ministère épiscopal qu’on peut situer de nos jours des évêques comme Oscar Roméro ou Pierre Claverie, souvent mentionnés dans le synode romain sur le ministère épiscopal. C’est en tant que pasteurs, à la suite du Christ unique Pasteur, qu’ils ont partagé sa Passion. Le vocabulaire sacerdotal du ministère pastoral ne se comprend et ne se justifie que par cette référence sacrificielle. Jamais pour enfermer les prêtres dans un monde sacré ou dans les sacristies.
C’est le ministère des prêtres qui commande leur mode de vie et ses évolutions, et non l’inverse.
Pour relancer l’appel au ministère presbytéral, le mode de vie des prêtres, ce qui est perçu de leur insertion dans la communauté chrétienne et dans la société, a une certaine importance. Il est clair que l’image qui en est renvoyée à des jeunes aujourd’hui est assez différente de celle de leurs grands-parents.
A Vatican II, l’élaboration du décret Presbyterorum ordinis sur le ministère et la vie des prêtres s’est étendu sur les quatre sessions, de 1962 à 1965, avec une évolution significative des titres proposés pour les schémas successifs : on est parti d’un traité sur le clergé (De clericis), puis d’un De sacerdotibus, pour passer ensuite à un De vita et ministerio presbyterorum, et arriver enfin, avec un retournement de ce titre, à un De ministerio et vita presbyterorum. On perçoit bien qu’on a préféré le vocabulaire presbytéral au vocabulaire sacerdotal (Presbyterorum ordinis) afin de ne pas confisquer pour ce ministère la dimension sacerdotale de toute vie chrétienne.
Et il y a surtout ce retournement : c’est le ministère des prêtres qui commande leur mode de vie et non l’inverse. L’inverse, c’est ce qui s’est pratiqué longtemps en Occident où le mode de vie des prêtres, en particulier le célibat, l’abstention assez générale de la vie professionnelle et des engagements dans la cité, paraissaient conditionner la mission des prêtres. Ainsi, dans tout ce qui est la vie familiale, la vie professionnelle ou l’engagement politique, ils ne pouvaient être que les accompagnateurs, les prescripteurs, les soutiens, de la mission des laïcs.
Ce mode de vie n’a pas été remis en cause par Vatican II. Mais on a souligné que la source n’en pouvait être que les exigences de la mission. Au point que, dans certains circonstances, la mission de tel ou tel prêtre, les nécessités de l’annonce de l’Evangile, pourraient justifier son engagement dans une vie professionnelle. C’est le cas, chez nous en France, pour certains prêtres au travail, en particulier dans un collectif de prêtres comme la Mission de France ; c’est une situation beaucoup plus générale pour des prêtres en Afrique du Nord où les communautés chrétiennes sont très peu nombreuses. Il peut en être de même de l’engagement ou de prises de position politiques : chez nous, en Europe occidentale, ce serait plutôt un obstacle et une difficulté dans la vie des communautés, où le prêtre doit rester l’homme de tous. Dans certains pays, dans des situations particulièrement difficiles, par exemple en Amérique latine ou en Palestine, des prises de position de prêtres ou d’évêques peuvent avoir une signification prophétique. En tout cas le discernement se fait toujours, non par rapport à la personne du prêtre (faut-il ou non qu’il travaille professionnellement ou qu’il s’engage politiquement pour s’épanouir ?) mais par rapport aux exigences concrètes de la mission dans telles ou telles circonstances.
Il en est de même de la question du célibat. Dans la tradition occidentale, latine, l’Eglise a choisi de n’appeler au ministère presbytéral que des hommes disposés à le vivre dans le célibat. Si un jour l’Eglise décidait d’étendre la tradition orientale, tout aussi catholique, d’appeler aussi à ce ministère des hommes mariés, soit en élargissant cette faculté à tous les diocèses, soit en en laissant le choix aux diverses conférences épiscopales, ce ne pourrait être qu’en fonction des exigences de la mission. Donc, non pas comme un droit des prêtres, mais comme un droit des fidèles de ne pas être privés de prêtres. Et c’est là qu’entre en compte, puisqu’il s’agit de ministère, de service, la notion de besoin.
Pour ce ministère, à la différence de la vie religieuse et des divers états de vie évangéliques, l’Eglise appelle ceux dont elle a besoin. Les communautés chrétiennes s’inquiètent aujourd’hui du petit nombre d’hommes qui se présentent comme disponibles pour le ministère presbytéral.
Il faut d’abord, bien sûr, resituer et même peut-être relativiser cette carence. Elle n’est pas la même selon les pays, les continents. Il faudrait aussi comparer avec des périodes au moins aussi difficiles de l’histoire de l’Eglise. Mais, globalement, il faut bien reconnaître que chez nous, et plus encore en certaines contrées d’Afrique ou d’Amérique latine, il y a carence. Un critère : la célébration de l’eucharistie. Même si ce n’est pas par la messe qu’on définit les prêtres. Certaines communautés ne sont plus en mesure de réunir leurs fidèles chaque dimanche pour l’eucharistie. C’est tout la question des ADAP qu’on ne peut traiter ici, mais dont il faut reconnaître qu’elles ne pouvaient être qu’une solution d’attente. L’Eglise ne peut se passer de l’eucharistie (et pas seulement de la communion), l’eucharistie qui fait l’Eglise. C’est d’abord ce constat qui conduira vraisemblablement l’Eglise, dans les années à venir, à embaucher plus largement les prêtres dont elle a besoin.
Cette problématique du besoin a parfois été contestée, comme étant trop statistique et sociologique. On a fait la comparaison avec la vocation baptismale ou avec les vocations religieuses. Il est vrai que, dans ces domaines, un évêque se contente d’accueillir celles et ceux qui se présentent. On ne voit pas un évêque déclarer : « A Pâques, l’an prochain, il me faudrait 200 baptisés de plus. » Ou encore moins décréter : « J’ai besoin de 30 moines bénédictins, de 25 carmélites et autant de religieuses apostoliques… »
Mais il ne peut en être de même pour un ministère. C’est déjà vrai pour les responsabilités moins importantes : on peut avoir besoin de tant de catéchistes et d’une seule responsable diocésaine. C’est évident pour le ministère épiscopal : il est hors de question d’accueillir et d’ordonner évêques tous ceux qui diraient : « Je crois que le Seigneur me fait signe… » C’est évident aussi pour le pape, évêque de Rome : on n’attend pas les candidats ! L’Eglise fait signe, au nom de Dieu, à ceux dont elle a besoin pour sa vie et sa mission. Cette problématique de l’appel a aussi été remise en vigueur pour l’appel au ministère diaconal : le plus souvent, ce ne sont pas des hommes qui se présentent spontanément mais des hommes à qui on a fait signe. Puisqu’il s’agit aussi d’un ministère, d’un service, et non d’abord d’un état de vie, c’est également cette logique de l’embauche qui devrait donc prévaloir pour le ministère presbytéral.
En ajoutant tout de suite que cela ne remet pas en cause la dimension spirituelle, personnelle, intérieure, de la vocation. Il faut bien que cet appel, objectif, par la communauté et ses responsables pastoraux, corresponde à quelque chose, une motion de l’Esprit, une disponibilité, des charismes particuliers, chez l’éventuel candidat. On ne voit pas bien quelqu’un accepter de devenir pape, évêque, diacre ou catéchiste simplement parce qu’on a besoin de lui, alors que cela ne lui dirait rien du tout, qu’il ne s’y verrait absolument pas. Tout se passe comme si la vocation à un service d’Eglise (c’est différent pour la vie religieuse ou toutes les formes de vie évangélique) naissait comme une étincelle entre deux électrodes, deux pôles, l’appel de la communauté (humainement, on pourrait parler d’un besoin) et un appel intérieur (humainement, on pourrait parler d’un désir). Tout le processus du discernement consiste à vérifier que, de part et d’autre, c’est bien l’œuvre du Saint-Esprit, le même Esprit.
Parce que leur première tâche est l’annonce de l’Evangile à tous les hommes, l’appel des prêtres ne peut se limiter aux besoins des communautés déjà rassemblées
Ajoutons une dernière conviction. Si les prêtres répondent bien à un besoin vital de la communauté, l’appel, l’embauche, ne peut se limiter aux besoins exprimés des communautés déjà rassemblées. Présidant à la vie de l’Eglise, les prêtres président d’abord à sa mission.
Selon Vatican II, la première tâche des évêques, et donc des prêtres leurs collaborateurs, est l’annonce de l’évangile à tous les hommes. Dans une Eglise tout entière missionnaire, les prêtres ne peuvent être les seuls missionnaires, seuls aux avant-postes. Mais ils ne peuvent être non plus toujours à l’arrière en encouragement et en soutien de laïcs présents dans le monde.
Il y a comme une dimension paulinienne de tout ministère pastoral. Non enfermés dans leurs communautés, les prêtres portent le souci de toutes les Eglises et de la mission universelle. Ceci parce qu’ils ne sont pas seulement collaborateurs de tel évêque, mais, disent les textes de Vatican II, collaborateurs « de l’ordre épiscopal », collaborateurs de ces évêques qui, ensemble, collégialement, sont responsables de toute l’Eglise et de sa mission, et non pas seulement de l’Eglise particulière qui leur est confiée.
Cette dimension missionnaire, paulinienne, est spécialement soulignée lorsque les évêques sont réunis. De nos jours, elle marque aussi beaucoup plus visiblement le ministère du Pape, premier dans ce collège. Quelque chose de cette dimension, de ce souci, devrait aussi marquer le ministère de tout prêtre qui n’est pas seulement le serviteur, le ministre, de telle communauté, mais qui doit porter avec elle, et l’inciter à porter, le souci de la mission universelle. C’est cela aussi être pasteur de la vocation des autres.