"Le règne de Dieu est tout proche de vous"


cardinal Louis-Marie BILLÉ
archevêque de Lyon (†)

Les passages d’Evangile comme celui-ci - récits d’appel, récits d’envoi - ne nous sont pas donnés seulement pour l’intérêt anecdotique. Ils livrent, chacun pour leur part, les éléments structurants de la mission ecclésiale, de la vocation des uns et des autres. Et nous savons, d’expérience personnelle peut-être, qu’on peut, à les lire, trouver courage et espérance. Il vaut donc la peine d’accueillir cette page sur l’envoi des soixante-douze disciples, même si ce que l’on y trouve nous apparaît décalé par rapport à nos réflexions de cette journée.

Dès les premiers mots, nous est ouverte une perspective très large, car la mission est située dans l’espace et dans le temps, ou plutôt Jésus lui donne les dimensions mêmes de l’espace et du temps. Soixante-douze disciples. Soixante-douze, comme le nombre, traditionnel, des peuples répartis à la surface de la terre. Soixante-douze, car telle est l’universalité de la mission de l’Eglise. Pour ne prendre que l’exemple du ministère des prêtres, le concile Vatican II dit à leur sujet : « Le don spirituel qu’ils ont reçu à l’ordination les prépare non pas à une mission limitée et restreinte, mais à une mission de salut d’ampleur universelle. » (PO 10).

Et si Jésus envoie les disciples « devant lui », ce n’est pas seulement, semble-t-il, pour lui louer une chambre ou pour préparer le menu. Celui qui parle ici, c’est bien Jésus, mais c’est « le Seigneur », le Ressuscité, qui envoie les messagers de la Bonne Nouvelle parcourir le monde, jusqu’au jour où lui-même reviendra dans la gloire. Quand il reviendra, ce sera l’heure de la moisson, l’heure du rassemblement de l’humanité, l’heure de l’avènement définitif du règne de Dieu. Mais le « Maître de la moisson » est déjà à l’œuvre. Il envoie des ouvriers à sa moisson. Ceux-ci sont en petit nombre, mais c’est lui (et c’est pour cela qu’il faut le prier) qui a l’initiative de la moisson, c’est lui qui a l’initiative de la mission.

Ainsi est ouverte la route des missionnaires. Ils reçoivent, avant de partir, des consignes assez précises, qui font d’eux des hommes démunis. Non seulement ils sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups », mais on a l’impression que Jésus leur enlève même les quelques équipements qui pourraient leur permettre de se protéger ou de se défendre. Où sont donc les enjeux ?

Nous pourrions comparer ces consignes avec celles que, deux chapitres plus haut, dans saint Luc, ont reçues les douze. Ceux-ci, par exemple, n’ont pas droit au bâton, mais rien, semble-t-il, ne leur interdisait de porter des sandales. Les soixante-douze, eux, n’ont pas droit aux sandales, mais il n’est nullement question du bâton. Nous pressentons ce qui est en cause, par-delà les détails de l’habillement. La distance à parcourir, l’urgence de l’annonce commandent qu’on ne s’embarrasse pas de ce qui pourrait gêner la marche. L’envoyé doit être libre de toute entrave, pour se consacrer à la tâche qui est désormais la sienne. Il lui faut mettre son assurance ailleurs que dans les moyens dont il use, dans ses seules capacités, dans des valeurs ou des comportements qui contrediraient le message même dont il est porteur. Son assurance, il la trouvera dans l’envoi même qui l’a lancé sur les routes du monde. Anticipons un peu : son assurance, il la trouvera dans la force de l’Esprit de Pentecôte.

Ainsi sa manière d’être et de vivre sera-t-elle, pour autant qu’il soit humainement possible, dans la logique de la Parole qu’il aura à délivrer. Car il aura deux choses à dire : « Paix à cette maison » et : « Le règne de Dieu est tout proche de vous. » Il apporte la paix, rien de moins que cette plénitude de vie qui est le don même du Ressuscité ; cette paix dont la promesse traverse l’histoire du peuple de Dieu ; cette paix dont les artisans « seront appelés fils de Dieu ».

« Paix à cette maison. » « Le règne de Dieu est tout proche de vous… », ce Règne que Dieu fait advenir pour tous ceux dont parlent les Béatitudes. C’est avec Jésus que le Règne est devenu tout proche. Et l’envoi des disciples par le Christ est à comprendre dans la lumière de l’envoi du Christ par le Père. Cette proximité du Règne, c’est la « Bonne Nouvelle annoncée aux pauvres », qui, dans la synagogue de Nazareth, a fasciné et dérouté ceux qui furent les premiers à l’entendre (Lc 4, 16-22).

Tout ce que je viens de dire situe la raison d’être des consignes de Jésus aux envoyés du côté de la liberté de l’envoyé lui-même. Mais la liberté du destinataire est sans doute elle aussi en cause. Les grands moyens, le prestige, la puissance, peuvent être porteurs d’une subtile contrainte et mettre celui à qui on parle dans la dépendance de ce avec quoi on vient lui parler. Ici, rien qui puisse peser sur la liberté de ceux qui écoutent, ni richesse, ni moyen de défense. Bien loin que ceux qui accueillent les disciples dépendent des disciples, ce sont les disciples qui dépendent de ceux qu’ils sont partis rencontrer : « Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous offrira. » Sans compter que ceux qui reçoivent la Bonne Nouvelle vont pouvoir commencer à la vivre en faisant aux messagers une place à leur table. Des relations de paix s’instaurent. Si la paix n’est pas acceptée, on s’en ira. Cela fait aussi partie du respect de la liberté de celui auquel s’adressent les porteurs de l’Evangile.

Mais alors, faut-il renoncer à toute forme de moyen ? Aurions-nous tort de porter des chaussures ? Faut-il enlever les micros des églises ? Et les ordinateurs des presbytères ? Jean-Paul II, pour aller à Athènes et à Damas, aurait-il dû marcher à pied au lieu de prendre l’avion ? Est-ce cela que demande finalement l’Evangile que nous sommes en train de lire ?

Il me semble qu’on peut amorcer une réponse à cette question en faisant un détour par un autre passage de l’Evangile (Mt 19, 16-22 ; Mc 10, 17-22) : celui de l’appel du jeune homme riche. Quand Jésus l’invitait à vendre ses biens et à les donner aux pauvres, quand il lui faisait comprendre que ce qui lui manquait, c’était de manquer, que faisait-il ? Il le renvoyait d’abord à la vérité de son humanité d’homme, une humanité sans masque et sans illusions possibles, l’humanité d’un homme libre qui ne se laisse pas avoir par ce qu’il possède. Que faisait Jésus ? Il renvoyait cet homme à la solidarité avec les autres hommes : « Donne-le aux pauvres. »

Et je me demande s’il n’y a pas là une lumière pour comprendre ce que Jésus dit aux soixante-douze. L’annonce et l’accueil du Règne ne peuvent se faire que dans l’authenticité d’une relation humaine, une relation vraie, une relation libre. L’annonce du Royaume ne peut être faite que par des hommes qui acceptent de n’être que de pauvres hommes et se reconnaissent solidaires de tous les autres hommes. Je ne voudrais certes pas plaquer, comme on dit, cet Evangile sur l’actualité la plus actuelle. Mais ce que je viens de dire, ne venons-nous pas d’en être les témoins avec le voyage de Jean-Paul II ? Certes, il avait un bâton, il est venu en avion. Mais il est venu dans la pauvreté de sa condition de vieil homme. Il est venu sans tricher, avec l’histoire parfois difficile de l’Eglise dont il est le pasteur. Il est venu pour dire : « Paix à cette maison… Le Règne de Dieu est tout proche de vous. »

Finalement, ce que Jésus demande à ses disciples, c’est ce que lui-même a vécu, c’est ce qu’il a accepté pour lui lors de la tentation au désert, quand il a refusé de sortir de sa condition humaine, afin d’accepter le chemin d’amour et de service que l’Esprit-Saint lui avait ouvert en l’envoyant « porter la Bonne Nouvelle aux pauvres ». Il n’est de vocation qui, d’une manière ou d’une autre, ne soit au moins le début du début d’une entrée dans l’expérience d’humanité véritable, qu’on peut lire en filigrane de cette page d’Evangile sur la mission des soixante-douze. Tous n’ont pas à la vivre de la même façon. Chacun l’accueille dans le mouvement même où il entend l’appel.

Après cela, le Seigneur en désigna encore soixante-douze, et il les envoyaa deux par deux devant lui dans toutes les villes et localités où lui-même devait aller.Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. Allez ! Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups.N’emportez ni argent, ni sac, ni sandales, et ne vous attardez pas en salutations sur la route.

Dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : “Paix à cette maison.” S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous servira ; car le travailleur mérite son salaire.Ne passez pas de maison en maison.

Dans toute ville où vous entrerez et où vous serez accueillis, mangez ce qu’on vous offrira. Là, guérissez les malades, et dites aux habitants : “Le règne de Dieu est tout proche de vous.” Mais dans toute ville où vous entrerez et où vous ne serez pas accueillis, sortez sur les places et dites : “Même la poussière de votre ville, collée à nos pieds, nous la secouons pour vous la laisser.Pourtant sachez-le : le règne de Dieu est tout proche.” Je vous le déclare, au jour du Jugement, Sodome sera traitée moins sévèrement que cette ville.” »

Luc, 10, 1-12