Aspects théologiques de la vocation religieuse


Père Claude FLIPO
Jésuite, professeur au Centre Sèvres

Depuis le Moyen-Age, la vocation religieuse s’est identifiée à la profession publique des trois vœux en communauté. Une certaine conception s’est dégagée d’une distinction entre commandements et conseils, réservant les premiers aux laïcs et les seconds aux religieux. D’où la notion commune d’une supériorité de la vie religieuse sur la vie laïque dans l’ordre de la sainteté, les religieux seuls étant appelés à l’ "état de perfection".

La perspective de Vatican II est différente. La constitution Lumen Gentium, après avoir montré la priorité de la vocation baptismale de tous les fidèles, vocation à participer au triple office du Christ prêtre, prophète et roi, et après avoir défini les ministères comme ordonnés à la croissance du Peuple de Dieu selon cette triple dimension, souligne la vocation universelle à la sainteté dans l’Eglise. Et c’est seulement alors qu’elle situe la vocation religieuse comme liée intimement au mystère de l’Eglise et à sa mission : vie religieuse qui, sans appartenir à la structure hiérarchique de l’Eglise, est vécue par des baptisés qui viennent aussi bien de l’état laïc que de l’état clérical.

La perspective a changé, ainsi que le vocabulaire. Tout en reprenant le thème des conseils évangéliques et de la vocation spéciale, elle insiste sur l’idée de consécration, de charisme, de profession publique d’une forme de vie qui représente, au sein de l’Eglise, dans une famille religieuse, celle du Christ lui-même. Dans plusieurs documents officiels, l’Eglise reprend cet enseignement jusqu’aujourd’hui : Evangelica Testificatio de PaulVI (1971), Redemptionis Donum de Jean-Paul II (1984), suite à Eléments essentiels de la vie religieuse apostolique (1983), document lui-même postérieur au nouveau Droit Canon, et enfin Vita Consecrata (1996), suite au synode. De cet ensemble, on retiendra ici deux éléments constitutifs de la vie religieuse, qui éclairent la notion de vocation : la consécration et la forme de vie.

I - La consécration

L’expression "vie consacrée" est utilisée par Jean-Paul II non seulement pour englober la diversité des formes de cette vie (ermites, vierges, sociétés de vie apostolique, instituts séculiers, instituts religieux), mais pour souligner le lien entre consécration baptismale et consécration religieuse. Ainsi, Vatican II : "Par les vœux... c’est à un titre nouveau et tout à fait particulier qu’il s’attache au service de Dieu... Sans doute par le baptême il est mort au péché et consacré à Dieu, cependant il cherche à recueillir des fruits plus abondants de la grâce baptismale et par la profession des conseils évangéliques dans l’Eglise, il entend se libérer des entraves qui pourraient diminuer chez lui la ferveur de la charité autant que la perfection du culte divin, et il se consacre plus intimement au service de Dieu" (LG 44).

Dans Vita consecrata, "les personnes consacrées reçoivent (du Christ et de l’Eglise) une consécration nouvelle et spéciale qui, sans être sacramentelle, les engage à adopter la forme de vie pratiquée personnellement par Jésus et proposée par lui à ses disciples" (n° 31).

Cette consécration, approfondissement de celle du baptême, n’en est pas une conséquence nécessaire. Car, si tous les baptisés sont appelés à pratiquer les conseils selon leur état de vie, le baptême ne comporte pas par lui-même l’appel au célibat ou à la virginité, le renoncement à la possession des biens, l’obéissance à un supérieur... "La profession de ces conseils suppose donc un don de Dieu particulier qui n’est pas accordé à tous (Mt 19, 10-12)" (n°30). Comment, dès lors, comprendre cette vocation spéciale, à laquelle tous ne sont pas appelés ?

Il faut sans doute pour comprendre sa nature et son identité, la situer dans l’économie du salut. En Israël, en effet, et dans la première Alliance, le célibat n’est pas reconnu comme vocation. Le mariage est une obligation naturelle, marquée par le "croissez et multipliez", et par la nécessité d’assurer une descendance à Abraham. Mais, si l’on regarde la facilité donnée au divorce, on constate aussi la fragilité du lien conjugal. Comme tous doivent se marier, il n’existe pas vraiment de "vocation" au mariage, car il n’y a pas de choix librement consenti.

Le Christ, qui se manifeste comme l’Epoux d’Israël, vient donc établir un ordre nouveau. Il y a désormais dans l’Alliance nouvelle deux vocations, toutes deux significatives de cet ordre nouveau et marquées par ses exigences : le mariage monogame et fidèle, d’où le divorce est exclu, qui n’est pas plus "naturel" que le célibat, et qui manifeste par son signe sacramentel l’union du Christ et de l’Eglise, et la virginité qui, par sa consécration, signifie l’initiative de l’amour du Christ et la radicalité d’une réponse saisissant la totalité d’une existence humaine. En ce sens, la consécration religieuse manifeste bien la nature intime de la vocation chrétienne de tous, et rend présente cette tension de toute l’Eglise-Epouse vers l’union avec l’unique Epoux.

L’existence de la vocation religieuse dans l’Eglise pose, dès lors, l’alternative d’un choix qui conférera à l’état de vie de chacun, célibat ou mariage, le caractère d’une vocation, c’est-à-dire d’un appel à signifier le mystère de l’Eglise d’une façon ou de l’autre, dans une complémentarité qui l’éclaire. Il n’est pas nécessaire, désormais, de se marier, pas plus que d’entrer dans la vie religieuse. L’alternative est posée, qui permet le choix d’un état de vie dans la liberté, en fonction de l’appel reçu.

Dira-t-on que l’appel à la vie consacrée est supérieur ? Que la virginité est supérieure au mariage, comme l’affirmait avec force le Concile de Trente contre les dénégations luthériennes ? Si l’on veut par là souligner la supériorité ascétique ou méritoire de la virginité, il est clair que l’on fait fausse route. Le Concile n’affirme-t-il pas fort justement que le don de virginité ou de célibat permet de "se vouer à Dieu seul plus facilement et d’un cœur sans partage" ? On pourra seulement dire que, objectivement, et mise à part la sainteté des personnes, la virginité, parce qu’elle exprime la figure eschatologique du Royaume où l’on n’a ni femme ni mari, comporte un caractère de radicalité que n’a pas le mariage. Le mariage prolonge et transfigure la relation d’Alliance instaurée par Dieu avec l’humanité. L’état de virginité est absolument nouveau, car il a été instauré par l’acte même du Christ qui l’a choisi pour lui et qui en a appelé d’autres à l’embrasser, pour signifier la présence du Royaume dans la Création nouvelle : il figure le Nouveau Testament comme tel, distinct du Premier. Et c’est pourquoi, au plan subjectif, la virginité suppose en outre, à la différence du mariage qui est commun à tous, la présence d’un charisme, c’est-à-dire d’une vocation particulière, d’un appel personnel associé à un don de l’Esprit Saint. Ainsi, Vita Consecrata, renonçant au vocabulaire de la supériorité, préfère dire que la vie consacrée se situe objectivement "à un niveau d’excellence", en tant qu’elle est appelée à refléter la manière même dont le Christ a vécu.

II - La forme de vie

Ces expressions, manière de vivre, forme de vie, qui reviennent fréquemment dans les documents post-conciliaires, soulignent le second aspect de la vocation religieuse, non moins important que le premier, à savoir sa dimension communautaire et sa règle de vie (au sens de "regula" : direction, chemin). Avant que ne se précise, avec saint Thomas, la théologie des trois vœux, la caractéristique de la vie religieuse dans l’Eglise était communément la forme de vie, c’est-à-dire la manière particulière dont la sequela Christi était vécue par les fondateurs et leurs disciples, selon leur charismes particuliers et les déterminations propres à chacune de leurs familles : conversio morum, vœu de stabilité, pauvreté, prédication de la Parole, service de l’Eglise, amour préférentiel des pauvres...

Non seulement état de vie, mais manière de vivre selon une règle et en fraternité. Vatican II l’insinuait déjà en soulignant les quatre caractères communs de ces familles religieuses, qui procurent à leurs membres une stabilité dans la manière de vivre, une doctrine spirituelle, une communion fraternelle au service d’une mission, et une liberté fortifiée par l’obéissance (LG 43). Ces caractères décrivent en quelque sorte les éléments communs aux différentes voies ou formes de vie que les religieux adoptent en faisant profession, sur la base d’un engagement au célibat. Ainsi, par exemple, s’exprime la Formula Instituti qu’Ignace de Loyola présenta au Pape en 1540 pour approbation :

"Quiconque voudra, dans cette Compagnie que nous souhaitons voir honorée du nom de Jésus, militer sous l’étendard de la croix les combats de Dieu et se mettre au seul service de Notre Seigneur et de l’Eglise, son Epouse, sous l’obéissance du pontife romain, vicaire du Christ en terre, devra, après avoir émis les vœux solennels de perpétuelle chasteté, pauvreté et obéissance, se rappeler qu’il fait d’une société instituée principalement dans le but de procurer avant tout la défense et la propagation de la foi et le progrès des âmes dans la vie et la doctrine chrétienne, par des prédications publiques..."

Ainsi la vocation religieuse est une vocation à un genre de vie particulier vécu en fraternité, c’est-à-dire à un charisme partagé et incarné dans l’Eglise. Dès lors, la vocation, telle qu’elle est vécue subjectivement comme un appel à la consécration, inclura dans cet appel les déterminations sociales de sa visibilité ecclésiale, qu’exprime la profession publique de vie évangélique. On dira ainsi que la vocation religieuse est une mémoire évangélique dans l’Eglise, une tradition de ce charisme non seulement de virginité, mais de façon de vivre la sequela Christi dans l’aujourd’hui de l’Eglise. L’état religieux y manifeste le Royaume présent et annonce la résurrection. Et la vocation y trouve ses caractères concrets d’entrée dans une famille, de fraternité et de service de l’Eglise et du monde.

Les documents fondateurs qui l’expriment, sous forme de Lettre (Augustin), de Règle (Benoît) ou de Formule (Ignace)... lesquelles ne se confondent pas avec les Constitutions, sont la lettre dans laquelle celui ou celle qui se sent appelé peut reconnaître et vérifier si telle famille religieuse est bien le lieu où il peut donner corps à son désir de suivre le Christ.

Ces deux approches de la vocation religieuse sont complémentaires. Elles insinuent aussi les deux cheminements possibles d’une vocation. L’un va du discernement de l’appel intérieur au discernement de la forme de vie selon laquelle il pourra prendre corps. L’autre va de l’attrait à un genre de vie vécu par un institut religieux à la vérification d’un appel intérieur personnel qui vient du Christ. L’un et l’autre, l’un dans l’autre.