Quelle raison de croire et d’espérer ?


père Michel Billon
ancien responsable du Service des Vocations de Metz

Poser cette question révèle deux penchants de nos esprits : un responsable diocésain du service des vocations ne publierait pas un article ainsi intitulé, s’il ne savait d’avance sa foi et son espérance enrichies par son expérience. Dans le même temps, le besoin de s’exprimer sur ce sujet indique l’intuition ou la conscience qu’il y aurait des "raisons" contraires à l’espérance si ce n’est une certaine désillusion, qui entraîneraient la morosité de ceux qui attendent "des ouvriers pour la moisson". Ne faudrait-il pas dépasser les intuitions et les raisonnements hâtifs pour discerner les niveaux de questionnement ?

Quantitativement, la situation est préoccupante, qu’il s’agisse des ministres ordonnés ou des consacré(e)s. Elle l’est aussi et d’abord pour nos communautés de baptisés. Or les chiffres peuvent tromper. Ceux des ordinations nous désolent, ceux des grands rassemblements de jeunes ou des communautés nouvelles semblent nous consoler… Pourtant, les premiers sont aussi le signe d’une vie de l’Eglise qui continue d’être levain dans la pâte et les seconds ne sont qu’un effet de loupe qui évite de voir la majorité des indifférents.

La situation de la foi dans le monde doit être sujet de réflexion pour les chrétiens. La vocation est au cœur de ce questionnement : la vocation ou les vocations ? De quoi parlons-nous : vocation baptismale, vocation "spécifique", consacrée ? Que révèle notre manière de parler du SDV, qu’en attend-on ? Devant les mêmes statistiques, il sera possible de se réjouir ou de se lamenter selon l’approche que l’on aura de ces questions.

I - Vocations et vocation

Pour cette première partie du propos, je me permettrai de m’inspirer et de citer la conférence de Mgr Jean-Charles Thomas (1).

En SDV, nous savons ce que nous mettons sous le mot "vocation", mais nos contemporains parlent de "vocation médicale, artistique"… A remarquer qu’on ne parle pas de "vocation d’employée de maison" ! Le terme est réservé à certaines activités professionnelles qui se caractérisent par l’investissement de celui qui l’exerce, la durée sinon la permanence de l’exercice, la compétence humaine et personnelle mise au service de valeurs qui visent au développement des personnes. "La vocation va d’une personne à d’autres personnes et non à des choses matérielles."

"La vocation est ressentie comme un choix libre, déterminant un statut stable et un certain type d’existence, permettant ainsi une plénitude de vie et une utilité reconnue. L’idée courante de vocation s’avère donc nettement plus riche que le sens étymologique du mot qui désigne un "appel". Elle englobe à la fois la source et le fleuve qui coule en permanence de cette source durant toute une vie."

Au sens chrétien, la vocation exprime que "tous sont appelés par Dieu, choisis pour devenir des saints à l’intérieur d’un peuple lui-même établi par Dieu" au bénéfice de toute l’humanité, un peuple appelé à être composé de prêtres, de prophètes, de pasteurs. "Suivre la vocation de disciple, c’est entrer dans la durée, en vivant selon sa nature profonde, comme on aime et comme on doit, tout en se rendant utile aux valeurs dont l’humanité a le plus besoin. C’est suivre une voie de plénitude et de béatitude dont le Christ parle toujours en commençant par le mot bienheureux (2)."

La vocation n’est donc pas réservée à quelques-uns, ni même cantonnée dans les limites, d’ailleurs bien difficiles à définir, d’une Eglise, fusse-t-elle catholique ou même chrétienne. Pour prolonger à ma façon le propos de Mgr Thomas, j’affirme volontiers que la vocation est directement liée à la double qualité de Dieu, Créateur et Père. Nous croyons que tout homme n’est vivant que parce qu’il existe en face et en dépendance d’un Dieu qui est à l’origine de toute chose et qui se rend présent à lui à chaque instant.

Trop souvent, nous ne prenons pas la mesure de la relation qui s’établit ainsi, à l’initiative de Dieu, et donc de l’amour "source et fleuve". Or l’amour, éveilleur et généreux, ne s’exprime que dans une dimension de dialogue et de réciprocité. Permettez-moi, ici, d’essayer une approche personnelle de ce qu’est toute vocation.

Il me semble essentiel de ne jamais perdre de vue la dimension du dialogue qui est au cœur de la relation à Dieu. La Parole appelante qui traduit ce dialogue, c’est le Christ. Il l’est de différentes manières : il interpelle ceux qui seront ses disciples, il envoie en mission, dit des paroles libératrices : "Viens et suis-moi" ; "Je ferai de toi un pêcheur d’hommes" ; "Pais mes brebis" ; Va et ne pèche plus." Il entraîne derrière lui : "Où demeures-tu ? Venez et vous verrez" ; "Qui marche à ma suite…" Enfin, il appelle pour le Père, vers le Père en se faisant l’expression de l’amour de Dieu.

Or, l’Amour est en soi appelant. L’Amour dit quelque chose de celui qui aime, il dit quelque chose de celui qui est aimé, il dit quelque chose à celui qui est aimé, il invite l’aimé à dire quelque chose de lui, à sortir de lui-même pour réveiller l’être de relation qu’est tout homme.

L’Amour, voilà ce qui fait que la relation à Dieu est essentiellement dialogue. Dieu est Amour ; il a l’initiative. Celle-ci consiste à donner à l’homme appelé de devenir auteur d’une parole et d’une action. Nous replacer en ce centre de notre foi permet de concilier, dans l’idée de vocation, l’initiative d’appel de Dieu et l’élection qu’elle suppose, le désir de l’homme et sa disposition (ou prédisposition) à se faire porteur et témoin d’une parole (d’un message).

La Parole reçue de Dieu invite à une réponse à deux dimensions : réponse à Dieu lui-même et vers le monde. "Allez, de tous les peuples faites des disciples." Le Christ est celui que l’on suit, celui qui fait entendre et celui qui envoie. Il révèle l’amour du Père, il conduit au Père et il envoie en mission. La vocation, c’est devenir soi-même appelant, dire une parole qui exprime l’Amour en direction des hommes et donc les inviter à "prendre la Parole" à leur tour (dualité de l’expression : prendre = se saisir du message ; prendre la Parole = dire le message).

La vocation n’est donc pas d’abord de l’ordre d’une obéissance (univocité), d’un ministère (choses à faire) ; elle n’est pas non plus seulement de l’ordre d’un privilège ou d’une exclusivité, elle ne se comprend que par la foi au Dieu-Amour. Elle n’est que dialectique. Qu’en est-il alors d’une vocation "spécifique" ou consacrée ? Le ministère ordonné et la vie consacrée sont la réalisation, la création conjointes qui résultent du dialogue avec Dieu dans l’Amour. Dieu et l’homme construisent à part égale le prêtre ou la religieuse que devient telle personne.

Dans ce dialogue entre Dieu et l’homme, il faut donner sa place à l’Eglise, elle est le tiers : à la fois témoin de l’un, l’amour de Dieu, et de l’autre, les besoins des hommes et les compétences de tel ou tel. Elle est prophétique, rendant la Parole de Dieu audible de tous. Elle intercède en présentant au Seigneur les attentes du monde. Elle est contemplative de l’Amour divin et fait entrer dans cette connaissance. Elle est appelante et discerne les aptitudes et reconnaît l’action de l’Esprit.

Place et rôle du SDV

Gilbert Marijsse, alors responsable du SDV de Digne, a publié un article fort intéressant sur la spiritualité de l’appel (3). Il y fait une lecture du trop connu épisode de la vocation de Samuel. Sa lecture peut nous aider à comprendre la place et le rôle des membres d’un SDV.

"Samuel vivait la vertu de la disponibilité à la perfection. Il est au service d’Eli et au premier mot il est là, prompt à rendre service et à exécuter ce qui lui est demandé. Il nous inspire de l’admiration. Mais il lui manque l’écoute intérieure. [...] Et voilà que Dieu se trouve tout près de lui, comprenons, en lui ! Il l’appelle ! Mais Samuel est prisonnier de son fonctionnement spirituel. [...] Obéir à Eli et le servir, c’est bien, mais la spiritualité de l’Alliance est infiniment plus incisive : c’est Dieu lui-même qui veut guider et gérer sa vie. Eli saisit cela et l’envoie à un cœur à cœur avec le Seigneur. [...] La vie de Samuel, toute conduite par l’appel permanent de son Dieu devient alors appel pour tout son peuple à se mettre à l’écoute du Dieu de l’Alliance qui les accompagne dans la mutation qu’ils sont en train de vivre (4)."

Les responsables des SDV se reconnaissent certainement dans Eli. Ils accueillent des jeunes zélés pour servir un Dieu dont ils ont une image le plus souvent très partielle. Ils accueillent et renvoient, ils écoutent et questionnent, ils témoignent et célèbrent jusqu’à ouvrir le jeune à cette dimension d’écoute intérieure de l’appel qui vient toujours de plus loin que celui qui l’exprime.

Le fond de l’attitude chrétienne est d’accepter de "lâcher son piédestal d’autodétermination" et d’entrer dans une relation d’alliance avec Dieu (l’expression est attribuée à Moïse par Gilbert Marijsse, et je l’applique de manière plus générale). Quand on le lui demande, c’est ce qu’essaie de faire le SDV pour lui-même et pour les personnes qui se présentent à lui.

II - Les expériences d’un responsable SDV

Il n’est pas si facile de témoigner des expériences vécues en quatre ans de coordination du SDV de Metz. Il y a, bien sûr, le frein de la discrétion et du for interne. Mais une autre résistance m’empêche de développer et de conter la richesse des rencontres : chacune est vécue par moi et ceux et celles qui travaillent avec moi comme le mystère, pour ne pas dire le miracle, d’un instant d’intimité. Lorsqu’un jeune ou moins jeune, garçon ou fille, vient se présenter au SDV, il nous offre d’être les spectateurs étonnés d’une vue panoramique de sa vie. Parfois, davantage encore, il nous invite à prendre une place dans le tableau impressionniste et synchronique de l’histoire de sa personne. A ce propos, je ne ferai pas ici de réflexion sur le discernement à opérer et la réserve à observer vis-à-vis de la demande qui nous est faite : restons des témoins !

Mais cette expérience, vécue le plus souvent comme celle d’une intimité confiante et gratuite qui éveille à l’action de grâce, perdrait toute sa force dans un récit qui n’en pourrait communiquer l’épaisseur humaine habitée de la présence de Dieu. Pour un chrétien, n’est-ce pas la chose la plus banale et pourtant la plus évocatrice de la foi ?

Restons au niveau de quelques considérations : l’expérience de rencontre des personnes, comme cela vient d’être dit, est une expérience de témoin d’une histoire humaine. Pour un chrétien, c’est une approche concrète du mystère de l’Incarnation. Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour qu’il sauve le monde, lui donnant de vivre en un temps donné, à une époque précise, une vie en toute chose identique à celle de ses contemporains et pourtant unique comme toute vie. Nul ne peut s’identifier à lui jusqu’à vouloir prendre sa place et chacun peut se reconnaître, par le don de Dieu, comme un autre Christ, héritier de Jésus de Nazareth, achevant en lui-même l’œuvre accomplie sur la croix. Autrement dit, en découvrant le récit de la vie d’un homme, je contemple cette "pâte humaine" que Dieu lui-même a assumée.

On comprend aisément que cette méditation conduise à se faire témoin des souffrances et des espérances, de la sainteté et du péché.

Nous sommes, au sein du SDV, les acteurs de la Passion du Christ : chemin de croix et chemin de vie ! A nous d’être plutôt Véronique ou Simon le Cyrénéen que le soldat dont l’obéissance a obturé la conscience ou le mauvais larron dont la haine a fermé le cœur. Il faut ici préciser que, sans être la "cour des miracles", un SDV attire un grand nombre de personnes dont les blessures sont encore vives, dont les faiblesses sont devenues des handicaps lourds. Combien de rejetés et refoulés, de drogués et d’homosexuels culpabilisés, de jeunes incapables de s’affranchir d’un "chantage affectif familial", mais conscients de la miséricorde de Dieu et de l’Eglise, veulent se jeter dans les bras consolateurs de la charité ! S’y jetant à corps perdu, ils veulent s’y perdre. Ils ne se donnent pas comme on s’offre par amour, ils abandonnent quelque chose d’eux-mêmes comme un animal domestique trop encombrant lors d’un départ en vacances ou comme on jette aux ordures un appareil ménager devenu dangereux. Ceux-là sont nombreux ; ils interrogent l’Eglise sur sa capacité à exprimer la charité divine.

Mais les vies dont nous sommes les témoins conjuguent autant de joies que de peines. Si un homme, une femme vient à nous, c’est qu’il désire aller au Christ. Il porte sa croix et dit son espérance. Il chante la louange de Dieu et il fait pénitence. Nous sommes les témoins d’une histoire sainte. Comme nos communautés aiment à le chanter si souvent : "Tout homme est une histoire sacrée." Nous sommes alors témoins du Rédempteur.

III - Expériences de rencontre, expérience d’Église, expérience spirituelle

Etre appelé par son évêque à faire partie du service des vocations, à plus forte raison à en être le coordinateur, c’est recevoir, plus qu’ailleurs, la grâce d’une véritable mission apostolique : "Allez, de tous les peuples faites des disciples." Certes, nous n’avons pas la primauté de donner le baptême, mais nous en sommes les continuateurs. Comme je l’ai exprimé plus haut, je considère mon rôle comme étant au niveau de l’accomplissement de l’engagement baptismal : engagement de Dieu et engagement des hommes.

Nous vivons une mission apostolique, car elle nous place en Eglise, oserais-je dire au cœur de la vie de l’Eglise, à la suite du Christ, tournés vers lui, et envoyés vers tous. Comme les apôtres, nous revenons au Christ enrichis de la foi qui s’est révélée à nos yeux, qui s’est éveillée sous nos yeux et nous l’entendrons répondre à notre joie en disant : "Je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute la puissance de l’ennemi, et rien ne pourra vous nuire. Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux" (Lc 10, 19-20).

Les membres des SDV font une expérience "apostolique" qui invite à un approfondissement de leur ecclésiologie. Etre un lieu de convergence sans attirer à soi, encourage à toujours se recentrer sur le Christ et à s’effacer pour laisser place à l’Eglise.

Témoins dans les différents sens du terme : celui qui voit, celui qui peut dire, celui qui accompagne, celui qui peut rappeler le déroulement, celui qui peut donner un sens… mais aussi celui qui passe. C’est ce que sont les membres des SDV au sein de l’Eglise qui ne cesse de se construire. Nous sommes donc aussi témoins du présent et du devenir de notre Eglise.

Dans le temps, souvent bien court, où nous accompagnons un petit bout de chemin d’une vie, nous avons parfois le sentiment qu’il nous est permis de "donner vie" en donnant l’autonomie. En effet, trouver sa vocation, n’est-ce pas naître à soi-même, s’accueillir, naître à une manière d’être en relation, faire, pour une part, le deuil de ses projets personnels pour accueillir et faire sien le projet d’un autre ? Le chemin se poursuit sans nous, et c’est tant mieux ! Cela aussi fait partie d’une expérience de paternité.

Conclusion

Croire et espérer n’ont rien à voir avec les mathématiques, les statistiques ni aucun calcul d’aucun ordre. Croire et espérer sont des expériences sans cesse nourries par la foi et l’espérance de ceux qui nous sont donnés pour frères et par la lucidité sur l’amour dont Dieu nous aime.

Certes, l’Eglise souffre lorsqu’elle voit la baisse de la pratique religieuse et qu’elle fait le constat de ce qu’il est convenu d’appeler la crise des vocations. Et le baptisé que je suis n’est pas indifférent à cette souffrance. Mais je m’interroge souvent à ce propos en voyant grandir l’influence des sectes et l’attrait qu’elles exercent sur certains catholiques. Je me demande si nous ne sommes pas là devant un effet pervers de la dévalorisation de la vocation commune des chrétiens dans ce temps : par sous-développement de l’adhésion de foi, d’espérance et d’amour au bénéfice d’un sur-développement de l’appartenance à l’Eglise. Or le langage du Christ ne survalorise pas la mention d’appartenance à l’Eglise. Il présente en priorité l’appartenance à Dieu comme signe d’un monde nouveau qui doit devenir Royaume de Dieu (5).

Ce que j’entends et prends à mon compte dans cette dernière citation, c’est que nous devons éviter, face à la baisse de la pratique et au petit nombre d’entrées dans les séminaires, toute crispation sur une mise en danger de la vie de l’Eglise, toute tentation d’un discours essentiellement centré sur les besoins en personnels pour le fonctionnement de l’Eglise. Bien plutôt, travaillons à faire grandir l’attachement personnel de chacun au Dieu de Jésus-Christ. Dieu lui-même fera grandir la relation et conduira la personne à sa vocation. L’Eglise en sortira grandie. Peut-être y a-t-il dans notre "adhésion de foi, d’espérance et d’amour" un ingrédient de la recette du bonheur pour les chrétiens en ces temps incertains.

Le responsable du service diocésain des vocations que je suis essaie de vivre son ministère comme une expérience de contemplation : tourné vers Dieu, il en reconnaît parfois la bonté ; tourné vers les hommes il en reçoit les signes d’alliance et de grâce ; témoin d’un amour appelant, il essaie de le servir ; lui-même appelé, il s’évertue à chercher son oui, enrichi pour cela par le oui de tous ceux qui s’engagent et se donnent.

Notes

1 - Jean-Charles THOMAS, "L’engagement des chrétiens dans la pastorale de toutes les vocations", Jeunes et Vocations n° 64, janvier 1992, p. 51-74.[ Retour au Texte ]

2 - op. cit., p. 52. [ Retour au Texte ]

3 - Gilbert MARIJSSE, "Parle Seigneur…ton serviteur écoute", Jeunes et Vocations n° 90, 3e trimestre 1998, p. 29-38. [ Retour au Texte ]

4 - op. cit., p. 32. [ Retour au Texte ]

5 - Mgr Thomas, Jeunes et Vocations n° 64, janvier 1992, p. 54. [ Retour au Texte ]