Ensemble pour annoncer l’Evangile


Luc Crépy
eudiste,
président de la Conférence des Supérieurs Majeurs de France

Il est intéressant de traiter un tel sujet dans une assemblée qui comporte à la fois des religieux et des religieuses très engagés dans leur institut puisque responsables des vocations, et des responsables de services diocésains des vocations, prêtres ­- diocésains pour la plupart - ou laïcs, tous sûrement très attachés à leur diocèse. Aujourd’hui dans notre Eglise en France, la question des vocations est une question forte, une question souvent délicate et une question sûrement complexe. Cette question semble redoubler de difficultés quand il s’agit, pour un diocèse qui compte peu de prêtres, de proposer à des jeunes - hommes - la vie religieuse. On entend ainsi parfois des propos du genre : « Ce n’est déjà pas très simple d’appeler au ministère presbytéral... si en plus il nous faut parler de la vie religieuse... et puis cela risque de faire un prêtre de moins pour notre diocèse... A chacun ses problèmes... les religieux n’ont qu’à se débrouiller... »

Ces propos, certes caricaturaux mais compréhensibles face à une situation de « pénurie », oublient la nature de l’Eglise dans toutes ses composantes, c’est-à-dire une Eglise de communion (1) où, comme dirait saint Paul (1 Co 12-13), chaque membre a sa place en lien - en communion - avec les autres membres formant l’unique Corps sous la conduite du Christ, Tête. Si l’un vient à manquer, il manque à tous. Avoir le souci des vocations à travers les différents états de vie, c’est avoir le souci d’une Eglise qui se déploie pleinement dans la force de l’Esprit dont la diversité des dons - des charismes - est l’expression. Nous pourrions dire que la manière dont des baptisés appellent dit quelque chose de leur manière de percevoir et de comprendre l’Eglise...

C’est dans la vie de l’Eglise tout entière qu’il nous faut situer la vie religieuse qui est fondamentalement, comme le dit Jean-Paul II dans l’exhortation apostolique sur la vie consacrée (2), un don de Dieu à son Eglise. Appeler à la vie religieuse, c’est permettre à l’Eglise diocésaine et, plus largement, à toute l’Eglise, de vivre du don de Dieu que constituent ces hommes et ces femmes qui, d’une manière ou d’une autre, se sont mis radicalement - à travers la pratique des conseils évangéliques - à la suite du Christ (sequela Christi) en partageant une vie communautaire et fraternelle (3). A la suite de l’ecclésiologie développée par le dernier concile et de ce que vivent actuellement les diocèses en France, nous distinguons sans doute mieux aujourd’hui la dynamique et les différents acteurs de la vie ecclésiale : l’unique peuple de Dieu avec les ministres ordonnés, les communautés chrétiennes, les laïcs engagés de diverses manières... et les religieux et les religieuses qui, hier dans une situation de chrétienté, se fondaient dans le « paysage ecclésial local ». Aujourd’hui, les communautés religieuses se détachent sans doute dans les diocèses de manière plus visible à travers une collaboration réciproque, attendue de part et d’autre. Appeler à la vie consacrée passe par la prise en compte des situations nouvelles vécues dans les diocèses et de la signification que prend alors la présence des communautés religieuses dans la vie de l’Eglise locale.

Développer des « relations mutuelles »

Réfléchir sur l’appel à la vie religieuse dans un service diocésain des vocations implique, pour une part, de réfléchir aux relations entre les diocèses et les instituts de vie consacrée. En 1978, paraît un document important (4) qui traite des « relations mutuelles » entre les évêques et les religieux dans l’Eglise (Mutuae relationes). Ce texte constate que le renouveau théologique mis en œuvre par le concile Vatican II dans sa réflexion sur l’Eglise (Lumen Gentium) et les changements qui s’opèrent dans la vie ecclésiale touchent aux relations entre les évêques et les religieux et, plus largement, impliquent une réflexion sur la situation de la vie religieuse au sein des diocèses.

« Les rapports réciproques entre les différents membres du peuple de Dieu suscitent aujourd’hui une attention particulière. La doctrine conciliaire, en effet, sur le mystère de l’Eglise, et les mutations culturelles ont progressivement amené les conditions actuelles à un tel point de maturation que de nouveaux problèmes sont apparus. C’est dans ce cadre que se posent les relations entre les évêques et les religieux. A ce propos, différents facteurs contribuent à déterminer une nouvelle situation dans l’Eglise. D’une part, l’ampleur des engagements pastoraux et l’exigence de la part des religieux d’une insertion organique dans l’action pastorale. D’autre part, le souci de ces religieux de maintenir leur physionomie propre et leur charisme spécifique. Ce sont deux directions précises et harmonisables sur le plan des principes mais qui présentent des difficultés dans leurs applications concrètes (5). »

Ce petit paragraphe introductif, écrit il y a presque vingt-cinq ans, pose encore bien la question du lien - de l’articulation - entre la vie religieuse et la vie diocésaine. Dans un contexte de changements, tant doctrinal (à la suite du concile Vatican II) que culturel et pastoral (déchristianisation, remaniements pastoraux, etc.), les relations entre les diverses composantes de la vie ecclésiale bougent, changent et parfois risquent de se bloquer. Cette situation nouvelle met en évidence les deux pôles de « tension » (féconde) qui généralement caractérisent l’insertion de la vie religieuse dans un diocèse : d’une part la nécessité que les religieux-ses soient insérés de manière reconnue et donc précise - organique - dans la vie du diocèse ; d’autre part l’importance de reconnaître à chaque institut de vie consacrée la spécificité de son charisme, de son mode de vie et de ses priorités de congrégation. Dit autrement, comment faire en sorte que la vie religieuse soit pleinement partie prenante des orientations pastorales d’un diocèse tout en conservant son autonomie propre et, d’une certaine manière, constitue un lieu de prise de recul, de distance devant l’immédiateté des besoins pastoraux et les urgences de la mission, aussi fondés soient-ils ? C’est peut-être d’ailleurs l’image de la vie religieuse qui, ancrée dans une longue et riche histoire, ne s’attarde pas aux seuls besoins de l’Eglise locale mais cherche, de manière souvent prophétique, à répondre aux défis du temps présent et à questionner la société.

Vingt ans après (6), les relations mutuelles se sont renforcées à différents niveaux : au niveau national avec une collaboration plus étroite entre la Conférence des évêques et les Conférences des supérieur(e)s majeur(e)s, au niveau diocésain avec la constitution de conseils diocésains - ou de commissions - de la vie consacrée, et sur le terrain avec un apprentissage mutuel d’une collaboration en bien des domaines. Lors des nombreux synodes diocésains qui se sont tenus ces dernières années en France, apparaît le souci d’une meilleure compréhension de la place et du rôle des communautés religieuses dans les diocèses ; ainsi, on note que « la vie religieuse n’est pas une force d’appoint venant au secours du clergé séculier ou des divers mouvements apostoliques (7). » Plus positivement, les synodes soulignent la nécessité de respecter les charismes de la vie religieuse et, en particulier, la vie communautaire (8) ; l’importance des religieux-ses comme « priants » et leurs communautés comme lieux d’apprentissage et de formation à la prière pour les laïcs ; le souci d’exercer des responsabilités pastorales comme d’autres mais d’une manière spécifique, en accord avec le charisme de leur famille religieuse.

« S’il est important que la vie religieuse soit comprise et reconnue par les fidèles laïcs et par le clergé dans ce qu’elle est et dans la diversité des formes de vie et de mission qui la caractérise, il est aussi indispensable que les membres des instituts religieux, qui sont souvent amenés à vivre et à travailler successivement dans plusieurs diocèses différents, soient attentifs à développer individuellement et communautairement un vrai sens de l’Eglise diocésaine et une bonne connaissance de la réalité et des projets pastoraux du diocèse où ils se trouvent (9). » Aujourd’hui comme hier, il s’agit bien de relations mutuelles, réciproques... en réseau diraient certains... un réseau qui nécessite que ses composantes gardent leur intégrité pour qu’il fonctionne... et sans doute encore plus aujourd’hui où nous vivons des mutations pastorales importantes.

Vivre le particulier et l’universel

Avant de mieux définir l’articulation entre vie consacrée et vie diocésaine, il est nécessaire, brièvement, de repérer comment les religieux et religieuses s’insèrent dans le monde aujourd’hui et comment ils contribuent, à leur manière, au positionnement de l’Eglise dans notre société actuelle. Remarquons que, dans les illustrations de la vie consacrée que proposent les médias, c’est souvent la vie contemplative avec l’habit monastique qui sert de modèle... Ce n’est bien sûr pas faux, mais c’est insuffisant. Cela traduit fréquemment la méconnaissance de la diversité des formes de vie consacrée... et peut-être même de ce qui est profondément en jeu dans cet état de vie.

Notons d’abord que nous sommes passés d’une visibilité - lisibilité - sociale très forte à travers de grandes œuvres répondant à des besoins importants de la société (rôle de suppléance que l’Eglise a longtemps tenu et tient encore dans certains secteurs très spécifiques de la vie sociale), à des insertions moins repérables. L’Eglise - à travers tel religieux, telle communauté ou telle congrégation - est alors perçue comme participant à la vie locale à travers l’habitat dans un quartier (petites communautés en quartier populaire ou en monde rural, par exemple) ou en s’insérant dans diverses activités. Ainsi les religieux et religieuses sont nombreux dans les réseaux associatifs (vie de quartier, associations caritatives, syndicats, etc.). Si les instituts cherchent toujours à être fidèles au charisme de leur fondateur et à en vivre concrètement, leur présence, plus diffuse au sein de l’ensemble de la société, est souvent bien repérée au niveau local, en particulier dans un engagement préférentiel pour les plus pauvres. Il est ainsi important de repérer que si le « maillage » ecclésial se tisse à partir des communautés paroissiales, il se poursuit plus largement, à travers des réseaux où les religieux-ses s’investissent fortement.

Si la vie consacrée s’inscrit dans le local, le particulier, elle ne s’y cantonne cependant pas : elle possède cette chance de pouvoir sans cesse demeurer ouverte sur l’international, sur l’universel. De fait, la vie de la plupart des instituts s’inscrit dans une dimension internationale où les échanges sont nombreux entre religieux du monde entier. Même les monastères, qui paraissent au premier abord vivre dans une certaine « autarcie », sont en fait insérés dans tout un réseau d’autres communautés monastiques installées dans bon nombre de pays fort éloignés du nôtre. D’une certaine manière, les congrégations vivent ad intra les rapports complexes et difficiles entre pays pauvres et pays riches à travers la création de nouvelles entités (création de nouvelles « provinces ») dans des pays en développement et à travers le nécessaire partage des ressources tant matérielles qu’humaines. A l’heure de la mondialisation mais aussi des grands défis à surmonter entre les pays du Nord et ceux du Sud, les communautés religieuses constituent des pôles privilégiés, dans l’Eglise mais aussi dans la société, pour témoigner d’une fraternité universelle à construire et pour inviter à une solidarité effective par toutes sortes de liens culturels, d’entraides et d’amitiés. A travers les réseaux paroissiaux et associatifs, les religieux, grâce à leur expérience de vie en congrégation, manifestent la nécessité d’un dépassement de l’horizon hexagonal et d’un accueil d’autres mentalités, d’autres points de vue, d’autres cultures... finalement d’une ouverture à l’universel de notre humanité. Ce souci se traduit de bien des manières comme des jumelages, des propositions auprès des jeunes de vivre une expérience forte à l’étranger, des créations de réseaux dans l’opinion publique, etc. Ajoutons que le témoignage de vie communautaire au quotidien, avec des membres de diverses nationalités, est un signe modeste mais authentique que le frère étranger permet l’ouverture et que le conflit n’est pas le dernier mot des relations humaines.

Ces deux caractéristiques de la vie consacrée apparaissent déjà très révélatrices de la place que peuvent occuper les religieux-ses dans un diocèse : à la fois pleinement insérés dans le concret et le quotidien de la vie ordinaire - d’une certaine manière dans le tissu paroissial, si l’on considère qu’il est le premier terrain de la vie diocésaine - à la fois ouvrant l’horizon diocésain au-delà de ses limites naturelles et l’insérant dans la communion avec d’autres Eglises particulières. Ainsi, si la vie religieuse prend au sérieux son insertion diocésaine au sein de réseaux divers, d’organisations paroissiales ou autres, elle invite l’Eglise locale à aller plus loin, à ne pas s’enfermer sur elle-même et sur ses problèmes, à oser regarder le Royaume qui sans cesse grandit ici mais aussi là-bas...

Bien sûr, il y a d’autres domaines où la vie religieuse est fortement impliquée et touche la vie des diocèses, et celle de l’Eglise en France, de manière moins locale mais plus transversale. Citons par exemple (10) :
L’éducation des jeunes : les congrégations exercent une tutelle sur environ un tiers des établissements catholiques. Par ailleurs, elles s’investissent aussi dans le travail d’éducateurs auprès de jeunes en difficulté. On peut noter ici l’apport d’expé­riences et de traditions éducatives qui ont fait leurs preuves et ouvrent la possibilité d’un partenariat sérieux avec d’autres instances du monde de l’éducation.
La vie intellectuelle : La vie religieuse, à travers une longue tradition intellectuelle, offre à certains de ses membres de s’investir dans la recherche intellectuelle, théologique ou autre, et ainsi de travailler au service d’une meilleure intelligence de la foi face aux questions nouvelles qui traversent notre société pluraliste et sécularisée.
Dans les médias : Les médias constituent un des lieux clés aujourd’hui où la culture s’élabore à travers le monde audiovisuel, la presse et les techniques de l’internet. De tout temps, les instituts de vie consacrée ont joué un rôle important dans la formation et la transmission des cultures. Ainsi, dans le paysage médiatique français, un certain nombre de congrégations sont fortement engagées dans la presse écrite, la radio et la télévision mais aussi dans l’édition de livres et de revues. Par ce service, ces médias rejoignent des lecteurs bien au-delà du « cercle catholique » et participent au débat public sur les grandes questions qui touchent l’avenir de notre société. C’est sans doute un des défis importants pour l’Eglise tout entière mais aussi pour la vie consacrée, surtout si son existence s’inscrit dans l’ordre d’un « témoignage prophétique ».
• Au service de la vie spirituelle : Parmi les contributions les plus spécifiques à la vie des diocèses - et à la société française - les congrégations religieuses sont des institutions qui proposent aujourd’hui des traditions spirituelles fortes pour la construction de repères et pour la conduite d’une vie. Face au bouillonnement spirituel actuel conduisant parfois à un syncrétisme hasardeux, la vie religieuse offre des lieux (centres de spiritualité, monastères, etc.) et des personnes qui proposent à nos contemporains un accueil, une écoute et des moyens d’initiation et de croissance spirituelle. On peut souligner l’importance des monastères : ils sont des hauts lieux (souvent chargés d’histoire) de rayonnement spirituel attirant des personnes de toute condition et de toute appartenance religieuse.

Nous pourrions sûrement citer encore d’autres domaines (monde de la santé, par exemple) mais l’important est de repérer que nous retrouvons le constat fait précédemment : la vie religieuse est à la fois pleinement partie prenante de la vie locale - diocésaine - et s’inscrit dans d’autres dimensions, plus larges ou plus transversales, au-delà du département et de la région. L’articulation entre vie diocésaine et vie religieuse est traversée par ce dynamisme - cette tension - qui invite à penser la pastorale des vocations comme l’affaire de tous et de toute l’Eglise. On pourrait dire un peu sommairement qu’une vie diocésaine sans vie religieuse risque de s’enfermer sur elle-même et qu’une vie religieuse sans insertion dans une Eglise diocésaine risque d’être désincarnée. Travailler au service des vocations tant sacerdotales que religieuses, c’est permettre à l’Eglise d’exister dans la plénitude de ce qu’elle est...

Remarquons, dans cette analyse, que nous nous sommes plutôt situés dans la dimension de l’espace (rapport particulier / universel parallèle à Eglise locale / Eglise universelle) mais on pourrait envisager quelque chose de comparable dans la dimension temporelle (articulation du présent avec le passé et le futur) avec la référence au fondateur (-trice) et aux traditions spirituelles : la vie religieuse, ce sont des hommes et des femmes d’un institut qui mettent en commun leur histoire et s’engagent dans une histoire commune parce que chacun s’est individuellement reconnu dans l’histoire d’un homme ou d’une femme - fondateur ou fondatrice - qui a tout misé sur le Christ d’une manière particulière (11). L’engagement dans la vie religieuse interroge le temps présent : une invitation à inscrire le temps présent dans une histoire et à sortir de l’immédiateté, une invitation à prendre du recul pour mieux comprendre ce que nous vivons et envisager l’avenir.

Pour conclure, la diversité de la vie religieuse est l’expression de la fécondité du travail de l’Esprit dans l’Eglise et dans le monde. Elle participe à l’annonce de l’Evangile en différents lieux que ne recouvre pas systématiquement la pastorale diocésaine. La vie consacrée rappelle aussi que toute vie chrétienne - toute relation au Christ - se conjugue en « trois dimensions » à travers la médiation de l’Eglise : la dimension singulière de l’appel personnel du Christ, la dimension particulière d’une réponse à cet appel au sein d’une communauté et la dimension universelle de la mission de l’Eglise et de l’annonce du salut. Dit autrement, la vie religieuse (par exemple la présence d’une communauté religieuse internationale) au sein d’un diocèse est (devrait être) une invitation constante pour chaque baptisé à se rappeler l’importance de l’enracinement local et communautaire, et l’importance d’une ouverture et d’un accueil à tout ce qui contribue à tisser une fraternité universelle. A l’heure où se conjuguent la régionalisation et la mondialisation, il n’est pas trop tard pour apprendre en Eglise à vivre l’une et l’autre...

Ensemble, vivre et approfondir notre vocation baptismale

Ce qui est intéressant - et heureusement (!) - c’est que théologiquement nous retrouvons cette même dynamique de l’articulation vie diocésaine et vie religieuse, quand nous réfléchissons à la nature et à la place de la vie religieuse dans l’Eglise tout entière. Certains théologiens ont fait ainsi remarquer que, dans le plan de la constitution dogmatique sur l’Eglise du concile Vatican II (Lumen Gentium), la vie religieuse n’apparaît que « tardivement » après l’évocation de l’ensemble du peuple de Dieu et de ses différentes composantes, et en particulier après le chapitre décrivant la vocation universelle à la sainteté de tous les membres de l’Eglise, quel que soit leur état de vie. Dans cette perspective, l’état religieux ne se situe pas entre la condition des clercs et la condition des laïcs, mais il provient de l’une et de l’autre comme un « don spécial » à toute l’Eglise (12).

Il est important alors de resituer la vie religieuse dans la dynamique de la vie chrétienne. Tous, baptisés au nom du Père, du Fils et de l’Esprit, nous recevons une même vocation - vocation baptismale - qui se déploie de manière très diverse dans la vie de l’Eglise. Si l’engagement dans la vie consacrée répond bien sûr à un appel particulier à suivre le Christ, la vie consacrée se comprend dans un premier temps comme « un approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale (13) ».
Baptisés au nom du Père : Nous sommes appelés à devenir fils et filles de Dieu et à reconnaître en tout homme, en toute femme un frère, une sœur. La communauté est, pour les religieux-ses, le premier lieu où ils sont appelés à vivre cette fraternité. La proximité des plus pauvres, des exclus est aussi une manière de regarder tout homme comme enfant du Père.
Baptisés au nom du Fils : Nous sommes appelés à marcher à la suite de Celui qui a pris la route des hommes pour annoncer l’amour du Père et témoigner du Royaume de justice et de paix déjà là. L’appel à suivre le Christ est pour tous ; quelques-uns uns y répondent d’une manière particulière, spécifique... radicale dans le don de soi.
Baptisés au nom de l’Esprit : Nous sommes appelés à vivre dans la force de l’Esprit et à reconnaître le travail de l’Esprit en nous et au cœur du monde. La consécration religieuse ne se « surajoute » pas à celle du baptême : œuvre de l’Esprit, elle vient développer, à travers la pratique des conseils évangéliques - et de la vie communautaire - d’une manière nouvelle, l’union intime avec le Christ (14).

Dans cette perspective baptismale, au-delà des différences entre vie diocésaine et vie religieuse, il est bon de repérer qu’il s’agit d’une unique mission dans la diversité des engagements, des charismes. « Unique est la mission du Peuple de Dieu qui constitue en quelque sorte le cœur de tout le mystère ecclésial (15). » Etre baptisé, c’est être appelé et c’est recevoir une mission, participer à la mission de toute l’Eglise, une mission tournée vers le monde, pour le monde. Cette mission se définit à partir de celle du Fils envoyé par le Père pour annoncer la Bonne Nouvelle de son amour à tous les hommes et elle prend corps dans la force de l’Esprit. Cette mission exige de tous ceux et de toutes celles qui sont envoyés un témoignage par leur vie, leurs paroles, leurs engagements (dimensions prophétique et royale du baptême). Ce témoignage s’enracine dans la prière, la méditation et la célébration du dessein d’amour de Dieu sur l’humanité et des signes des temps à la lumière de l’Evangile (dimension sacerdotale du baptême). En soulignant cette même mission conférée à tous par le baptême, nous évitons le risque de cantonner les uns ou les autres dans un champ propre et de délimiter un peu rapidement la vie chrétienne en « zones d’activités spécialisées » (par exemple, de manière un peu caricaturale : penser que les contemplatives ne s’intéressent pas à la société ambiante ou laisser la prière aux religieuses et l’action aux laïcs...).

Baptisés, participants à l’unique mission de toute l’Eglise, revêtus de la même dignité, ministres ordonnés, laïcs, religieux et religieuses marchent sur un même chemin, celui de la sainteté (16). Ce chemin de sainteté, nous le parcourons différemment selon notre situation. En quoi consiste ce chemin de sainteté que tout baptisé est appelé à emprunter ? Il est simple : l’appel à la sainteté, c’est l’appel à aimer… à aimer comme le Christ a aimé. Nous rejoignons ici le cœur de la vie chrétienne où la sainteté se déploie sous le signe de la charité. C’est cet engagement, au service d’une humanité toujours à construire (17), que perçoivent nos contemporains chez les disciples du Christ.

Ancrer la sainteté au cœur de la charité, c’est peut-être ce que rappelle fortement la vie religieuse à tous les baptisés : à travers la vie fraternelle, la conversion permanente de ses relations aux autres et au monde – à travers l’obéissance, la chasteté et la pauvreté – et le souci des plus démunis, il s’agit fondamentalement d’essayer (avec les limites de toute personne) de vivre le baptême comme un appel à aimer, à donner sa vie. Dit autrement : « La sainteté s’exprime différemment en chacun de ceux qui, dans la conduite de leur vie, parviennent, en édifiant le prochain, à la perfection de la charité ; elle apparaît en quelque sorte proprement dans la pratique des conseils qu’on appelle ordinairement “évangéliques” (18). » L’engagement dans la vie commune et la pratique des vœux ne se comprennent que dans la perspective de structurer et de construire ce désir d’une recherche en priorité de l’amour de Dieu et d’une disponibilité totale au service du prochain (19) : « Ils permettent donc de se libérer et d’orienter les forces de vie vers un accomplissement de soi-même entièrement polarisé par l’amour de Dieu et le service du prochain (20). »
D’une certaine manière, les religieux et religieuses, ni meilleurs ni moins bons que les autres, rappellent, par leur vie très concrète, à tous les baptisés que les dimensions prophétiques, sacerdotales et royales du baptême ne trouvent leur plénitude que dans l’exercice de la charité. C’est en ce sens que l’on parle souvent de la vie religieuse comme « mémoire évangélique vive » (Jean-Claude Guy, sj), rappelant sans cesse les exigences de la suite du Christ. Nous pourrions, dans cette perspective, relire la diversité des formes de vie consacrée et des engagements au sein de la société actuelle cités précédemment… Notons que cette diversité est déjà parlante par elle-même car elle permet de ne pas enfermer la vie religieuse dans tel ou tel modèle mais invite à chercher ce qui est commun à tous ces modes de vie dans l’Eglise et d’engagements dans la société… le don total des personnes à la suite du Christ au service de leurs frères.

Au service de la diversité des vocations, vivre l’Eglise comme mystère de communion

Au terme de cette brève réflexion, nous voyons que le développement de relations mutuelles entre les diocèses et les congrégations n’est pas qu’une « simple question de gestion des ressources locales en période de pénurie » mais touche à la nature même de la vie en Eglise et de sa mission. « L’Eglise n’a pas été instituée pour être un organisme d’activités mais bien plutôt le “Corps vivant du Christ en vue de porter témoignage” (21). » Les responsables diocésains des vocations comme les religieux-ses chargé(e)s des vocations dans leurs instituts sont envoyés par leur évêque ou leur supérieur majeur pour aller à la rencontre des jeunes, les accueillir et leur proposer d’approfondir leur vocation et de répondre aux appels du Christ et de l’Eglise. Il est clair et « normal » que chacun et chacune porte le souci de son diocèse ou de sa congrégation mais il est important que ce souci soit habité plus largement par un sens de l’Eglise tout entière, ce qui d’ailleurs se traduit très concrètement tant au niveau national (SNV) que diocésain (SDV) par des équipes composées de laïcs, prêtres, religieux et religieuses.

Un des enjeux importants de cette collaboration mutuelle dans la pastorale des vocations est de permettre aux jeunes qui ont souvent – comme certains adultes – une vision assez réduite de l’Eglise, de découvrir et d’approfondir ce qu’est l’Eglise dans sa diversité et sa richesse, localement, au niveau du diocèse et plus largement encore. Le but n’est pas de proposer toutes les vocations (certains arrivent d’ailleurs avec des idées très précises) mais d’aider les jeunes à intégrer comment tel ou tel appel se situe dans la vie de l’Eglise tout entière, à intérioriser l’Eglise d’abord comme mystère de communion, formant un seul corps dans lequel tous sont membres les uns des ­­­autres (Rm 12, 5). Dit autrement, comment permettre aux jeunes d’acquérir un sens de l’Eglise large et ouvert qui les aide à s’engager de manière précise et concrète (dans un diocèse ou une congrégation) en articulant leur vocation à d’autres ? Le contexte actuel invite d’ailleurs à aller dans ce sens. L’approfondissement de la dimension ecclésiale de toute vocation permet : de sortir d’une dimension parfois très individualiste ou, pour le moins, subjective de la foi ; de rejoindre l’expérience de la mobilité d’un certain nombre de jeunes à travers la présentation de différents visages d’Eglise ; de donner une vision positive de l’Eglise face à la pénurie ou au vieillissement du presbyterium ou des congrégations ; de percevoir la nécessaire collaboration entre tous les baptisés ; de situer la vie religieuse ou la vie presbytérale dans la dynamique et la richesse d’une vie avec d’autres. Ceci n’est possible que dans la mise en œuvre d’une réelle collaboration mutuelle entre diocèses et congrégations, animée par un profond sens de toute l’Eglise et un accueil du travail de l’Esprit qui nous entraîne souvent au-delà de nos horizons respectifs.

« Le problème des vocations est un véritable défi, lancé directement aux instituts, mais qui implique toute l’Eglise. […] Il est nécessaire que la mission de promouvoir les vocations soit accomplie de manière à apparaître toujours plus comme un engagement commun de toute l’Eglise. Cette mission exige donc l’active collaboration de pasteurs, de religieux, de familles, d’éducateurs, car elle correspond à un service qui fait partie intégrante de la pastorale d’ensemble de chaque Eglise particulière (22). »


NOTES :

1 - Cf. Vatican II, Lumen gentium 7. [ Retour au Texte ]

2 - Jean-Paul II, La vie consacrée, (exhortation apostolique post-synodale), 1996, § 1. [ Retour au Texte ]

3 - L’intériorisation et la pratique des conseils évangéliques – obéissance (pouvoir), chasteté (désir) et pauvreté (avoir) – constituent un des fondements d’une possible vie communautaire. [ Retour au Texte ]

4 - Document produit conjointement par la Congrégation des évêques et la Congrégation des religieux et des Instituts séculiers, « Directives pour les rapports entre les évêques et les religieux dans l’Eglise. » Documentation Catholique n° 1748, col. 774-789. [ Retour au Texte ]

5 - Idem, col. 774-775. [ Retour au Texte ]

6 - Commission Episcopale de la Vie Consacrée, Conférence française des Supérieures Majeures (CSM), Conférence des Supérieurs Majeurs de France (CSMF), Vingt ans après « Mutuae Relationes » – Note pratique sur les relations mutuelles évêques - religieux/religieuses, 1999. [ Retour au Texte ]

7 - Assemblée plénière de l’épiscopat français de Lourdes 1985, Les véritables disciples, Paris, Centurion, 1985, p. 136. [ Retour au Texte ]

8 - Il devient compréhensible que trois religieux prêtres forment une même communauté, même si cela entraîne une concentration « sacerdotale » disproportionnée face à un presbyterium numériquement très faible… [ Retour au Texte ]

9 - Vingt ans après « Mutuae relationes », p. 7. [ Retour au Texte ]

10 - Voir sur ce sujet la contribution de la CSMF à l’Assemblée plénière des évêques de France à Lourdes, novembre 2002. [ Retour au Texte ]

11 - Cf. Christophe Boureux, op, « Prolégomènes aux discours sur la vie consacrée », Le Supplément, n° 208, mars 1999, p. 74. [ Retour au Texte ]

12 - « [La vie religieuse] n’est pas un état intermédiaire entre la condition cléricale et la condition laïque ; mais à partir de ces deux conditions, quelques fidèles sont appelés par Dieu à jouir d’un don spécial dans la vie de l’Eglise et, chacun à sa manière, à aider celle-ci dans sa mission salvatrice. » Lumen Gentium, § 43. [ Retour au Texte ]

13 - Jean-Paul II, La vie consacrée, § 30 : « Dans la tradition de l’Eglise, la profession religieuse est considérée comme un approfondissement unique et fécond de la consécration baptismale en ce que, par elle, l’union intime avec le Christ, déjà inaugurée par le baptême, se développe pour être le don d’une conformation qu’exprime et réalise plus complètement la profession des conseils évangéliques. » [ Retour au Texte ]

14 - Id. et Lumen Gentium, § 44 [La vie religieuse, c’est :] « Imiter de plus près et représenter continuellement dans l’Eglise cette forme de vie que le Fils de l’homme a prise en venant dans le monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient. » [ Retour au Texte ]

15 - Mutuae relationes (Directives pour les rapports entre les évêques et les religieux dans l’Eglise). DC n° 1748, 1978, § 15. [ Retour au Texte ]

16 - « Appelés par Dieu, non au titre de leurs œu­vres mais au titre de son dessein et de sa grâce, justifiés en Jésus notre Seigneur, les disciples du Christ sont véritablement devenus dans le baptême de la foi, fils de Dieu, participants de la nature divine et, par conséquent, réellement saints. Cette sanctification qu’ils ont reçue, il leur faut donc, avec la grâce de Dieu, la conserver et l’achever par leur vie. » Lumen Gentium, § 40. [ Retour au Texte ]

17 - Seul l’amour humanise pleinement la personne et la société : « Par une telle sainteté chaque baptisé contribue à rendre plus humaine la manière de vivre dans la société terrestre elle-même. » Lumen Gentium, § 40. [ Retour au Texte ]

18 - Lumen Gentium, § 39. [ Retour au Texte ]

19 - Les conseils évangéliques, qui travaillent notre rapport au réel (à nous-mêmes, aux autres, au monde et à Dieu) et notre disponibilité intérieure, ne sont pas réservés uniquement aux religieux et religieuses mais offerts à tous. Soulignons, par exemple, les exigences spirituelles particulières de tous les prêtres, demandées par le concile Vatican II (Presbyterorum ordinis, § 15-17). [ Retour au Texte ]

20 - L’appel à la vie religieuse (p. 7), document réalisé par la Commission Episcopale de la Vie Consacrée et par la Conférence française des Supérieures Majeures (CSM) et la Conférence des Supérieurs Majeurs de France (CSMF), 2001. [ Retour au Texte ]

21 - Mutuae relationes, § 20. [ Retour au Texte ]

22 - Jean-Paul II, La vie consacrée, § 64. [ Retour au Texte ]