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Le mariage, une vocation
professeur de littérature comparée et d’exégèse biblique
Le mariage est-il susceptible d’être désigné comme            "vocation" ? La vie conjugale peut-elle légitimement            être connue comme "appelée" par Dieu ? Introduire            la question du mariage dans une problématique théologique            de la vocation peut a priori surprendre. Le sentiment spontané            associe l’idée de vocation au sacerdoce ministériel ou            aux états de vie qui pratiquent les conseils évangéliques,            rejoignant en cela les usages habituels du discours théologique.            Certes, une évolution récente, plus attentive que naguère            à la réalité du sacerdoce baptismal et ouverte            à une appréciation positive du laïcat, peut réintroduire            une dimension d’appel et de mission dans des états de vie non            consacrés et, partant, rapprocher le mariage de la sphère            vocationnelle. Ainsi l’exhortation apostolique Christifideles laici            orchestre amplement la thématique de l’appel appliquée aux fidèles laïcs [1 ].            Plus précisément encore, la constitution Gaudium et            Spes de Vatican II, après avoir défini le mariage            comme "communauté profonde de vie et d’amour" (n°48)            et développé les implications de cette vision nouvelle            du lien conjugal, peut déclarer que : "Pour faire face avec            persévérance aux obligations de cette vocation chrétienne,            une vertu peu commune est requise : c’est pourquoi les époux,            rendus capables par la grâce de mener une vie sainte (...) [ 2 ]." Il reste que l’usage du mot "vocation"            en fonction de prédicat associé au "mariage"            continue à être très rare dans les textes contemporains            [ 3 ] qui, d’ailleurs, rétablissent            bien vite un écart en spécifiant sacerdoce ministériel            et vie religieuse comme "vocations sacrées". Y a-t-il            donc un sens à donner au mot de "vocation", une extension            qui lui fasse englober le mariage ? Un sens qui enrichisse la compréhension            du mariage ? Un sens qui enrichisse la compréhension de la vocation ?
Nous énoncerons rapidement, pour commencer, les            objections à une connaissance du mariage comme vocation. Puis,            à la lumière de l’Ecriture et aussi d’une conjoncture            - celle du moment présent dans nos sociétés, qui            problématise le mariage en général, et le mariage            chrétien en particulier - nous verrons en quel sens le mariage            chrétien peut être légitimement concerné            par la problématique de la vocation. Nous espérons ainsi            montrer le profit qu’il peut y avoir aujourd’hui à permettre            aux chrétiens mariés de reconnaître dans leur amour            la dimension d’une vocation. Et à partir de cette conviction            que, dans l’Eglise, nul ne vit pour soi seul ce qu’il est appelé            à vivre, nous verrons comment le mariage ainsi compris peut éclairer            la pratique des vocations stricto sensu dans l’Eglise. 
I - Un rapprochement problématique
Un préalable est évidemment de cerner le            contenu du mot de "vocation" en référence auquel            on prétend étalonner l’état de vie conjugal. Nous            retiendrons ici quatre traits définitoires. 
-  Selon une étymologie qu’on ne saurait congédier,              le mot "vocation" implique un appel qui rejoint certes l’individu              au cœur de sa vie mais qui vient aussi à lui de plus loin              que lui ; cet appel est une interpellation qui le requiert.
 
- "Vocation" implique un choix qui particularise, singularise,              met à part de la condition ou de l’existence communes.
 
-  Cette mise à part est associée, d’une façon              ou d’une autre, à une tâche que Dieu confie.
 
-  La remise de la tâche est assortie des moyens de l’accomplir.
 
Une première confrontation du mariage avec cette            définition de la vocation a toutes chances de l’exclure de son            champ. En effet, pour commencer, bien loin d’impliquer la présence            d’un tiers, l’expérience amoureuse qui est au départ de            l’engagement matrimonial, est par excellence le lieu d’une intimité,            d’une plénitude qui s’éprouvent comme auto-suffisantes            et excluent la pensée qu’une tierce volonté puisse les            devancer. L’attirance mutuelle qui fonde l’amour - si elle dépasse            le niveau du désir sensuel - s’inscrit normalement dans la suite            et la cohérence d’histoires personnelles, le tout se jouant,            selon l’évidence du sentiment, entre un toi et un moi. Par ailleurs,            bien loin de mettre à part, le mariage insère l’homme            et la femme dans la condition humaine commune ; il est la manière            normale d’être homme et femme : autre raison de le soustraire            à la notion de vocation [ 4 ]. Par            là même sont affaiblies les deux autres caractéristiques            énoncées plus haut. Le mariage, même chrétien,            ne se pense pas spontanément sous les traits d’une mission confiée            par Dieu. Il est plus volontiers connu comme le projet que forment et            que tentent de vivre un homme et une femme sous le regard de Dieu. Il            en résulte aussi que les moyens surnaturels de le vivre, associés            au sacrement, risquent assez facilement d’être négligés,            du moins dans l’ordinaire de la vie, lorsque celle-ci est préservée            de l’épreuve. 
On remarquera que cet écart entre le mariage et            les perspectives associées à la vocation se creuse encore            en ce temps présent qui exalte, probablement comme jamais, le            règne du sentiment, de l’évidence subjective, qui nomme            "liberté" le refus de tout engagement et qui fait de            la sincérité du sentiment le critère de l’amour            vrai [ 5 ]. Moins que jamais, selon            la sensibilité commune, le mariage ne saurait être une            vocation impliquant l’extériorité d’un appel de Dieu et            des obligations qui puissent déborder ce à quoi le sentiment            est prêt. Ainsi, par exemple, de la procréation. Celle-ci            fut, on le sait, dans des discours passés de l’Eglise, sinon            la caractéristique d’un mariage-vocation, du moins une fin, la            fin d’un mariage-état de vie. Il est clair que les mentalités            contemporaines refusent massivement l’idée d’une procréation            comme devoir des époux, ou même comme tâche qui leur            serait confiée. Nous savons que l’on parle aujourd’hui volontiers            de "projet parental", mettant ainsi la procréation            entièrement dans le registre d’une initiative qui ne veut connaître            aucune instance extérieure aux pensées du couple. De même,            l’idée de fidélité peut continuer à être            valorisée comme un idéal ou une perspective qui fait rêver            en tout cas. En revanche, on ne supporte pas l’idée qu’elle puisse            faire l’objet d’un contrat qui lie chaque membre du couple. Les aléas            du sentiment imposent leur limite à ce bel idéal qui deviendrait            précisément une tyrannie là où l’on voudrait            le faire parler plus haut que le sentiment. Tout cela rend évidemment            étrange l’association des mots de mariage et de vocation. Mais            il faut dire plus radicalement : cela rend tout simplement étrange,            aujourd’hui, aux yeux de beaucoup, le mariage chrétien tel qu’il            se définit, assorti en particulier d’une exigence de fidélité            maintenue envers et contre tout.
II - Quand le mariage cesse d’être            la norme
En ce point de l’analyse, précisément, peut            rebondir la question du mariage-vocation, dans la mesure où nous            assistons aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales,            à ce que l’on peut désigner comme une inversion de conformisme.            Présentement, en effet, le conformisme se déplace d’un            mariage antérieurement évident au refus du mariage, ou            du moins au parti de le différer (40% des premiers-nés            naissent ainsi hors mariage en France), ou en tout cas de le considérer            comme révisable, l’engagement à la fidélité            et à l’indissolubilité de l’union devenant une position            utopique aux yeux du grand nombre. Ainsi, étrangement dans notre            société, le mariage redevient un choix. Et donc il est            capable de porter plus explicitement que dans le passé des significations            fortes et lisibles. C’est pourquoi, il y a quelques années, le            cardinal Danneels s’adressant à un groupe des Equipes Notre-Dame            pouvait désigner le mariage chrétien comme signe privilégié            de la crédibilité de l’Eglise en ce temps présent.            Après la vie monastique, aux premiers siècles de l’Eglise,            ou à côté de l’activité charitable des ordres            médiévaux, par exemple, qui portèrent en leur temps            le signe de la singularité et de la nouveauté chrétiennes,            il y aurait aujourd’hui, suggérait-il, une fonction privilégiée            - même si elle n’est pas exclusive - de la vie conjugale vécue            "dans le Seigneur", selon l’expression des premiers siècles            de l’Eglise, c’est-à-dire assortie du sens et des exigences que            lui associe la foi chrétienne [ 6 ] .
Cette situation nouvelle du mariage chrétien, qui            le relie à notre seconde caractéristique de la vocation,            comme voie singulière, singularisante, ne suffit évidemment            pas à fonder sa qualité de vocation. Mais elle a le mérite            d’inviter à revisiter une réalité et un sacrement            qui soudain sortent de la familiarité et de la banalité            où ils se trouvaient pris antérieurement, lorsque le mariage            était simplement le terme neutre de l’opposition définissant            et valorisant la pratique des conseils évangéliques et            le sacerdoce ministériel. La visibilité paradoxale et            provocante du mariage chrétien aujourd’hui permet en effet de            pousser la réflexion au-delà des problèmes juridiques            et disciplinaires qui ont, pendant des siècles, en bonne partie            marginalisé l’approfondissement d’une théologie véritablement            spirituelle et mystique du sacrement [ 7 ].Sont à cet égard symptomatiques la lecture            et l’usage qui ont ainsi été faits du chapitre 19 de l’évangile            de Matthieu s’ouvrant avec la question des pharisiens : "Est-il            permis de répudier sa femme ?" De ces versets, on a retenu            ordinairement la seule annonce d’un divorce désormais refusé            par le Christ, qui exclut les accommodements consentis par Moïse.            Aujourd’hui encore, cette lecture qui réduit le texte à            un propos disciplinaire, amplifié par le débat toujours            ouvert sur la fameuse incise du verset 9, contribue à faire négliger            les versets qui suivent. Or, on le sait, après cette parole sur            l’indissolubilité du mariage - en fait, sur l’entrée dans            les temps nouveaux qu’inaugure le Christ - le texte évangélique            instaure un parallèle entre le mariage d’une part et l’état            de ceux "qui se sont rendus eunuques eux-mêmes à cause            du Royaume des cieux" d’autre part [ 8 ]. Ce            parallèle est l’un des éléments clés du            texte, souligné rhétoriquement par le motif du "Comprenne            qui pourra" qui répond à la stupeur des disciples            jugeant que le mariage est désormais fort exigeant (v. 11) et            repris en conclusion du développement sur les eunuques pour le            Royaume (v. 12). Ainsi nous sommes bien renvoyés à une            unique vocation chrétienne qui affrontera, dans les divers états            de vie, l’expérience d’un "impossible à l’homme"            que, dans le Christ, Dieu rend désormais possible et accessible.            
III - La plénitude de la vocation            baptismale
C’est pourquoi il faut dire que, dès le départ,            indépendamment de la sacramentalité élaborée            en Occident à partir du Moyen-Age, le mariage chrétien            est inséré - fût-ce d’une manière trop peu            explicitée et formulée - dans la vocation baptismale.            En amont de toute spécification d’état de vie, est placée            une unique et même vocation qui qualifie tout disciple du Christ.            Baptisés dans la mort et la résurrection du Christ, tous            sont devenus créature nouvelle, dont la vie est cachée            en Dieu dans le Christ, tous sont appelés à la sainteté            de l’amour. Tous sont introduits dans la nouveauté de l’Alliance            nouvelle. Dans cette perspective le mariage se définit d’abord            comme une manière spécifique de vivre cette vocation baptismale.            Il est l’un des lieux où se joue et se manifeste la nouveauté            chrétienne. On se souvient, à ce propos, que la Lettre            à Diognète évoque une condition chrétienne            en tout semblable à celle des autres hommes, sauf sur quelques            points précis où se signale leur singularité. Parmi            ceux-ci figure le fait qu’ils vivent une conjugalité qui ne s’aligne            pas sur la licence des autres hommes [ 9 ].
Ainsi le mariage est fondamentalement le milieu où            se vit, pour le très grand nombre des chrétiens, l’appel            du Christ à aimer "comme" lui aime, à être            saint de la sainteté de Dieu. Pour ceux qui, dans le Christ,            sont désormais les "élus" (Rm8,33 ; 2 Tm 2, 10 ; Tt 1,1 etc.), les "appelés" (Rm 8,28.30 ; 1Co 1,24 ;            Col 3,15 ; Ga1,6 ; etc.), il est clair que le mariage, chemin normal de            la vie, est voie au sein de laquelle l’homme et la femme vont pouvoir            répondre à cet appel de Dieu et donner corps à            la grâce du Christ répandue dans leurs cœurs. Et donc,            dans l’état de mariage viennent converger et les grâces,            et les exigences de la vie baptismale, même si Paul désigne            du même mouvement la grandeur et la suprématie d’un célibat            qui se porte d’emblée et exclusivement sur Celui qui est la source            et le principe de tout amour, source et principe donc de l’amour conjugal            [ 10 ].
Certes, on sait les aléas, au long des siècles,            qu’ont connus la théologie du mariage et l’élaboration            d’une spiritualité conjugale. Il n’est pas contestable que pour            beaucoup, dans l’Eglise, le mariage ait été vécu            comme une réalité très mélangée,            surdéterminée d’intérêts parfois très            douteux, assez peu évangélisée en fait, repoussant            donc l’idée d’une vocation au mariage. Il n’est pas contestable            que, dans le même temps, la théologie ait résisté            difficilement à un discours négatif, dépréciatif            parfois, ignorant le parallèle que dessine le texte de l’évangile            de Matthieu évoqué plus haut. La place finalement limitée            de la référence à Ephésiens 5, 21-32 dans            les rituels du mariage laisse entrevoir combien la dimension mystique            du mariage chrétien, signe de l’amour du Christ et de l’Eglise,            a pu être marginalisée dans l’Eglise d’Occident [ 11 ]. On comprend ainsi qu’une élaboration            théologique positive de la vie conjugale, comme celle qui se            propose aujourd’hui, depuis quelques décennies dans les textes            du magistère, ait dû attendre si longtemps pour se frayer            un passage. Mais là encore, c’est peut-être la chance du            moment présent que de permettre d’affermir les contours d’un            mariage-vocation, où l’homme et la femme sont appelés            à vivre plus que ce qu’ils croient et espèrent pouvoir            vivre.
IV - Un sacrement qui dessine une            vocation particulière
Concédons d’abord qu’une telle intelligence du            mariage reste peu explicitée, et donc est probablement peu accessible            aux chrétiens, qui risquent de retenir des formules du rituel            la seule idée d’une "confirmation" par Dieu de leur            engagement humain [ 12 ]. On sait            que le mot figure dans la liturgie du mariage, et on voit le sens et            la raison de ce terme, tout comme on voit le sens positif de la pratique            de l’Occident où les époux sont ministres du sacrement.            Il reste que, sans plus d’explication, il accrédite la vision            d’un sacrement qui ne serait que la ratification seconde, par Dieu,            d’un geste entièrement intérieur à l’initiative            humaine. Dieu jette un regard bienveillant et confirmant sur une décision            humaine surgie de la reconnaissance et du choix amoureux d’un homme            et d’une femme. Telle est pour beaucoup la signification maximale du            sacrement de mariage, sur laquelle on fonde éventuellement, et            de façon un peu magique, l’espérance d’une durée            et d’une solidité que dément souvent l’expérience.            Difficile à ce niveau de reconnaître une dimension de vocation            au mariage. Mais le sacrement, précisément, inclut beaucoup            plus.
Lorsqu’un chrétien et une chrétienne exposent            au regard du Christ leur amour et leur décision de le vivre dans            la durée en engageant un don total de leurs personnes, ils font            beaucoup plus que demander la simple confirmation d’une expérience            et d’un projet humains. Dans l’instant où ils s’engagent en présence            de Dieu à un amour fidèle et exclusif, ils entrent dans            un amour - qui reste bien sûr le leur - mais qui est désormais,            s’ils y consentent, transfiguré, dilaté : ils se reçoivent            en cet instant, non seulement l’un de l’autre, mais chacun de Dieu.            Ainsi le sentiment est-il débordé par plus grand que lui,            qui l’inclut mais aussi l’élargit. Chacun est invité à            recevoir l’autre de Dieu et à reconnaître son amour comme            la réponse émerveillée qu’il fait à ce don.            
Reçu de Dieu en même temps qu’il est choisi            et élu par le cœur, l’autre est aussi reconnu comme celui            que Dieu me confie, tandis que je suis celui auquel il me confie pour            le temps d’une vie qui pourra croiser, on le sait, le meilleur et le            pire. Ainsi, dans le mariage, je reconnais l’autre comme ce prochain            le plus proche que Dieu même me désigne, m’apprenant qu’en            l’aimant, j’accomplis le commandement de l’amour du prochain, à            travers lequel aussi j’aime Dieu, en aimant celui qu’il me donne à            aimer. Cette pensée, faut-il le dire, ne retire rien à            la vérité de l’amour. Elle lui donne au contraire l’assise,            le sérieux, dont il a besoin pour traverser la durée en            grandissant et non en s’étiolant. 
Dans ces conditions aussi l’amour conjugal est attiré            dans une logique qui le hausse au-dessus des dispositions ordinaires            à nos amours humaines, si bonnes soient-elles. Il s’agit d’aimer            l’autre de l’amour de Dieu même ("Aimez-vous les uns les            autres comme je vous ai aimés"), c’est-à-dire en            fait du seul amour qui soit proportionné au désir de l’homme,            et qui ouvre au bonheur [ 13 ]. Telle            est, en son fond, ce que l’on peut bien appeler la mission que reçoit            la vie conjugale. Elle déborde, on le voit, le propos étriqué            justifiant pendant des siècles le mariage comme ordonné            à la seule procréation. La mission n’est autre que le            commandement de l’amour vécu ici dans les dispositions propres            à cet état de vie qui engage le tout, corps et âme,            de la personne, qui est particularisé dans ce face à face            d’un homme et d’une femme appelés à un amour vaste, généreux,            indécourageable, fidèle, comme l’amour de Dieu manifesté            dans le Christ aimant l’Eglise, fécond comme est fécond            l’amour créateur de Dieu. 
Le propos ainsi formulé peut paraître abstrait :            il vise en fait des réalités très concrètes            de la vie quotidienne où se joue la fidélité vraie            à l’autre et à Dieu. C’est dans ce même concret            de la patience et de la confiance que s’incarne la grande proposition            théologique recueillie dans la lettre aux Ephésiens selon            laquelle l’homme et la femme sont appelés à être            le signe de l’amour du Christ et de l’Eglise (Ep5, 21-33). Et cet appel            reçoit, comme toute vocation, les moyens de s’exercer. Quand            le Christ invite désormais à une fidélité            indéfectible, il annonce, en fait, les temps nouveaux de la Nouvelle            Alliance, du cœur nouveau selon Ezéchiel et Jérémie,            de l’Esprit répandu, qui rend l’homme et la femme capables, par            la communion au Christ, d’affronter les puissances de mort qui s’exercent            dans toute vie et cherchent à défaire leur amour. Sans            oublier, à la pointe de cette existence conjugale reçue            de Dieu et vécue dans sa puissance, le témoignage rendu            à Dieu, par les chrétiens, dans la société,            pour la vie et le bonheur des hommes. Ce point important est à            bon droit amplement souligné dans les textes du magistère.            Précisons seulement que ce témoignage vient de surcroît,            il est l’effet surabondant d’un amour vécu en vérité.            En d’autres termes, on ne s’aime pas pour rendre témoignage à            l’amour. Mais s’aimant de l’amour de Dieu, on rend témoignage            à la bonté de la création et au salut reçu            dans le baptême. 
V - L’autre, fondement d’une vie appelée
Au terme de ce parcours, on le voit, l’amour conjugal            vécu dans le mariage n’est ni le simple déploiement d’un            sentiment, ni la tentative de pérenniser celui-ci en l’institutionnalisant. Si le mariage ne devait être que cela, il ne pourrait avoir ni            les promesses de la durée, ni celles du bonheur. Tel que le connaît            un chrétien, l’amour est un opus, un officium [ 14 ], comme l’est d’ailleurs la vie toute entière            reçue de Dieu et allant vers lui. C’est précisément            cet opus qu’il nous faut maintenant encore préciser, creusant            ainsi le sens d’un mariage comme vocation. 
Pour cela nous ferons le détour par un texte de            Louis Beirnaert, daté de 1977 et que les Etudes ont jugé            suffisamment important pour le republier dans un numéro de mai            2000 [ 15 ]. Ce texte, centré            sur la question de l’indissolubilité, prend en charge avec beaucoup            de finesse une expérience très commune, et aussi très            fondamentale, que l’homme et la femme font nécessairement dans            le mariage, et qu’ils ne savent ordinairement ni vraiment reconnaître,            ni affronter positivement. Cette expérience peut se décrire            comme celle du "manque", de la "déception"            qui, à plus ou moins long terme, viennent nécessairement            s’imposer à la relation amoureuse. Il nous faut dire "nécessairement",            pour la raison que toute relation vraie engage nécessairement            aussi, en son début, quelque chose qui peut se nommer "illusion            narcissique". Aimant l’autre, je commence par aimer l’image que            je me fais de lui, conformément au désir que j’ai de lui.            Ainsi débute tout amour, et ce n’est pas là une malédiction.            C’est là seulement le début d’une histoire destinée            à s’approfondir précisément par le dépassement            du désir narcissique, par la découverte de l’autre, le            consentement à l’autre, à "ce qui est là entre            l’homme et la femme" dit L.Beirnaert, "cette absence qui tend            à se faire reconnaître dans son visage de mort". Dès            lors, poursuit celui-ci, l’enjeu de l’indissolubilité consiste            à se tenir précisément en ce lieu et en cet instant            qui semblent signifier la mort de l’amour, qui sont le plus souvent            interprétés comme tels par nos contemporains, alors que            c’est là que se fait, si l’on accepte de s’y tenir, l’entrée            dans l’amour vrai, par-delà le narcissisme. 
Nous sommes évidemment loin d’un discours contemporain            dominant où l’idée que l’amour puisse engager autre chose            que l’évidence du sentiment est méconnue, où la            perspective d’y associer l’acte de la volonté et le poids d’une            décision semble le plus souvent incongrue. Nous sommes, en revanche,            très près de l’expérience non moins dominante d’amours            fragiles et du scepticisme de beaucoup qui, faute d’avoir reconnu ce            qu’ouvre l’expérience de la "déception" au sens            de Beirnaert, se voient condamnés au jeu de fidélités            successives qui sont identiquement des infidélités successives.            Et enfin surtout, nous sommes probablement au plus près de ce            que comporte l’idée de vocation. 
Il est clair en effet, dans la ligne de ce que l’on vient de dire, que vivre le mariage consiste à vivre ce qui ne se déduit pas simplement d’un projet ou d’un désir initial. Outre l’imprévisible dont est tissée toute existence, la vie conjugale amène à faire l’expérience de l’imprévu - de ce que l’on n’avait pas prévu - car, fondamentalement, elle est l’expérience de l’autre [ 16 ]. Expérience de l’autre en l’autre, d’abord, dans la vérité de son altérité, dans sa vulnérabilité peut-être, ses manques, ses limites, dans son appartenance à Dieu aussi, non pas rivale de l’appartenance mutuelle conjugale, mais plus grande que celle-ci. Expérience de l’autre à travers la paternité et la maternité aussi : les enfants ne répondent jamais aux rêves parentaux (le feraient-ils, il y aurait certainement péril). Ce faisant, c’est aussi la vérité de soi qui commence à se découvrir, à travers la présence du conjoint ou de l’enfant.
Tel apparaît l’enjeu central d’une relation conjugale            qui est censée être vie de l’amour, dans l’amour : en elle            - où se concentre et se densifie en quelque sorte la question            de l’autre - la vie se découvre comme ce qui surgit d’une traversée            de l’épreuve qui, ordinairement, a une saveur de mort. Dire cela            n’est pas dramatiser artificiellement l’existence, c’est prendre acte            d’une réalité fondatrice qui, bien sûr, pour un            chrétien, fait signe au mystère pascal. Une formule de            Jean-PaulII exprime cela avec une telle force qu’elle peut dérouter : il déclare dans Familiaris Consortio que "les époux            sont (...) pour l’Eglise le rappel permanent de ce qui est advenu sur            la Croix [ 17 ]." Rappel donc            de la puissance de l’amour, qui traverse la mort qui rejoint l’humanité            à tout instant, sous toutes sortes de formes. Et rappel de cela            pour tous, y compris pour ceux qui sont appelés à vivre            dans l’Eglise le sacerdoce ministériel ou les conseils évangéliques.            L’article de L. Beirnaert comporte d’ailleurs une longue note qui développe            le thème de la "déception" expérimentée            dans la relation à Dieu qui, souligne-t-il, n’est nullement préservée            de l’illusion narcissique et a besoin, tout comme la relation amoureuse,            de découvrir Dieu comme l’autre de son désir et de son            attente [ 18 ]. 
Retrouvant l’unité des vocations chrétiennes et sachant qu’elles sont invitées à être en relation de signe mutuel les unes pour les autres, nous avons certainement là une réflexion à approfondir. Ce qui se vit dans la vie conjugale a bien trait à un appel, et il est important que celui-ci soit explicité. D’abord pour aider les chrétiens à vivre effectivement un sacrement de mariage qu’ils ne savent pas toujours comprendre ni mobiliser dans leur vie. Mais aussi, pour éclairer des épreuves qui se retrouvent dans toute vie humaine, y compris consacrée, et que les candidats à la vie religieuse peinent à négocier aujourd’hui, comme en témoignent les défections qui ont lieu, par exemple, dans les noviciats, voire au-delà de la prise d’engagements définitifs. Il s’agit enfin, dans une société qui connaît de grands désarrois en ce domaine, que des hommes et des femmes attestent, pour le service de tous, que l’amour est bon et possible, qu’il est puissant plus que la mort, dès lors que, sortant du cercle mortifère du narcissisme et de l’individualisme, il se reconnaît appelé, convoqué, requis par l’autre qui fait signe au Tout autre dont il est issu.
Notes
1 - "Allez vous aussi. L’appel ne s’adresse pas seulement aux pasteurs, aux prêtres, aux religieux et aux religieuses ; il s’étend à tous : les fidèles laïcs, eux aussi, sont appelés personnellement par le Seigneur, de qui ils reçoivent une mission pour l’Eglise et pour le monde", Jean-Paul II, Christifideles laici, § 2, Libreria Editrice Vaticana, Editions Mediaspaul, 1988, p. 4. [ Retour au Texte ]
2 - Gaudium et Spes, L’Eglise dans le monde de ce temps, 2e partie, ch. 1, § 49, Concile Œcuménique Vatican II, Ed. du Centurion, p.277. C’est nous qui soulignons le mot "vocation" dans la citation. . [ Retour au Texte ]
3 - En revanche, le mot apparaît abondamment assorti de spécifications qui débordent la référence à la vie consacrée ou au sacerdoce ministériel. L’examen du Catéchisme de l’Eglise catholique est à cet égard instructif. On y trouve une quarantaine d’occurrences du mot renvoyant à quelques paradigmes clés : vocation de l’homme en général, de l’humanité (en lien avec la création) ; vocation d’individus particuliers (patriarches, Abraham, Marie), vocation d’Israël, de l’Eglise, des baptisés, du Peuple de Dieu. On ne trouve que deux co-occurrences mariage-vocation : §1603, où le mariage est, de façon significative, envisagé comme réalité de création : "La vocation au mariage est inscrite dans la nature même de l’homme et de la femme, tels qu’ils sont issus de la main du Créateur", §1656, citant Lumen Gentium pour renvoyer du couple aux enfants : "C’est au sein de la famille que les parents sont ’par la parole et par l’exemple (...) pour leurs enfants les premiers hérauts de la foi, au service de la vocation propre de chacun et tout spécialement de la vocation sacrée’." . [ Retour au Texte ]
4 - Voir en particulier E.Schillebeeckx, Le Mariage, réalité terrestre et mystère de salut, Cogitatio Fidei, Cerf, 1966 pour la traduction française, spécialement page 35 et suivantes. . [ Retour au Texte ]
5 - Cf. Louis Roussel, La Famille incertaine, Odile Jacob, collection Points, 1989, chapitre 5 : "Du sentiment amoureux" ; Jean-G. Lemaire, Le Couple : sa vie, sa mort, la structuration du couple humain, Payot, 1979. . [ Retour au Texte ]
6 - Cardinal Danneels, Journées des Responsables des Equipes Notre-Dame, Bruxelles, 11-12 octobre 1986. . [ Retour au Texte ]
7 - Sur cette histoire dominée par des débats comme ceux concernant les empêchements, les cas de nullité du mariage, ou encore sur le rapport entre contrat matrimonial et sacrement, voir en particulier Jean Gaudemet, Le mariage en Occident, Paris, Cerf, 1987 ; Gérard Mathon, Le mariage des chrétiens, 2 vol., Bibliothèque du Christianisme, Paris, Desclée, 1993, 1995. . [ Retour au Texte ]
8 - Pour l’analyse de ce texte, voir J.Dupont, Mariage et divorce dans l’Eglise, Bruges, 1959, E.Schillebeeckx, op. cit. p.130ss. . [ Retour au Texte ]
9 - " Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche ", A Diognète, Sources Chrétiennes 33 bis, V, 6-7. . [ Retour au Texte ]
10 - Il est clair que les propos de Paul au chapitre 7 de la 1e lettre aux Corinthiens mettant en contraste le célibat "en vue du royaume de Dieu" et le mariage, profilent une vision moins positive de ce dernier. La perspective disciplinaire de cette section voile largement l’intelligence mystique du mariage qui peut se déduire d’autres passages des lettres de Paul méditant le mystère de l’Eglise corps du Christ sans parler du musterion évoqué en Ep 5, 32. . [ Retour au Texte ]
11 - Centrale dans la cérémonie nuptiale du rite byzantin, cette référence est très peu présente en Occident avant le Missel romain de 1570. Peut-on dire que depuis elle informe vraiment la conscience des couples chrétiens qui retiennent surtout de ce texte l’injonction "Femmes soyez soumises à vos maris" (v. 22) qui ouvrait jusqu’à peu la lecture liturgique dans l’oubli du verset précédent : "Soyez soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ" ? Sur l’usage liturgique de Ep 5, 21-33, voir Herman Schmidt, "Rituel et sacramentalité du mariage chrétien", Questions liturgiques, 1-2, 1975, p. 3- 39. . [ Retour au Texte ]
12 - Cf. après l’échange des consentements, la parole mise par le Rituel pour la célébration du mariage sur les lèvres du prêtre : "Ce consentement que vous venez d’exprimer en présence de l’Eglise, que le Seigneur le confirme, et qu’il vous comble de sa bénédiction." Gaudium et Spes, en revanche, parle d’une consécration de l’amour qui a été ratifié par l’engagement des époux (§49). Pour une évaluation du Rituel actuel, voir Adrien Nocent, "Le rituel du mariage depuis Vatican II", dans La celebrazione cristiana del matrimonio, Simboli e Testi, Analecta Liturgica 11, Rome, 1986, p. 129-144. . [ Retour au Texte ]
13 - Sur tout cela voir tout spécialement Familiaris Consortio, en particulier § 13. . [ Retour au Texte ]
14 - La notion est volontiers sollicitée à propos de la procréation dont est en charge le couple (y compris dans Gaudium et Spes, 50, évoquant la charge [munus] de la procréation). Il s’agit ici de lui donner une portée plus ample qui englobe la procréation plutôt qu’elle ne s’identifie et se limite à elle (cf. d’ailleurs Gaudium et Spes 50, §3). . [ Retour au Texte ]
15 - Louis Beirnaert, "L’indissolubilité du couple, Réflexions sur sa garantie et son fondement ", Etudes, juillet-décembre 1977, p. 7-17, repris dans le numéro de mai 2000, p. 695-704. On retrouvera ce texte dans le recueil Aux frontières de l’acte analytique, Editions du Seuil, 1973. . [ Retour au Texte ]
16 - Sur cette expérience de l’autre attachée au face à face de l’homme et de la femme, voir E. Lévinas, Le Temps et l’autre, Paris Quadrige/PUF, 1983. . [ Retour au Texte ]
17 - Jean-Paul II, Exhortation apostolique Familiaris Consortio, Les tâches de la famille chrétienne, novembre 1981, Libreria Editrice Vaticana, Editions Téqui, 2e partie, § 13. . [ Retour au Texte ]
18 - "A propos de la certitude d’être aimé de Dieu qui aiderait dans les moments de crise, je voudrais appeler l’attention sur ceci, à savoir que Dieu ne saurait être posé comme satisfaisant le désir d’être aimé qui a été déçu dans la vie du couple. A lire les grands mystiques, aussi bien que l’Ancien que le Nouveau Testament, il est clair que Dieu est un Dieu toujours caché, un Dieu qui ne répond pas à la demande immédiate, un Dieu, disons-le, qui n’aime pas comme on le voudrait. De sorte que c’est toujours dans l’acceptation et la reconnaissance d’un vide, d’une absence radicale de satisfaction, qu’on accède à ce que signifie son Nom. Il n’est que de relire saint Jean de la Croix, sainte Thérèse et saint Ignace pour savoir ce qu’il en est du rapport de Dieu à notre désir : il n’y a personne qui réponde à la place où nous tentons toujours de le mettre (...). Ce qui se passe dans ce domaine est du même ordre que ce qui se passe entre l’homme et la femme. Penser que l’on pourrait obtenir dans le rapport avec Dieu cela même qui n’est pas obtenu dans le rapport à l’intérieur du couple, est une illusion. D’un côté comme de l’autre, la partie a le même enjeu : la reconnaissance du manque et la foi nue. " Art. cit., Etudes, mai 2000, p. 704. . [ Retour au Texte ]
