Tout en Christ, à tous


Monseigneur Hervé RENAUDIN
évêque de Pontoise

Là où je suis maintenant, j’ai envie de lier tout ce que nous sommes en train de dire sur le ministère des prêtres dans la symphonie des vocations à l’évêque et à l’espérance. Au synode qui vient de se tenir à Rome, le titre était presque « L’évêque au service de l’espérance du monde » et je crois qu’aujourd’hui tout ce que nous avons à dire, à vivre ensemble, c’est pour être prêts ensemble en Eglise au nom du Seigneur, dans le monde où nous sommes, à rendre compte de notre espérance. Parce que c’est vital ; parce que c’est nécessaire ; parce que c’est notre raison d’être ; parce que c’est notre foi ; parce que c’est la mission que le Ressuscité nous confie, puisque l’Espérance se fonde sur la Résurrection du Christ. Quel est le déploiement jusqu’à la fin des temps de cette résurrection pour que la victoire de l’Unique soit véritablement la victoire universelle ?

Alors, pensant à ce que j’allais dire, j’ai repris ce qui est inscrit dans mon anneau épiscopal, ce qui est comme une devise, ou comme un ordre de mission : « Tout en Christ, à tous », c’est-à-dire « Tu m’encourages à chaque instant pour que moi aussi je puisse encourager les uns et les autres. Tout en Toi, ressuscité, à tous. » Je crois que c’est la musique que nous avons à faire entendre à chaque instant de la vie du monde, dans toutes nos vocations et dans tous nos états de vie : « Tout en le Christ, à tous. »

Je me souviens d’une histoire : je recevais des fiancés et la jeune femme était fleuriste en fleurs artificielles, et elle avait vu mon mouvement de réticence, d’homme, qui considérait que c’était presque un péché, elle m’a tendu gentiment un piège et je suis bien évidemment tombé dedans. Elle m’a demandé quelle était la fleur la plus difficile à imiter. J’ai pensé à la rose : c’est vrai, la rose, c’est quand même un peu maniéré.

- Eh bien, on imite très bien les roses.

- La pivoine ?

- Non ! Non ! On imite très bien la pivoine. On imite un certain nombre de fleurs extraordinairement compliquées.

- Alors je ne sais pas, quelle est la fleur la plus difficile à imiter ?

- Eh bien, c’est la marguerite !

- C’est pourtant la plus simple.

- C’est justement pour cela qu’on ne peut pas l’imiter.

Je crois que, quand il s’agit d’espérance, quand il s’agit de ce qui nous arrive en Eglise pour le salut du monde, chaque fois que nous parlons, il faut parler avec ce qui nous laisse presque sans voix, parce qu’on ne revient pas de sa surprise, parce qu’on est tout étonné de ce qui nous est confié, parce que le nom de Dieu est à ce point immense qu’il nous semble complètement disproportionné. Et pourtant, c’est à nous, petits, pauvres, qu’il est confié et quand on le reconnait avec Marie, on a l’audace des humbles et on chante le Magnificat.

Alors, je reprends simplement, le plus simplement possible, ces trois termes : d’abord, « tout ». Quand on parle de telle ou telle vocation, au service des vocations, de la symphonie des vocations, bien entendu, on ne peut pas se contenter d’articuler prêtre et laïc par exemple. Bien sûr, il le faut, c’est nécessaire, et j’y reviendrai : manifester sans cesse que le ministère presbytéral est au service du ministère royal de tous les baptisés. Il est ordonné par ce ministère pour que chacun accomplisse en Christ et en l’Eglise la mission qui lui est confiée pour le salut. On ne peut pas se contenter d’articuler cet « entre nous » d’une certaine manière, on ne peut pas non plus, même si c’est nécessaire, même si c’est vrai, en rester à la vocation, aux vocations, au service de la mission de l’Eglise. C’est vrai, c’est nécessaire, l’Eglise n’a pas sa raison d’être en elle-même, elle est pour accomplir la mission que le Christ lui confie, pour la gloire de Dieu, pour le salut du monde. Mais justement il faut accueillir cette dernière expression « le salut du monde ». C’est cela qui est en jeu depuis le commencement : « Il y eut un soir, il y eut un matin », c’est cela qui est en jeu, pas simplement depuis que l’homme a péché, depuis avant le péché de l’homme ; que serait le péché s’il n’était refus de l’offre du salut ? Je prends un texte que vous connaissez bien, « depuis avant la fondation du monde »(Ep 1, 4), parce que ce monde-là a été créé pour le salut et l’Homme, homme et femme, à l’image et pour la ressemblance de Dieu, pour être comme le prêtre de cette action, pour être véritablement l’acteur principal en relation avec le Créateur. Il s’agit du salut du monde, de l’Homme et de toute la création, toutes ces créations qui attendent quoi ? Vous le savez bien mais écoutons-le : « Toute la création attend la Révélation du Fils de Dieu » (cf. Rm 8, 18), ce qui est en jeu c’est ce pouvoir de devenir enfant de Dieu, ce qui est en jeu depuis le commencement et jusqu’à la fin c’est cette filiation divine. Nous sommes créés, et c’est pour cela que nous sommes des créatures spirituelles, esprit, âme et corps parce que notre destinée est divine, parce que notre destinée est de devenir, si nous y consentons, enfants de Dieu : de reconnaître Dieu pour Père, de nous reconnaître les uns et les autres comme enfants du Père des cieux et de vivre au jour le jour dans cet élan, dans cette dignité d’enfants de Dieu. Autrement dit, nous sommes créés pour accueillir librement ce qui nous est offert depuis le commencement et que nous ne pouvons pas obtenir par nous-mêmes parce que ça nous dépasse, parce que c’est bien au-delà de nos forces et même de notre imagination, pour accueillir la vie même de Dieu.

Quand on lit le prologue de Jean, c’est cela qui est au cœur et tout le reste est situé par rapport à ce cœur : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu et le Verbe était Dieu. A tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12) et la fin : « Nul n’a jamais vu Dieu, le Fils unique, qui est dans le sein du Père, Lui l’a fait connaître. » (Jn 1, 18). Je me dis parfois, mais toute cette histoire, toute cette aventure humaine, toute cette création et tout ce cosmos et toutes ces vies, tout cela, c’est pour apprendre à dire, à vivre le Notre Père, c’est pour apprendre pour l’éternité, à accueillir la vie même de Dieu en Christ, à devenir enfant dans le Fils unique et éternel, à participer en Christ à la vie de la Sainte Trinité, à participer en Christ au bonheur de Dieu, à l’Amour de Dieu, à ce « je t’aime » éternel, où il y a le « je » et il y a le « tu », et où il y a l’amour et cela seul est éternel. Et Dieu est l’amour et nous sommes appelés à participer à la vie de l’Amour, c’est-à-dire à la vie des enfants de Dieu, à la vie du Fils de Dieu, à y participer pleinement, chacun d’entre nous, et tous ensemble, pour l’éternité. Ce qui est envisagé depuis le commencement c’est le dessein de Dieu, c’est cela ce pouvoir, si nous y consentons, de devenir enfant de Dieu. Dieu ne peut pas nous l’imposer, Il ne peut que nous le proposer. Il va nous le proposer, et je dirais même il va nous supplier de le reconnaître et de l’accueillir jusqu’à la prière la plus folle, et d’une certaine façon la plus scandaleuse qui soit, jusqu’à la Croix. Alors on saura quel prix vaut l’homme, quel prix vaut chacun, chacune d’entre nous, y compris celui-là ou celle-là dont on dit parfois en le montrant du doigt qu’il ne vaut rien : il vaut la vie du Fils de Dieu. Tout être humain est un peut-être divin et nous, quoiqu’il arrive, quel que soit le passé, quel que soit le passif, nous en Eglise, disciples du Christ, témoins du Ressuscité, à temps et à contretemps, partout et toujours, nous croyons au peut-être divin de tout être humain, car c’est cela la vocation de l’homme, cet homme créé à l’image et à la ressemblance, mystère étonnant de grâce, c’est le don de Dieu, c’est l’initiative de Dieu, c’est l’offre de Dieu, elle dépasse encore une fois toutes nos possibilités.

C’est d’un autre ordre, comme disait Pascal. Il nous faut accueillir le don de Dieu, le reconnaître, émerveillé, et y consentir. « Qu’il me soit fait selon ta parole ! » Et je crois que cette symphonie des vocations, en Eglise, c’est pour que le monde entende, reconnaisse, et s’il le veut, consente à la vocation de tout être humain. Rappelez-vous ce que dit le père au fils aîné de la parabole : « Mais enfin tout ce qui est à moi est à toi », rappelez-vous ce que dit le Christ à l’heure cruciale, à l’heure de vérité, la même phrase : « Tout ce qui est à moi est à eux. » Dieu nous donne tout, la vie, sa vie, la vie éternelle c’est cela qui est jeu dans cette symphonie, dans cette histoire, dans cette mission, dans cette vie, dans ce ministère. C’est la vie éternelle pour que tout homme la reçoive, l’accueille, pour qu’il accueille ainsi pour l’éternité son identité écrite d’enfant de Dieu. Voilà le tout étonnant qui nous est proposé.

Quelquefois je me dis que, le péché finalement, c’est se contenter de peu alors que Dieu nous donne tout, et je crois que c’est là que se situe le ministère des prêtres : que ce tout soit reçu en Christ car c’est Lui qui nous donne tout, c’est Lui l’homme qui, selon le cœur de Dieu, depuis le commencement, donne tout : « Voici l’homme. »

C’est Dieu le Père, qui est la source, c’est Dieu qui est l’océan vers lequel nous allons. Finalement Jésus ne nous dit que très peu de mots, mais il nous montre son Père, votre Père, mes frères. Il nous dit ses frères comme il dit son Père, son Père est notre père, ses frères sont nos frères, toute la route est là, toute la symphonie est là, il s’agit d’aller du Père au Père en passant par les frères du Ressuscité. Et nous les prêtres, nous réalisons cela, pour que chacun selon sa vocation, selon son état de vie, selon l’appel qu’il a reçu, puisse emprunter cette route et la suivre, puisse offrir lui aussi, avec toute l’Eglise, le don du Père aux hommes et le don des hommes au Père. Vous voyez comment l’eucharistie est au cœur de cela, au cœur de toute la vie chrétienne, au cœur de la mission, au cœur de l’évangélisation et elle nous rend participants à tout ce mystère pascal puisqu’elle nous permet d’épouser ce mouvement du Christ, cette dynamique de résurrection. La « dynamique », c’est cette puissance, cette énergie de vie qui nous est donnée en Christ. Saint Paul ne sait comment la dire aux Ephésiens et il ajoute des mots aux mots : « Puisse [Dieu] illuminer les yeux de votre cœur pour vous faire voir quelle espérance vous ouvre son appel, quels trésors de gloire renferme son héritage parmi les saints, et quelle extraordinaire grandeur sa puissance revêt pour nous, les croyants, selon la vigueur de sa force, qu’il a déployée en la personne du Christ, le ressuscitant d’entre les morts et le faisant siéger à sa droite dans les cieux. » (Ep 1, 18-20). Nous accueillons cette puissance de résurrection, cette puissance de vie, de vie éternelle, pour qu’elle soit en tous, enfin justement pour tous.

Je voudrais ici insister sur deux choses, qui vont peut-être vous paraître très terre à terre mais qui me semblent importantes pour la place des prêtres dans cette symphonie des vocations.

Il y a la question du temps, l’extrême du temps : jusqu’à la fin des temps, jusqu’à la fin du monde. Souvent dans l’existence des hommes, le temps nous échappe. Le passé n’est plus, on a l’impression qu’il n’y a pas d’avenir, on a l’impression qu’il n’y a pas de futur. Je crois essentiel qu’aujourd’hui il y ait des hommes qui rappellent à chaque instant l’importance décisive du présent, en présence du Ressuscité. Il nous faut habiter le présent, vivre le présent, se rendre compte de ce temps présent, le temps de Sa présence, reconnaître Sa présence en l’autre, dans cet instant qui peut nous apparaître dérisoire et qui est un instant unique : maintenant. Aujourd’hui, pour que les prêtres remplissent cette mission, il faut qu’ils cassent une image de marque qui est la plus néfaste qui soit, aux yeux du monde. Alors que le monde attend justement ­­- qu’il soit chrétien ou non d’ailleurs - que nous ayions du temps pour l’autre, nous apparaissons sans cesse comme ceux qui n’ont pas le temps et c’est pire que tout. Je me souviens de ce que disait le Père Christian de Chergé quelques jours avant sa mort : « L’Espérance, c’est accepter de n’avoir pas d’avenir. » Que nous puissions être signes là où il n’y a pas d’avenir en apparence de cette vie, présente offerte, réelle, de cette Présence réelle.

L’autre dimension est celle de l’espace. Je suis d’un diocèse où il y a très peu de prêtres par rapport au nombre d’habitants, un million cent mille habitants : 120 prêtres, dont 14 de moins de 45 ans. La question, pour l’Eglise est d’être présente à l’espace de l’homme. Ce n’est pas seulement une présence géographique car, partout, toute l’Eglise est là, dans tous ces baptisés, dans tous ceux qui d’une manière ou d’une autre répondent de l’espérance de l’Eglise au milieu du monde.Mais nous avons besoin, partout, d’être aidés par des ministres qui précisément sont au service de ces présences, qui peuvent circuler, aller ici ou là pour encourager, pour fonder, pour former, pour fortifier la confiance. Il est important qu’à certains moments, et je crois particulièrement, le diman­che, nous puissions nous assembler au nom du Seigneur pour célébrer la Pâque hebdomadaire et reprendre la route. Et comme il est important, en semaine, que des prêtres aillent ici ou là pour encourager ceux qui portent le poids du jour et de la chaleur ! C’est une présence qui peut paraître dérisoire en fonction du monde que l’on va rencontrer mais c’est important. Vous savez, c’est comme cela que se fait le tissage. Il y a des fils de chaîne et puis pour passer entre eux il y a la navette et le fil de trame. Je crois qu’il faut que passe le Christ ressuscité pour que le tissu puisse être tissé justement. Ce qui se joue dans l’espace à tout moment, c’est la rencontre, c’est l’expérience spirituelle du combat spirituel, la rencontre de Dieu et des hommes, la reconnaissance de cette Présence et de cette action et de cette énergie.

Voilà, je termine en disant finalement que nous sommes là, nous les prêtres, pour signifier cet Amour qui vient du Père en Christ, cet Amour que l’Esprit répand en nos cœurs, pour que chacun en vive, pour que chacun en témoigne, pour que le monde le sache. L’Amour espère tout pour tous.