"Voyez comme ils s’aiment"


père Guy LESCANNE
supérieur du séminaire de Nancy

30 000 jeunes adultes - ils ont entre 20 et 30 ans - ont été interrogés : « Avez-vous un jour envisagé de consacrer votre vie à une vocation religieuse ? » Sur les 30 000, près de 7 000 jeunes ont répondu « oui ». Etonnante surprise ! Nous avons donc réinterrogé un échantillon représentatif de ces « jeunes surprenants ». Quatre questions :

  1. Vous dites avoir envisagé de consacrer votre vie à une vocation religieuse. Etait-ce alors « très sérieusement », « sérieusement », « peu sérieusement », « pas sérieusement »… ? Vous pouvez utiliser un autre adverbe pour répondre.
    => réponse : plus de 80% de « sérieuse­ment » ou « très sérieusement ».

  2. Dans la question de l’enquête, comment avez-vous compris le mot vocation ?
    => réponse : pour la plupart d’entre eux, il s’agissait d’une « vocation spécifique ».

  3. Aujourd’hui est-ce que vous envisagez toujours une telle éventualité ?
    => réponse : plus de 90% de « non ».

  4. Pourquoi ?
    => réponse... un peu plus tard !

En toile de fond de mon propos, ce que j’ai entendu au congrès des vocations à Nancy en mai dernier, mais aussi au congrès de Nîmes deux jours avant. Mes propos sont sûrement marqués aussi par la responsabilité que les évêques lorrains m’ont confiée au séminaire interdiocésain et à la propédeutique. Et tout cela est coloré par mes recherches sur les 15-19 ans et sur les 20-30 ans. Vous retrouverez sans doute aussi également un peu la voix du prof de théologie dans mes propos, et, même si c’est avec pudeur (!), celle du priant que je m’efforce d’être.

Point de départ : ici et là, j’ai souvent entendu la requête d’une plus grande humanité pour les jeunes qui se préparent, qui envisagent le ministère presbytéral. « Avant de se former comme prêtre, il faut se former comme homme. » J’applaudis. Mais je crois que c’est un leurre anthropologique et théologique s’il n’y a pas en même temps l’humble requête d’une société qui s’humanise. Que c’est donc dur de devenir un homme dans une société qui a du mal à reconnaître les hommes, à commencer par les plus blessés. Ce n’est pas manquer de sympathie pour notre monde, ce n’est pas broyer du noir et sombrer dans le pessimiste que de reconnaître qu’il y a bien des forces de mort et de déshumanisation dans notre monde contemporain occidental. Ce que nous appelons la crise des vocations est, me semble-t-il, largement liée à la crise de la société occidentale. Oui il y a bien crise, et ce n’est pas forcément et en tout point un drame, mais cela peut l’être.

Et, si je ne me trompe, au risque des formules par définition réductrices, cette crise est d’abord une « crise du croire ».

Difficulté de croire, difficulté de faire confiance aux jeunes, et des jeunes de faire confiance à l’Eglise et à tant d’autres. Pour trop de jeunes, il est non seulement difficile de croire en Dieu, mais il est souvent d’abord dur de croire qu’un avenir professionnel est ouvert, que des parents peuvent tenir le coup, qu’une amitié a des chances de durer, qu’une tendresse n’est pas mièvre ; il est dur de croire qu’une cause humanitaire est défendable et qu’un club de sport n’est pas pourri par l’argent ; il est dur de croire à l’intégrité des hommes politiques, à l’égalité des citoyens devant la justice… Pour certain d’entre eux il est bien dur de croire que la majorité des prêtres, des professeurs d’éducation physique, des instituteurs ne sont pas peu ou prou pédophiles. Chacun peut allonger la liste de ces références fragiles et de ces référents manquants ! Quand tout peut être objet de dérision, tout peut devenir dérisoire. Si je ne me trompe, notre société - et nos communautés ecclésiales en font partie - souffre de trop de dérision et manque d’humour.

Mais il y a bien plus grave. Pour trop de jeunes, il est d’abord dur de croire en soi. Combien d’entre eux, aussi divers qu’ils puissent être, manifestent en effet une profonde défiance d’eux-mêmes, jusqu’au déni. Et c’est ici qu’il me faut vous donner la quatrième réponse. Pourquoi l’écrasante majorité de ces 7 000 jeunes interrogés n’envisagent-ils plus de consacrer leur vie à une vocation religieuse ? Dans leurs réponses plusieurs évoquent la question du célibat, certes. Mais ce n’est pas la première raison. Ce qui est d’abord exprimé, souvent de manière désabusée, parfois avec une expression de souffrance, c’est une méfiance à l’égard d’eux-mêmes, une profonde difficulté de croire en eux : « Je n’en serai pas capable... je ne tiendrai pas. » Et je repense alors aux mots de Jean-Paul II le 19 août 2000, à Tor Vergata.

Dur de croire ! Je ne récuse pas un tel constat. Je propose, avec d’autres, quelques outils d’analyse pour comprendre un tel phénomène. Je n’ai pas le temps de l’évoquer ce matin. Mais si nous osons parler de « crise », si nous cherchons à mieux la comprendre, il convient de ne pas en rester là. Il nous faut passer de la crise au défi. Relever le défi du croire ! C’est comme cela que j’ai reçu la Lettre des évêques aux catholiques et le document de la CEMIOR : proposer la foi, proposer l’appel. Humilité audacieuse d’une « proposition ». Mais pour ne pas en rester aux formules quelque peu incantatoires il nous faut risquer, avec autant d’audace que d’humilité, à la fois un chemin de conversion et une pédagogie. Et surtout pas le chemin d’un repli frileux sur soi ou sur hier. La Lettre aux catholiques et le document de la CEMIOR tentent de relever un tel défi. Je reprends à ma manière l’une ou l’autre piste, et de conversion, et de pédagogie, qui me paraissent particulièrement pertinentes.

Autour du besoin de sécurité

Il est vrai que des sécurités éthiques, politiques, sociales, religieuses ont pu et peuvent encore étouffer : ces fameux tabous ! Mais ne nous trompons pas d’époque ! Aujourd’hui bon nombre de jeunes ne sont pas d’abord enfermés dans des sécurités étouffantes. Ils sont bien davantage paralysés par l’insécurité devant l’avenir, le leur comme celui de la société. (C’est en particulier ce que partageait l’aumônerie des Vosges, au congrès de Nancy.)

Souhaitant résolument sortir du dilemme - étouffement ou paralysie - et convaincu que la solution d’avenir n’est pas dans un retour au passé, je me permets alors de « plaider » pour la promotion de « lieux de sécurité libérants ». J’évoque par cette formule des lieux de convivialité suffisamment solides pour libérer des capacités d’initiatives, des lieux de propositions suffisamment fermes pour être critiquables, des lieux d’échanges suffisamment audacieux pour faire la part aussi belle aux questions et aux problèmes qu’aux réponses et aux solutions. Il me semble qu’une pastorale des vocations, en harmonie avec toute la pastorale, en particulier celle des jeunes, doit soutenir ou susciter de tels « espaces ». La vigilance, légitime, devant les risques d’embrigadement ou de cocooning, ne doit pas nous conduire à préférer les terrains vagues sans routes balisées ni poteaux indicateurs. Je suis convaincu qu’une liberté sans assises est illusoire.

Des lieux de dialogue

A ce propos, bien des éducateurs ont, depuis quelques années déjà, mis en avant la nécessité de lieux d’écoute, entre jeunes comme entre jeunes et adultes. A juste titre, ils ont été promus. Mais l’écoute ne suffit pas. En rester là peut même conduire à de graves impasses dans l’accompagnement quand des jeunes se retrouvent trop seuls après s’être livrés en confiance. S’ils ont besoin de croiser sur leur route des oreilles attentives à leurs joies comme à leurs tristesses, à leurs inquiétudes comme à leurs enthousiasmes, ils ont au moins autant besoin d’entendre partager des convictions et des points de repère. A mon sens, plus que des lieux d’écoute, ce sont des lieux de dialogue, de réels dialogues qui sont aujourd’hui à valoriser.

Ecoutez-les !

Ecoutons-nous parler d’eux, parler de nous. Ils ne sont pas les seuls et ils l’expriment bien diversement. Ecoutez-les, ces jeunes divers qui expriment même maladroitement leur soif de convivialité, leur désir de fraternité. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de pastorale des vocations possible sans une conversion de nos vies fraternelles, dans nos presbytérium, dans nos communautés. La société est en déficit de vie fraternelle. L’Eglise aussi.

Le « voyez comme ils s’aiment » n’est ni une naïveté, ni une mièvrerie. C’est une nécessité missionnaire. C’est à mon sens indispensable pour « proposer de devenir prêtre ».

Seule la solidité de la fraternité permet, non de gommer, mais d’assumer la fragilité de la solitude inhérente à toute vie humaine.

La différence

Notre société a bien du mal avec la différence. On craint tant de faire le jeu de l’inégalité. Quand on gomme la différence, on interdit la rencontre. Notre société a bien du mal à gérer la différence, à l’accueillir comme une chance : différence entre les âges, différence entre les sexes, différence entre les cultures, différence entre l’homme et Dieu. (cf. Albert Jacquart, L’éloge de la différence et non l’éloge de l’inégalité…) Il nous faut assumer de manière plus adulte (c’est-à-dire en particulier sans jalousie) nos différences entre laïcs, religieux, consacrés, diacres, prêtres… Pour que chacun trouve sa place dans le corps. Des diacres le disaient fort, à Nîmes comme à Nancy !

L’opposition entre laïcs et clercs, entre laïcs, religieux, consacrés, diacres, prêtres, évêques, est humainement et théologiquement mortifère. L’indifférenciation aussi. Indifférenciation de l’être… et du faire !

Proposer l’appel est sûrement une question pastorale. C’est une question spirituelle. J’en suis convaincu. Mais c’est aussi une question politique. N’oublions donc pas d’être des citoyens. Ne nous désintéressons pas des chemins d’humanisation et de déshumanisation de la société. C’est vital.